Compte-rendu d’une rencontre avec Eloïse Marseille, 27 janvier 2023 (FIBD)
Entre 12h et 13h le vendredi 27 janvier 2023, à la suite de la très poétique et militante rencontre avec Julie Delporte, et toujours dans ce petit espace décloisonné du Nouveau Monde, les festivalier.ère.s d’Angoulême ont eu l’heureuse opportunité de rencontrer Eloïse Marseille, jeune autrice québécoise, illustratrice, peintre murale et tatoueuse.
La jeune artiste, aux média multi-matières, venait + particulièrement parler, dans le cadre de cette rencontre avec Sophie Gindensperger, de sa 1ère bande dessinée, récemment parue, Confessions d’une femme normale (Pow Pow, 2022). Tissant elle aussi le fil de l’autobiographie, à sa manière propre, pleine de clarté et de jovialité, l’œuvre raconte une relation au corps, cisaillé entre les filets d’une honte liée à la sexualité, et ce que ce tabou crée de solitude en nous plaçant dans un rapport conflictuel à la normalité.
Sophie Gindensperger, qui animait la rencontre, a dans un premier temps proposé à l’autrice de se concentrer sur les objectifs intimes de ses Confessions, qu’elle a interprétées comme une mise à nu de son cheminement amoureux trébuchant. Le concédant volontiers, Eloïse Marseille a alors défini son œuvre comme une expérience d’écriture thérapeutique et libératrice, qui l’aide, – ce qu’elle espère aussi pour son lectorat -, à se construire et se reconstruire affectivement. L’artiste a en effet évoqué à cette occasion les relectures qu’elles avaient faites de ses journaux intimes écrits durant son adolescence et la compassion qu’elle avait alors éprouvée pour son moi passé, émotion qui a nourri chez elle un désir de partager un vécu qui a pu être pesant, et quelquefois aussi, embarrassant, avec quelques expériences sexuelles cocasses.
Cette observation a amené l’autrice à réfléchir à l’inexistence de son éducation sexuelle, qui a fait qu’elle a découvert son sexe à 22 ans. Sans mots usuels pour exprimer, toute jeune fille, ces papillons dans le poupou qui s’éveillaient soudainement en elle, – image que je trouve d’un imaginaire merveilleux et que l’autrice lit comme la preuve de l’absence de cette éducation -, Eloïse Marseille a révélé qu’elle avait alors très tôt accordé au dessin une fonction masturbatoire – fonction aussi précisément, j’ai alors pensé, de langage. L’artiste a par ailleurs regretté qu’en raison de cette absence de transmission des mots, ces apprentissages sexuels si essentiels soient finalement pris en charge par la pornographie maintsream, qui en déplace les réalités plurielles et les enjeux. Expression dont les images gâchent beaucoup la relation d’un individu à sa propre sexualité, cette instance éducative improvisée expose en effet une représentation très violente de la sexualité, à l’inverse d’une pornographie féministe, mais d’une réception + confidentielle et le fait de petites boîtes de production avec une caisse de résonnance à portée limitée. L’autrice est alors revenue sur les injonctions qui avaient pesé sur son regard de jeune femme et ce désir, très fort, mais qui lui venait donc d’ailleurs, d’être par exemple vue comme formant un couple avec son compagnon. Aussi ce regard décentré a-t-il donc dû être déplacé et délégitimé pour permettre l’avènement d’un regard + libre et serein sur ces questions, et qui est un processus toujours en cours.
