Entretien préparatoire : Philippe Marcelé et L’Écho des savanes

Lorsque je réalise des articles de fond sur un sujet ou un autre, il m’arrive régulièrement de poser des questions à des acteurs directs. Leurs réponses ne sont qu’une source parmi d’autres, mais sont utiles, apportent des éclairages, des informations. Souvent il n’en reste que quelques citations dans les articles, parfois rien. Alors pour en garder mémoire, puisque c’est souvent intéressant, je publie sur ce blog les interviews complètes, il faut bien avoir en tête qu’elles ne sont pas faites pour l’être et sont loin de couvrir des carrières, elles se focalisent sur des points précis. Voici donc un entretien qui me sert actuellement pour rédiger un article sur L’Écho des savanes première période (1972-1982) pour le prochain numéro des Cahiers de la BD. J’ai également interrogé Nikita Mandryka et Martin Veyron.

« Tête, conte philosophique », L’Écho des savanes, n° 16, janvier 1976.

Vous entrez à L’Écho en 1976, j’imagine que vous connaissiez l’origine du journal, en étiez lecteur. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce journal ?
Oui, je connaissais le journal. Je publiais déjà dans Charlie Mensuel poussé par Wolinski. Pour les gens de ma génération qui « entraient » en bande dessinée, encore largement méprisée, des revues comme Charlie ou L’Écho représentaient une bouffée d’oxygène. À la même époque, je découvrais la BD « underground » américaine, Crumb notamment, qui m’a indiscutablement influencé.

Vous débutez avec un récit sur le bien et le mal, y publierez un « conte philosophique », une parenté avec l’esprit très marqué par la métaphysique chère au fondateur Mandryka ?
J’appréciais – et j’apprécie beaucoup – Mandryka. Mais sa « métaphysique » n’a rien à voir. J’avais, et j’ai toujours, des idées politiques et « philosophiques » qui se manifestaient inévitablement dans mes histoires, d’autant, qu’à cette époque, je travaillais presque toujours sur mes scénarii. L’opposition morale du bien et du mal me faisait plutôt rire. Mais ce n’est qu’un exemple. Cependant si mes sympathies et les haines se manifestaient dans mon travail, je n’ai jamais cru à la validité d’un « art engagé ». Je veux dire par là que je n’ai jamais cru qu’il soit possible de convaincre par la BD qui que ce soit. Si l’on veut agir politiquement il faut agir sur le terrain politique, autrement dit, s’engager comme militant. L’activité artistique se déploie sur un autre plan. Mais on peut être actif sur les 2 plans.

L’Écho de cette période est considéré comme un grand lieu d’expérimentation, au management parfois compliqué, de l’intérieur vous sentiez vous libre de tenter des choses diverses ?
Il n’y avait pas de contraintes. J’étais donc parfaitement libre. Mais une de mes histoires pouvait être refusée. Je la portais alors à Charlie. C’était aussi souvent l’inverse. En fait, en allant d’un journal à l’autre, toutes mes histoires ont été publiées. La liberté était donc très grande. Rien à voir avec ce qui se passe aujourd’hui dans la BD « dominante ».

77-82 est à mon sens un vrai beau moment du journal, qui va dans tous les sens avec une certaine furie, participiez-vous à des réunions de rédactions ? Y aviez-vous des amitiés ou inimités ? En bref quelle était l’ambiance de l’écho quand on était un acteur direct ?
Je n’ai jamais participé à des réunions de rédaction. Je restais assez solitaire. C’est plutôt à l’occasion de festivals ou de séances de signatures que j’ai rencontré d’autres auteurs.

Vous collaborez à l’Écho jusqu’à son rachat par Albin Michel en 1982, qui l’ancrera vers un côté cul paradoxalement moins jouissif. Votre œuvre a témoigné de capacités érotiques et pourtant vous ne participez pas à la reprise. Comment avez-vous vécu cette période, ou la regardez-vous désormais ?
Je ne suis pas sûr du tout d’avoir collaboré à L’Écho jusqu’au rachat par Albin Michel, bien que j’aie eu un album édité par Albin Michel, Contes suaves, mais c’était déjà un esprit très différent de la période précédente. J’avais évolué et publié dans Pilote des histoires largement inspirées du cinéma de Fellini.
Je ne suis pas sûr qu’on puisse parler d’érotisme en ce qui me concerne, pas dans le sens où on le dit de Manara par exemple. La sexualité était très présente dans une bande comme Angélique, mais était-elle pour autant érotique ?

