Professeure des Universités en philosophie et sciences de l’éducation et titulaire de la chaire Unesco « Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale », Edwige Chirouter explore, de manière dense, progressive et aussi avec beaucoup de bienveillance et sans dogmatisme, la nécessité extraordinaire et surtout, à portée, qu’il y a à philosopher avec les enfants.
S’adressant aux curieuses et curieux et aux professionnel.les de l’éducation et de l’enseignement – mais en tant que toute récente maman, j’en fais par ailleurs une lecture que je sens aussi m’être adressée -, l’ouvrage À quoi pense la littérature de jeunesse ? Des enfants, des questions, des histoires (L’Ecole des lettres, 2025) est une enquête historique et de terrains qui aborde la relation évidente mais aussi curieusement maintenue inouïe, entre l’enfance et la philosophie, qui se révèle et se nourrit par la médiation du livre jeunesse. Avec cette mise sous silence d’une relation pourtant rayonnante, quand l’expérience, – qu’elle soit professionnelle et/ou intime -, montre à l’inverse les grands étonnement et curiosité des enfants devant le monde, je comprends que la pensée est alors, sur ce terrain comme en d’autres, prise au piège d’impensés qui biaisent le raisonnement et, par voie de fait, les enseignements qui peuvent en découler.
Si cette note de lecture n’a pas vocation à proposer une synthèse savante ou exhaustive de ce travail, elle a néanmoins l’objectif de rendre compte d’un regard, en l’occurrence non à ce jour de chercheuse mais de praticienne, formée sur un terrain certes, mais pas encore sur le plan universitaire, aux sciences de l’éducation – le master concerné n’existait pas l’année de mon concours mais je suis très heureuse de prochainement initier un parcours dans ce champ.

Edwige Chirouter, À quoi pense la littérature de jeunesse ? Des enfants, des questions, des histoires, L’Ecole des lettres, 2025
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D’une part d’abord, enseignante de français en lycée depuis un peu + de 10 ans, je me suis souvent demandée à quoi correspondait une littérature dite de jeunesse. De fait dans mes formations et pratiques, le sujet n’est paradoxalement pas vraiment pensé, et ce même si je m’interroge toujours en amont sur les thématiques et les manières de les aborder dans les œuvres ainsi que les difficultés affectives qu’elles peuvent impliquer. De même, si je fréquente les bibliothèques et observe alors les choix de classement qui peuvent être faits dans les rayons et leurs intitulés, il reste que j’ai constaté très tôt que les œuvres que j’étudiais avec mes élèves ne semblaient à priori pas entrer dans les catégories du livre jeunesse[1]. Bien sûr, mes élèves sont + âgé.es, proches de la majorité, donc d’aucuns pourraient me répondre que j’étudie par conséquent avec elleux une littérature pour adultes mais il reste que je pourrais en soi choisir d’étudier de la littérature classée en young adult – en particulier en seconde, où le programme offre encore la possibilité de choisir les œuvres que l’on souhaite étudier en profondeur. Au contraire, sur les œuvres que j’étudie avec mes classes, – si je les envisage volontiers à parts équilibrées, donc un peu moins patrimoniales, + matrimoniales et parfois aussi très visiblement singulières -, un silence sur leur classement, ce qui me faisait déduire à priori que oui, c’était là une littérature sous-entendue pour adultes que je faisais découvrir à mes classes. Or, un premier présupposé lumineux et rassurant pour moi d’Edwige Chirouter, qui précise très tôt dans son ouvrage que la littérature pour la jeunesse est en fait une littérature qui s’adresse aussi à la jeunesse, approche inclusive qui a bien apaisé mes questionnements.