Ce regard nouveau, à la fois tendre et qui proteste, a amené l’animatrice à aborder conjointement la question des étapes de la création et celle de la réception de l’œuvre, devant ce geste de dénuement lucide et souriant qui s’y exprime. D’abord, Eloïse Marseille a précisé que le 1er ton recherché pendant l’écriture avait été celui de la légèreté, mais que le livre avait finalement pris une autre tournure. Ce moment de la rencontre dit bien pour moi l’énergie intrinsèque des textes, qui est telle qu’ils échappent quelquefois à leurs auteurices en elleux-mêmes, comme pour vivre de leur vie autonome – témoignage délicat aussi à mes yeux, dans le cas de l’écriture autobiographique, d’une progression toujours en cours du moi qui s’écrit. Cette vibration de ce moi qui s’écrit et qui change en s’écrivant se lit aussi dans la construction de ces Confessions, que l’autrice perçoit comme décousue, car elle n’en avait de fait pas du tout prévu la densité. Eloïse Marseille s’est par ailleurs émue de la réception de son œuvre par des hommes : plusieurs lui disent en effet se sentir beaucoup vus dans ses Confessions, ce qui m’a laissée à la fois curieuse et songeuse, surtout après que l’artiste a reconnu qu’elle avait beaucoup de mal à dessiner les garçons, sa théorie étant qu’une intimité quotidienne avec le corps est nécessaire pour savoir dessiner celui-ci. Ainsi donc d’après l’artiste invitée, on dessine mieux les filles quand on est une fille et les garçons quand on est un garçon. Le regard le + émouvant pour moi reste cependant celui de sa mère : Eloïse Marseille était persuadée que celle-ci n’allait pas aimer son livre mais apprendra à la salle que sa mère a en fait été une lectrice enjouée et compatissante et qui a, à l’occasion de la lecture des Confessions de sa fille, pris conscience de tout ce qu’elle ne lui avait pas appris et qui retient de cette œuvre qu’elle aurait aimé être + présente – témoignage là aussi sensible à mes yeux de ce que l’écriture peut permettre de rétablissement de liens que l’on pensait, sinon rompus, du moins, et sans vraiment de bruit pour en appréhender les cassures, ébréchés.
En l’occurrence, demandera en conclusion Sophie Gindensperger, de qui vient ce goût de l’exploration de la sexualité féminine et comment l’autrice invitée tisse-t-elle des liens entre ses.ces univers artistiques ? Place-t-elle par exemple son œuvre sous le patronage de la maîtresse de cérémonie de cette 50e édition du festival, Julie Doucet ? Si elle partage cet entrain dans la découverte d’une intimité féminine et aussi dans la pluralité des approches artistiques, Eloïse Marseille ne pense pas s’inscrire dans le sillage de l’autrice, dont elle ne découvre l’œuvre que depuis peu, et ne pense pas + largement s’inscrire dans une lignée, même si elle reconnaît que cette incapacité à se situer vient sans doute du syndrome de l’imposteur, particulièrement développé chez les autrices. Toutefois, elle reconnaît après réflexion certains modèles inspirants, telles que Cathon, également publiée chez Pow Pow – d’après elle éditeur qui fait vraiment confiance à ses autrices dans leur développement d’une parole singulière -, et Mirion Malle, avec en particulier C’est comme ça que je disparais (La ville brûle, 2020), qui résonne avec une autre très belle rencontre du festival, consacrée à l’enveloppe corporelle dans la bande dessinée féminine. Eloïse Marseille s’est dit aussi pour terminer très impressionnée par les œuvres de Brecht Evens, et + spécialement par son travail de manipulation de l’espace, qui est pour elle un sujet familier, notamment, j’ai pensé, en tant que peintre murale et tatoueuse, approches qui offrent nécessairement des étendues de création très différentes. Eloïse Marseille apprendra d’ailleurs à la salle qu’avec un trait particulièrement graphique et aussi beaucoup d’humour, elle s’essaie à inclure la bande dessinée dans sa pratique du tatouage et ainsi à assurer une continuité entre ces différents espaces de création : une poétique, finalement, d’un peau à peau, qui enseigne et permet une intimité étroite entre les arts, mais qui donne aussi par là même un nouvel espace, et donc apprend, à sa manière, la liberté.
Toutes les images sont extraites de Confessions d’une femme normale, Pow Pow, 2022
Compte-rendu d’une rencontre avec Julie Delporte, 27 janvier 2023 (FIBD)
Entre 11h et 12h le vendredi 27 janvier 2023, 2ème jour de la 50e édition du FIBD, la déjà si fiévreuse ville d’Angoulême accueillait au Forum ouvert et vibrant du Nouveau Monde l’autrice Julie Delporte, artiste française expatriée au Québec aux expressions multidisciplinaires.
