Laïcité : une réforme définitive ? L’exemple français.

Image : Simon Jolin-Barrette, Ministre québécois de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, en charge du projet de loi n°21 : Loi sur la laïcité de l’État. (wikimédia)

La loi sur l’interdiction du pot de signes religieux pour certains fonctionnaires (policiers, magistrats, enseignants…) clive fortement au Québec. La mesure reste a priori majoritaire, et tient derrière un argument : affirmer la laïcité de l’état. Beaucoup rappellent, à juste titre, que la réforme est très mineure comparativement à ce que fait la France depuis un siècle, que tout le monde s’y est fait et que cette interdiction ne pose aucun problème. Certes, mais outre que les histoires ne sont pas les mêmes1, les choses sont-elles réellement réglées « une bonne fois pour toutes » en France ?

La question est rhétorique, on sait que non. Le compromis de 1905 visant à la neutralité de l’état se détériore chaque jour. Je suis fonctionnaire français, à un poste sans autorité, et n’ai aucun souci avec la neutralité religieuse (et politique) sur le lieu de travail. C’est devenu chez nous une habitude, sur laquelle on ne peut revenir, ça ne me choque pas, mais ne me paraît pas non plus nécessaire à exporter partout. Surtout, je constate des dérives constante, faisant déborder largement du cadre initial cette « neutralité ». En effet, la France est loin d’en être « restée là », avec des clivages constamment exacerbés autour de la question de l’islam et du voile (plus que toutes autres religions ou sujet). Il y a des raisons historiques à ça, notamment l’association mentale consciente ou non entre les personnes musulmanes et l’impensé colonial français. Si le Québec n’a pas cette histoire il y a au moins un point commun : en réalité, avant de parler de laïcité il s’agit de traiter un problème supposé avec l’islam.

Comparer la loi de 1905, qui visait à séparer la religion du pouvoir en coupant un cordon multi séculaire de domination politique, à ce qui se joue aujourd’hui est absurde. À Paris comme à Québec, on est très loin de ce contexte. Et on voit bien aux multiples exceptions (jours fériés pour les fêtes religieuses chrétiennes en France, crucifix affichés dans certains bâtiments d’état au Québec…) que le sujet est bien de régler les problèmes — souvent plus d’ordre de la perception que du réel — d’une population dominante avec une population minoritaire, mais visible.

François Legault nous dit donc qu’il fera sa loi, que personne ne reviendra dessus, et qu’on passera à autre chose. Il dit sans doute vrai sur la première partie, la seconde reste douteuse. Et pour le coup l’exemple français est parlant. Dans les années 1990 des polémiques se sont misent à enfler à propos des collégiennes portant le voile. Au nom de la lutte contre l’asservissement de la femme et la manipulation des enfants, et après quelques années de tribunes outrées, la loi a entériné le passage d’une neutralité des fonctionnaires à une neutralité religieuse de toute personne pénétrant dans une école : enseignants, personnels d’accueils, mais aussi élèves et parents d’élèves.

Un glissement du personnels aux usagers : la boîte de Pandore était ouverte. Aujourd’hui, il est très fréquent de voir des familles se découvrir à l’entrée et remettre le voile à la sortie, sans problème. Mais le plus grand effet de cette soi-disant lutte pour l’émancipation a été de développer massivement des écoles confessionnelles musulmanes, sans doute bien plus intransigeantes que l’école publique. Cette interdiction a donc nourri des possibilités bien plus grandes d’entre-soit (en France le mot « communautarisme » est extrêmement négatif) et de risque d’embrigadement que de simplement laisser des enfants venir comme elles sont. De toute façon, si elles sont forcées à porter ce voile, elles iront le porter ailleurs, est-ce bien pertinent de les priver d’éducation publique ? La réponse est évidemment non, mais malgré ce triste bilan il semble complètement impossible de revenir dessus aujourd’hui. Cela mettrait le feu aux poudres de manière instantanée. C’est sur cette expérience que je me dis que, quel que soit le résultat de la loi sur les signes religieux, il sera difficile de revenir en arrière.

Mais c’est aussi sur l’expérience française que je me fonde pour craindre que cela ne règle rien du tout et que la droite identitaire prenne cette victoire pour aller vers toujours plus d’exclusion. Ces dernières années, le président sortant Nicolas Sarkozy a pu dire en campagne que « la priorité des français c’est le halal » et le maire de Beaucaire a imposé un plat unique à base de porc dans les cantines une fois par semaine, quand la tradition était jusqu’ici d’avoir des alternatives proposées2.

L’inventivité en matière d’exclusion des femmes voilées est assez extraordinaire. Ainsi, dans la foulée de cette nouvelle extension, il est régulièrement réclamé que les mamans accompagnant des enfants dans des sorties scolaires enlèvent leurs voiles. Il est aussi régulièrement réclamé que des élèves de l’université se voient aussi interdire le port de signes religieux. Ce alors que les facultés sont historiquement protégées en tant que lieux de liberté et de libres pensées. Cela n’a pas empêché un professeur de droit d’exiger d’une élève de se dévoiler sans quoi il ferait cours nu au nom de sa religion. Jusqu’ici le bon sens l’emporte, mais il y a tout lieu de craindre que ça ne dure pas. N’a-t-on pas vu un maire du nord de la France publier un arrêté interdisant le burkini sur sa commune alors que l’on n’avait jamais vu ne serait-ce qu’un centimètre carré de ces combinaisons dans sa région ? Mais il fallait marquer le coup.

Les sorties scolaires, l’université ou le burkini ont ceci de commun avec la situation québécoise qu’il n’y a aucune plainte ou conflit à l’origine des polémiques. Mais pour rassurer un électorat en perte identitaire, il est bien agréable de taper sur des populations minoritaires qui ont le tort de ne pas être exactement comme nous. La recette fonctionne assurément des deux côtés de l’Atlantique, au moins pour le court terme électoral. Sur le long-terme, il ne reste que la certitude d’exclure profondément une population et de nourrir un ressentiment dont on ne peut que constater avec tristesse la légitimité.

1Le Québec a une histoire d’interculturalisme et de reconnaissance de la diversité qui est très différente de la vision universaliste histoire des républicains français, un universalisme qui tend souvent à acculturer. De l’autre côté le Québec, quoique province membre d’un état sans religion officielle, reste dirigé par une reine qui est aussi cheffe religieuse… Les différences sont multiples.

2Sur ce sujet l’hypocrisie est d’ailleurs totale, les mêmes qui imposent le porc refusant souvent l’alternative végétarienne au nom d’une défense des terroirs alors que cette option réglera tous les soucis religieux potentiels.