D’autre part, la matière que j’essaie de partager avec mes classes est très souvent pensée dans sa relation conflictuelle avec la philosophie, dont elle constituerait une première étape et qui n’existerait donc pas de manière suffisante et autonome. Si elle peut être perçue comme artificielle, non pas en raison des enseignant.es qui font battre le cœur de la matière mais en raison d’une scolarisation des œuvres favorisée par les programmes[2], elle peut donc aussi être vécue comme un tremplin vers ce qui, l’explique de manière très approfondie Edwige Chirouter, est perçu comme la matière ultime, le couronnement d’un parcours pédagogique obligatoire, – caractéristique qui est un héritage des pensées de Platon et de Kant : l’enseignement de la philosophie. Outre cette hiérarchisation des 2 disciplines, que je trouve déjà en soi très discutable, n’est-ce pas là un paradoxe que ce délai si long alors que les enfants, très jeunes déjà, s’interrogent et expriment leurs questions et étonnement face à ce qui constitue la vie ? C’est là semble-t-il contribuer à accentuer la dimension abstraite de la philosophie et la réserver d’avance comme un trésor hors de portée, ce qui me paraît par définition anti-pédagogique : une méconnaissance peut-être mais surtout à mon avis une condescendance vis-à-vis de l’enfance, vue comme période d’immaturité qui ne saurait donc, à priori, aborder des sujets présumés sérieux. Mais de fait, les enfants nous attendent au tournant et dans la joie, eux qui foisonnent de questions et c’est à l’inverse, à l’avis d’Edwige Chirouter, davantage notre peur et nos propres tabous d’adultes qui font obstacle à des discussions ouvertes avec eux, alors que la fiction est pourtant un médium si porteur.

Nathalie Denizot, La Scolarisation des genres littéraires, 1802-2010, Bruxelles, Peter Lang, coll. « ThéoCrit », 2013
Un malentendu déjà donc, que de croire que les enfants ne peuvent pas se confronter à des sujets inquiétants ou douloureux et en ce sens la spécialiste insiste sur la nécessité d’offrir un espace où exprimer, plutôt que de mettre sous le tapis des sujets difficiles, qui par ce silence, deviennent + angoissants encore pour les enfants comme pour les adultes. Cela m’évoque aussi, d’un regard que je comprends comme parallèle, la confrontation tout à fait bienvenue des jeunes lectrices et lecteurs à des personnages relevant de la catégorie des méchants dans les contes. L’importance de cette confrontation a été plusieurs fois étudiée comme nécessaire à la progression des enfants, par Joëlle Turin ou, + récemment, par Eva Barcelo-Hermant[3]. Il s’agirait non pas par là de servir une pensée, que je trouve assez brutale et conservatrice, qui verrait dans la confrontation à la violence une préparation à la vie dure et ses maux (pour certains simplement potentiels d’ailleurs) à venir mais pour nourrir un goût du frisson qui s’assouvit dans ce type de lecture, mais de cette peur qui, si elle se vit dans la lecture de façon vive, se vit alors aussi de loin, par le médium et la médiation du livre jeunesse, assurant de cette façon un sentiment de sécurité à l’enfant. Aussi, malgré les épreuves vécues par les personnages, de l’importance de proposer une fin heureuse, qui permet de ne pas laisser les enfants apeurés et enfermés dans une fin qui serait alors vécue comme un couperet sur le moment et aussi un traumatisme, s’inscrivant alors dans une durée.