Enfin, si jamais il vous semble qu’une chose doit être dite sur l’écho, qui serait important, sur votre vécu en son sein, etc. n’hésitez pas à me donner votre témoignage libre.
Il m’est difficile d’ajouter quelque chose : c’est déjà un passé bien lointain. On peut dire cependant une chose qui me paraît essentielle : l’époque qui a vu naitre Charlie Mensuel et L’Écho (pour ne citer que ces deux revues) a été à mon avis, l’âge d’or de la bande dessinée. La vitalité et la créativité qui se sont exprimée dans cette période n’ont rien à voir avec les platitudes consensuelles qui caractérisent (avec des exceptions bien sûr) l’édition de la bande dessinée aujourd’hui. Je sais qu’on pourra m’accuser d’être « passéiste ». Et pourquoi pas ?
Oui, je pense que « c’était mieux avant ». Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres (santé, enseignement, droit au travail, etc.), on ne peut pas avoir multiplié les coups sans que cela ait eu des conséquences : et ces conséquences sont des régressions profondes. Paradoxalement, la BD est maintenant considérée comme un médium de bon aloi. Je ne le regrette pas. Je suis ravi, en particulier, qu’elle entre à l’université. Pourtant, cette BD domestiquée paraît bien pâle comparée à la BD sauvage et agressive des années 70.

Bonus : À la lecture de vos pages je trouve une parenté forte avec Nicole Claveloux, connaissiez-vous son travail ?
Oui, je connais le travail de Nicole Claveloux et son engagement féministe. Mais je ne la connais pas personnellement. Je ne crois pas l’avoir jamais rencontrée. C’est peut-être dommage.

Entretien réalisé par courriel le 27 juin 2020.

Site de Philippe Marcelé : http://philippemarcelé.com
Marcelé dans L’Écho des savanes : https://bdoubliees.com/echodessavanes/auteurs4/marcele.htm

Image de titre : Couverture de L’Écho des savanes n° 83, décembre 1981.

D.J. Bryant et France Gall en allemand

Durant le confinement, j’ai voulu saluer la politique habituelle des éditions Tanibis, qui mettent de nombreux albums en PDF gratuits depuis longtemps et pas juste sur l’effet d’opportunité. J’ai donc acheté leurs nouveautés : La Vague Gelée, d’EMG, que j’attendais avec impatience (huit ans depuis son premier livre ! J’en ai parlé sur Bodoï) et Cité irréelle, de D.J. Bryant, que je n’attendais pas du tout puisque je n’en avais jamais entendu parler.

En regardant un peu, cet album publié par Fantagraphic en V.O. est plutôt salué par la presse professionnelle et le milieu alternatif, évoquant notamment comme références Daniel Clowes, Adrian Tomine et David Lynch (pour ses films plus que pour sa fameuse BD). Je l’ai lu et c’est une œuvre tout à fait intéressante, certains récits m’ont vraiment embarqué , d’autres moins, mais j’ai été surtout frappé par la page 98.

Soudain, mon cœur se mit à battre la chamade !

Il s’agit d’un extrait du dernier récit, Un objet d’art, mais surtout il s’agit d’une reproduction de Der Computer Nr. 3 , une chanson bien connue de la carrière allemande (moins connue certes) de France Gall lors de son creux de la vague post-Eurovision et pré-Berger. Ceux qui me connaissent savent que j’aime profondément ses chansons d’avant le romantisme doucereux (oui Si maman si est une très belle chanson, je ne le nie pas, je préfère avant c’est tout, je l’expliquerai un jour, j’ai un projet de fanzine). Cette carrière allemande à duré environ de 1966 à 1972, c’est souvent vu comme une période un peu triste, France Gall l’était sans doute, mais les chansons qui en sont sorties me fascinent comme les autres, même si je n’y comprends rien. Der Computer Nr.3 date de 1968 et se veut moderne avec ses impressionnants bruits de boutons électroniques, la version trouvée sur youtube nous montre une France Gall chantant et dansant (en bougeant à peine, comme toujours) sur une scène télévisuelle face à une foule enthousiaste. Le corpus de chansons en allemand en comprend plein d’autres qu’on peut regarder, comme Ein bißchen Goethe, ein bißchen Bonaparte, portrait du garçon idéal, en 1969.

Notez que Claudus1943 a une chaine entière de passages TV incroyables de France Gall, souvent en qualité fort correcte. Complètement fou (comme dirait Yelle pour rester dans le pop francophone).