Cette rencontre, animée par François Poudevigne, était en particulier tournée vers le dernier album paru de l’artiste, entre autres dessinatrice, graveuse et céramiste, en janvier 2023 pour la France, Corps vivante, et + largement, vers la texture autobiographique de ses créations. Corps vivante a dans ce sens d’emblée été inscrite dans le sillage de Moi aussi je voulais l’emporter (Montréal, 2017) et du Journal de l’autrice, d’abord édité chez L’Agrume (Paris, 2014 – Koyama Press, Toronto, 2013), éditeur de littérature graphique & jeunesse, puis aux éditions Pow Pow (Montréal, 2020), fondées par l’auteur Luc Bossé.
Mi-récit mi-essai qui retrace un moment de la sexualité de l’autrice, « la ligne de [s]on devenir lesbien », Corps vivante continue d’épaissir le trait du Journal, fil de funambule sur lequel l’intime reste résolument politique, – articulation définie à l’occasion de cette rencontre comme proprement féministe -, et ainsi, comprend toujours une part de risque. En l’occurrence, cette couleur militante trouvait pleinement sa résonnance dans cette 50e édition du festival, placée sous le patronage prodigieusement foisonnant et dynamitant de Julie Doucet, définie comme une des premières autrices à avoir dit que le milieu de la bande dessinée était un univers machiste. Cette rencontre avec Julie Delporte a ainsi permis de réfléchir aux relations entre les œuvres autobiographiques de la jeune autrice, situées entre continuité et discontinuité, mais aussi à l’incidence créatrice de ses mères et sœurs dans l’écriture. En effet, Julie Delporte s’est très tôt dans cette rencontre affirmée dans son besoin de récits des autres pour se construire et comme créatrice de livres qu’elle aimerait elle-même lire. Son statut d’autrice n’a donc jamais été très loin dans son discours, de celui, profondément humble et nourrissant, de lectrice – fonction aussi assumée dans le cas de son œuvre par Mirion Malle et l’autrice du Drap blanc, Céline Huyghebaert.
Replaçant Corps vivante dans sa pleine dimension autobiographique, François Poudevigne a d’abord envisagé l’autobiographie, non pas uniquement comme contenant du résultat d’une construction individuelle, mais comme lieu où peut justement se faire cette construction. Aussi la question a-t-elle été pour commencer de savoir si Corps vivante avait participé de cette élaboration personnelle. En l’occurrence, si Julie Delporte a d’abord pensé Corps vivante comme réponse à une volonté d’explication, – alors que les pages de Moi aussi je voulais l’emporter seraient davantage performatives -, l’autrice considère aujourd’hui que le processus d’écriture de cette œuvrea aussi joué un rôle dans sa construction personnelle. + particulièrement, si elle se dit affranchie de cette injonction à être une femme telle que les canons l’imposent, l’écriture de Corps vivante l’a aussi amenée à s’interroger sur son identité queer, comme s’il n’était décidément pas possible d’échapper au sentiment d’imposture. L’écriture autobiographique est par conséquent apparue à l’occasion de cette rencontre, aussi belle que nécessaire, dans sa vertu autant euristique que réparatrice.
C’est alors que s’est posée logiquement la question de la facture de l’œuvre, et en particulier, de son genre et de sa langue. L’autrice a alors défini Corps vivante comme relevant de l’autothéorie, et s’est par là-même située dans la lignée de l’autrice des Argonautes (2015), Maggie Nelson, qui utilise ce mot-valise pour désigner une forme de non-fiction qui mêle autobiographie et théorie critique. Aussi la question de l’accord au féminin dans le titre, qui finit par l’emporter, a-t-elle à nouveau articulé l’intime au politique et au critique. Si cette position militante par la langue n’était pas pensée à priori par l’autrice, celle-ci reconnaît le sens de sa présence, même si ce choix ne trouve pas forcément dans l’absolu le même écho selon les publics. En effet, l’écriture inclusive et épicène avance bien au Québec, à l’inverse de la France, où on sent une résistance, même si Julie Delporte ne perçoit aucune différence marquée entre les réceptions de son œuvre en Amérique du Nord et en Europe.
