Note de lecture : Je me souviendrai

Dans mon introduction à ce blog j’expliquais ce qui m’avait mené à le créer : la conjonction de ma passion pour la Québec et pour la politique, j’évoquais au passage ma troisième passion – la bande dessinée – en n’excluant pas un mélange de tout ça. En voici la première incarnation avec cette lecture tardive d’un gros collectif publié par La Boîte à bulle fin 2012.

Je me souviendrai – 2012, mouvement social au Québec est un gros collectif lancé à l’initiative de Soulman, dessinateur de BD et designer à Montréal dans la foulée du Printemps Érable. Pour ceux qui l’ignoreraient, on appelle ainsi un ensemble de manifestations et actions qui se sont étendues de février à septembre 2012, près de huit mois de lutte déclenchée par une hallucinante déclaration du gouvernement libéral : augmenter les droits de scolarité universitaires de 75% sur cinq ans, certaines études plus globales (prenant en compte les frais afférents des étudiants) tablant jusqu’à 143%. Huit mois de manif et de grève quasi-générale (surtout à Montréal et à Québec tout de même) dans une province où la tradition n’est pas à la contestation systématique c’est pour le moins impressionnant. L’arrogance et le mépris du gouvernement, qui accumula fautes sur fautes, n’arrangea rien et le conflit s’élargit à une contestation de le corruption généralisée, avec les marches de casseroles, à une remise en cause de l’ordre politique et à la lutte contre la répression policière… Cette grève étudiante – qui était bien plus que ça – a été la plus longue de l’histoire du Québec, et ne s’est achevée qu’avec la chute du gouvernement libéral.

Moment majeur de l’histoire politique récente, il y a eu en cette période une effervescence absolue, où plusieurs revendications se joignirent pour inventer un autre monde. Comme souvent, le bouillonnement idéologique était soutenu par les artistes et nombre de textes, affiches, bandes dessinée ou court-métrages l’accompagnèrent. C’est cet esprit que Soulman a souhaité compiler, non pas pour le figer mais pour qu’une trace reste, que tout ce beau combat ne soit pas oublié. C’est bien la mémoire qui est au cœur du livre, une volonté affichée dès le titre, amusant détournement de la devise nationale. Pour ce faire, les différents travaux ont été structurés par sections, suivant l’évolution du conflit au jour le jour à l’aide d’une chronologie détaillée situant régulièrement les événements.

Le contenu suit cette ligne, en compilant de nombreux travaux réalisés pendant le conflit et publié ici où là ainsi que de nombreux inédits. Évidemment, comme dans tous les recueils les travaux sont inégaux, mais ici encore plus qu’ailleurs cela fait sens : à l’image des militants venant d’univers tous différents et qui soudain se sont rencontrés, ce sont des pratiques très diverses qui se croisent ici, et comme lors du Printemps érable le résultat est beau. Bien sûr il y a quelques dessins pontifiants semblant peu pertinents, mais c’est le passage obligé de toute anthologie et les quelque deux cent cinquante pages sont majoritairement passionnantes : un défi pour le coup relevé par peu de collectifs.

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Parmi les morceaux de premiers choix, citons les extraits des très bon journaux dessinés d’Antoine Corriveau ou de Julie Delporte, Passionrougeman de Philippe Girard, la douceur épistolaire de Miguel Bouchard, l’humour didactique d’Estelle Bachelard, la belle réflexion sur la violence de Nicolas Lachappelle, le texte éclairant du sociologue Éric Pineault, la lucidité d’Adib Alkhalidey, le carré noir de Normand Baillargeon, la douceur (dans ce monde de brutes) de Jimmy Beaulieu ou le rire essentiel de la Banane Rebelle…

Je me souviendrai réussi donc à compiler sans paresse, avec des choix clairs et affirmés, et témoigne d’une vitalité nécessaire et que l’on espère toujours présente, même si les manifestations sont arrêtées. Pierre d’achoppement indispensable pour celui qui s’intéresse aux liens entre artistes et mouvement sociaux, le livre est aussi un tremplin vers les œuvres complètes. Le curieux ira donc fouiner, et est invité à se pencher plus en avant encore sur le journal de grève d’Antoine Corriveau cité plus haut mais aussi sur les collectifs La Hausse en question et Dépasser la ligne dont l’importance pédagogique fut réelle. Il pourra aussi aller voir Je marche à nous, joli court-métrage de Samuel Matteau habilement intégré dans le livre, avant d’aller arpenter les rues en beuglant à tue-tête la chanson d’Anarchopanda.

Je me souviendrai, 2012 mouvement social au Québec
Collectif dirigé par Soulman
La Boîte à bulles, coll. « Contre-coeur »
Automne 2012, 256 pages, 21 €
EAN : 9782849531600
Fiche sur le site de l’éditeur

Crédit images : Couverture du livre par Thomas B. Martin, Extrait d'On est + que 50 d'Antoine Corriveau.