Bref forcément, voir un Américain citer France Gall en allemand, je suis surpris. D’autant plus qu’il ne s’agit pas exactement du texte de la chanson, mais d’une version mêlant allemand et français, quand celle d’origine n’est qu’en allemand. J’imaginais, je l’avoue, un choix de traduction curieux. Une chanteuse anglophone qui aurait eu un trou de carrière et aurait tourné dans un autre pays et une autre langue ? Mais pourquoi en traduire des bouts ? Puisque le forum bulledair est parfois fréquenté par l’éditeur je l’ai questionné sur ce point précis et certes un petit peu obsessionnel. Et bien la réponse est simple : l’auteur américain a bien cité cette chanson précise, en en traduisant des bouts en anglais. Alors là reste l’autre question, comment et pourquoi un auteur contemporain états-unien un peu hype se retrouve à citer cette chanson ? A-t-elle eu une carrière particulièrement notable en Alaska ou à Seattle où l’auteur a vécu ?

La VO, reproduction de la planche originale qui est d’ailleurs en vente ici si vous avez 1000$ à dépenser pour me faire un cadeau.

A priori il s’agit surtout d’une illustration des nombreuses références pop et jeux de mémoires et mélanges d’influences que l’auteur peut développer. Comme le dit l’éditeur sur le forum : « On pourra trouver (ou pas) dans Cité irréelle des réminiscences du film noir, de Mœbius, de Jack Kirby période romance comics, de Crepax, de Maruo, de la Nouvelle Vague… et donc aussi de France Gall (précisément, sur son blog Sequential Monitor, D. J. Bryant dit avoir découvert les chansons de France Gall… via les BD de Guy Peellaert). »

Sur son blog, D.J. Bryant explique en effet avoir découvert cette chanteuse via un grosse réédition pleine de doc de Jodelle. Anecdote étonnante, car on identifie plutôt les connexions chanteuse pop-Peellaert à Pravda la surviveuse, reprise du physique de Françoise Hardy, mais en effet par un jeu de connexions artistiques et d’époque on peut évidemment tomber sur France Gall. Je ne connais pas très bien les BDs de Peellaert, mais il est vrai qu’il a notamment fait l’entière décoration d’une boite de maquillage France Gall, accompagnée d’une BD en 1967. Un objet rare, que j’adorerai découvrir d’ailleurs, mais plusieurs sources indiquent comme un projet jamais réellement commercialisé (dans son intégralité en tous cas, on trouve parfois la sacoche). Et bon, bon les boites de maquillages ne sont ni les objets les plus collectionnés ni les plus faciles à trouver des années plus tard…. Ci-dessous deux photos promotionnelles de France Gall présentant la boite et le poster-BD à son effigie.

La boite en couleur.
Photographie de Michael Holtz à Paris lors de la campagne de promotion de la boite de maquillage, trace de la page de BD avec France Gall en personnage. On l’aperçoit aussi dans un docu, peut-être est-elle dans l’anthologie consultée par Bryant ?

Enfin, sur son blog, l’auteur détaille son intérêt pour Gall en écrivant « Some of my favorite tracks of hers are Cet air-là, Musique, Der Computer N°3, and Laisse tomber les filles which April March covered as Chick Habit and played at the end of Tarantino’s highly underrated Death Proof. » soit « Certains de mes morceaux préférés à elle sont Cet air-là, Musique, Der Computer N°3 et Laisse tomber les filles, qu’April March a reprise sous le titre Chick Habit et qui passe à la fin du très sous-estimé Boulevard de la mort de Tarantino. » Je suis assez d’accord sur le fait que ces chansons sont très bonnes, j’y rajouterai 24/36, les chansons jazzy avec Gorrager (ha, Y’a du soleil à vendre) ou Avant la bagarre. Bon par contre Boulevard de la mort non, désolé. Mais clairement j’ai des choses à échanger avec ce monsieur autour de France Gall et Cet air-là est vraiment une chanson qui est envoutante et qu’on peut se passer en boucle sans cesse pour entrer dans une transe sixties (sixty six même).

PS : Sur son album Chick Habit April March proposait une reprise en français de la chanson Laisse tomber les filles, et une version anglaise sous le titre Chick Habit , la version Boulevard de la mort semble mixer les deux. En tous cas la version anglophone me semble être une reprise nettement moins classique, notamment dans la voix (qui montre toujours cet aspect fascinant de la différence de nos voix selon les langues).

PS2 : Merveille de l’internet, j’ai reçu le 4 juin ce mot de D.J. Bryant via Tanibis: « France Gall isn’t super well-known in the United States but thanks to the magic of the internet musical tastes are getting less and less based on regionality. I’ve played some France Gall at my day job and had at least one customer who was a Ye Ye fan and recognized it. »