François Poudevigne a ensuite interrogé ce paradoxe de l’œuvre, qui écrit sur la violence tout en relevant d’après lui d’une écriture de l’équilibre et de la sérénité : a-t-il donc fallu négocier avec la colère ? Si elle affirme que l’écriture s’est développée sans colère, Julie Delporte a conscience que le discours familial a amuï sa parole, qu’il s’est alors agi avec cette œuvre de réinvestir pour pleinement la faire vibrer. Il demeure que c’est non lors de l’écriture mais lors de la relecture de son texte qu’elle s’émeut de ce qu’elle a vécu et qui fait qu’elle pense beaucoup à la réception de ses œuvres, qu’elle souhaite bénéfique et thérapeutique. Cette réflexion sur une reconquête nécessaire par la langue et la voix a été l’occasion de référer à la réflexion de Monique Wittig sur le male gaze, qui évoque le fantasme masculin du lesbianisme comme l’ultime récupération car fait d’une invasion par les hommes d’un lieu où ils ne sont précisément pas. Il s’agit donc avec cette œuvre de récupérer et un espace et un corps.
Cette réappropriation du corps et de sa vitalité propre s’est aussi nourrie au sein d’un travail graphique qui pourrait être dit d’absorption. En effet, Julie Delporte avait d’abord commencé pour Corps vivante à dessiner des tissus, à mon avis motif à même d’exprimer la porosité des matières qui s’imbibent, comme c’est le cas de la langue, nécessairement imprégnée et nourrie d’une position face au monde. Finalement, Julie Delporte a fait le choix de redessiner des photographies, en particulier beaucoup de paysages et de végétaux, et ne savait pas vraiment quelles images iraient avec quels mots. L’autrice voit ainsi dans Corps vivante un film expérimental, inattendument performatif, dans lequel les mots agiraient comme une voix off. La reconquête du corps par le végétal est passée + spécifiquement par l’emploi d’un certain type de crayon, très gras et sensuel, qui apparaît à l’autrice comme un corps dans le dessin. Aussi, si son Journal développait l’esthétique du carnet en se fondant sur la pratique du collage, Corps vivante est le fait d’une autrice + confiante dans sa capacité à dessiner et la capacité de son œil à regarder le monde et appréhender le vertige prodigieux de ses détails, et + avancée encore dans sa reconstruction individuelle.
Profondément soucieuse de la réception que l’on peut faire de son œuvre, Julie Delporte apprendra à l’audience à la suite d’une question posée par une auditrice, que c’est parce qu’une enseignante ne pouvait pas faire étudier à sa classe Corps vivante, une œuvre sans pagination, qu’elle a finalement décidé d’y introduire cette convention pour en permettre l’étude. Ainsi donc, si Corps vivante rompt quelque peu avec l’esthétique du carnet et de ses traces de doigts et de scotch caractéristiques du Journal et de Moi aussi je voulais l’emporter, l’œuvre porte malgré tout l’empreinte de ses lecteurices et reste donc, elle pourtant déjà si intensément créative, un drap blanc à toujours sculpter et graisser de couleurs, pour reprendre, chacune, et dire le corps qui nous appartient.
Toutes les images (hormis le bandeau au centre avec les couvertures) sont extraites de Corps vivante, Pow Pow, 2022
Compte-rendu du SoBD 2022 (du 2 au 4 décembre 2022)
Benoît Vidal, Pauline à Paris (FLBLB, 2015)
Voilà, c’en est fait, je peux le dire : je ne suis plus une profane aussi neuve ni gousse de vanille aussi fraîche qu’en décembre dernier. Quelle curieuse expérience que faire ce SoBD 2022, 1er festival BD, créé par Renaud Chavanne, que je refais et qui me fait vivre la si vive et singulière poésie de la première deuxième fois ! Où j’ai des papillons dans la tête et dans le ventre, sans être bien certaine de les avoir apprivoisés, où je continue de construire, à partir d’un socle doucement élaboré, sans rapport nostalgique, toujours éveillée et la curiosité toujours engagée, mais avec des questions qui s’ajoutent et s’amoncellent joyeusement les unes sur les autres, comme des murs, des fenêtres, qui se dressent, se nourrissent de matériaux neufs, qui se mêlent aux premiers, et se déplacent dans les pièces au gré des ouvrages rencontrés et donnent à la construction d’ensemble une profondeur et une cohérence constamment renouvelés.