Eva Barcelo-Hermant, Contes de loups, contes d’ogres, contes de sorcières, la fabrique des méchants, Paris, L’Harmattan, 2022
Par ailleurs, si la littérature est pensée comme une médiation pouvant aider à une réflexion philosophique (ce que la spécialité HLP, Humanités Littérature Philosophie, semble bien prendre en compte), l’autrice a à cœur de bien expliquer qu’une œuvre littéraire a une puissance intrinsèque et qu’ainsi, « la littérature n’a pas besoin de la philosophie pour réaliser pleinement [sa] dimension réflexive »[4]. Elle s’appuie là sur la pensée de Paul Ricoeur, qui « assigne au texte littéraire une véritable spécificité spéculative » et qui affirme en ce sens que Mrs. Dalloway illustre moins la philosophie de Bergson que la pensée de l’œuvre elle-même, singulière à Mrs. Dalloway. Cette remarque a vraiment fait l’effet d’un choc sur moi car, si quand je me suis par exemple lancée dans la construction d’un projet pédagogique autour de la bande dessinée je suis vraiment partie de l’idée d’étudier avec les élèves une BD pour elle-même, et non pas comme adaptation d’une autre œuvre relevant d’une littérature + institutionnelle[5], je me rends compte que j’ai dû très probablement penser des œuvres littéraires comme illustrations de pensées philosophiques attribuées à des philosophes.
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De fait, ce que je trouve très ambitieux et aussi très sain dans ce travail de recherche d’Edwige Chirouter est qu’il motive ainsi une prise de conscience de ses propres pratiques d’enseignant.e et de ses propres biais, et que si on en apprend beaucoup sur les enfants, l’ouvrage rappelle aussi qu’on apprend beaucoup avec eux et à leur contact quotidien. De son côté, la littérature a cette merveilleuse capacité autant de créer l’identification que d’instaurer une « distance affective » qui permet d’envisager avec un recul, + apaisé que si l’immersion était proprement intime, les grandes questions philosophiques qui nous animent dès le + jeune âge. A bonne distance aussi l’enseignant, non pas inquisiteur et pourvoyeur vertical de savoir, mais mobilisant une énergie remarquable, qui appelle autant de délicatesse que de savoir et d’ambition, pour créer un espace et aider, non à l’expression d’un relativisme des idées, mais à de véritables dialogues. La joie est de travailler à aider à grandir ainsi que défendre avec les enfants comme retrouver pour soi aussi, le cas échéant, ce goût merveilleux d’explorer et de, pour le moins comme pour le mieux, chercher à comprendre ; et voilà un espoir vraiment tout de joliesse.
[1] Phénomène qui s’éclaire en réalité, car des œuvres ont été, par le passé, pensées pour s’adresser à la jeunesse mais celles-ci ont fait l’objet d’une institutionnalisation qui a, à mon avis, écrasé cette spécificité au profit de la constitution d’un patrimoine
[2] Phénomène qu’étudie Nathalie Denizot dans son ouvrage La scolarisation des genres littéraires, 1802-2010, Bruxelles, Peter Lang, coll. « ThéoCrit », 2013, et assertion qui me rappelle une journée d’étude à la maison de Balzac du 17 juin 2022, qui s’intitulait « Un « je ne sais quoi de romanesque », les enjeux du romanesque balzacien ». Organisée par le groupe international de recherches balzaciennes (GIRB), la journée étudiait entre autres les frictions entre romanesque et réalisme et la très belle communication d’Hervé Goerger proposait à ce titre une lecture renouvelant les réceptions balzaciennes classiques, au sens de étudiées en classe, qui m’a ainsi rappelée que l’école avait créé un « réalisme scolaire » qui correspondrait, non à un mouvement littéraire mais à une « vision pédagogique du monde » (Daunay et Denizot), dans l’objectif, entre autres, de répondre à des exigences morales – avec par exemple l’absence dans les manuels d’enseignement, tout au long du XXe siècle, de La Fille aux yeux d’or, en raison de la représentation qu’elle offre du lesbianisme
[3] Joëlle Turin, Ces livres qui font grandir les enfants, Didier jeunesse, 2008, cité par Eva Barcelo-Hermant dans son ouvrage Contes de loups, contes d’ogres, contes de sorcières, la fabrique des méchants, L’Harmattan, 2022
[4] Edwige Chirouter, A quoi pense la littérature de jeunesse ? Des enfants, des questions, des histoires, L’Ecole des lettres, 2025, p. 26
[5] Même si, de fait, la bande dessinée aussi se patrimonialise