Dès le vendredi, avec Irène, co-promeneuse attentive et bienveillante, je parcours les stands, les yeux ouverts mais lointaine, une peu dilettante, car j’aime à goûter les lieux et m’imprégner de leur saveur avant d’engager ma pleine et rigoureuse attention. Je me souviens alors de la première dédicace de bande dessinée que j’ai obtenue, en décembre 2021, dans ce même salon, par un certain Martes Bathori, dont Hoïchi le sans oreilles et autres histoires de fantômes japonais m’avait tout de suite frappée quand je l’avais vu sur le stand de cette maison d’édition dont je sais maintenant prononcer le nom. Le dessin, l’univers, m’avaient interpelée, mais aussi le lien avec un projet que j’avais engagé en 2016, d’explorer les cultures et littératures japonaises. C’est que, si j’aime à partir à l’aventure telle une Don Quichotte convaincue, j’aime à le faire avec une ancre pour tisser du lien et des ponts entre les mondes que je découvre. En errant donc dans les allées, je m’arrête au stand d’Adverse, dont je ne vois pas le nom tout de suite, alors qu’avec Atrabile, Cambourakis, The Hoochie Coochie, c’est une maison d’édition dont les choix me parlent. Et, pendant que mon amie discute avec l’auteur présent, un certain Jérôme LeGlatin, – que j’avais déjà rencontré au festival de Colomiers en 2021 mais ça, je ne le savais pas encore -, mes yeux tombent sur Polyphème, bande dessinée que mon ancien camarade et désormais collègue, François, commissaire d’expo et modérateur à Colomiers, m’avait montrée en novembre 2021, et je m’étais alors dit « wha, mais ça me plaît ça, c’est ça que je veux ! ». Je réserve donc mon exemplaire auprès de l’auteur, auquel je demande une dédicace, et nous fixons un rendez-vous pour le dimanche, puis je me remets en marche, souriante et avec un cœur vibrant, tout au bord des yeux. C’est que je reprends mon souffle car sais que je me prépare à un week-end qui s’annonce riche d’émotions et d’apprentissages.
C’est très justement ce qu’il sera.
*
La journée du samedi était consacrée aux « Pratiques traditionnelles » et « nouvelles manières » de faire de la bande dessinée.
La première table ronde, modérée par Marius Jouanny, – journaliste spécialisé et co-fondateur des éditions Azimut basées à Angoulême où celui-ci publie des fanzines en romans-photos -, envisageait le roman-photo comme une des formes de la bande dessinée. Cette rencontre réunissait Benoît Vidal, auteur de Pauline à Paris (FLBLB), une création située à mi-chemin entre la BD et le roman-photo, Bruno Léandri, auteur de photo-bandes dessinées pour Fluide Glacial, et Jan Baetens, auteur d’un ciné-roman photo et d’une étude Pour le roman-photo publiée en 2017, et inscrite depuis sur ma liste d’ouvrages à lire ! Tout de suite, je comprends que la table ronde et la journée seront toute tournées vers les formes pensées mineures et leur rapport à un patrimoine installé.
Dès l’ouverture de la table ronde, les questions qui se posent sont celles de la situation du roman-photo aujourd’hui, comparée à celle vécue par la bande dessinée dans le dernier tiers du XXe siècle, du potentiel créatif de ce médium méconnu et des motivations des intervenants : comment expliquer le choix d’une forme mineure, et ce en dépit des stigmates et des clichés qui lui sont associés ? Benoît Vidal a tout de suite célébré la grande plasticité du médium, prenant le contrepied du préjugé qui cantonnerait cette forme à l’humour et à la romance à l’eau de rose – que j’aime aussi, et donc l’argument me fait esquisser un sourire gêné, mais bref, passons ! Ainsi selon lui, le médium serait sous-exploité. Jan Baetens a de son côté immédiatement proposé un autre éclairage au sujet, car pas de stigmates marquant cette forme en Belgique d’après lui, où le roman-photo est perçu comme un médium légitime. L’intervenant défend ainsi une approche affranchie de plusieurs présupposés : selon lui, roman-photo et humour seraient incompatibles et le roman-photo ne serait pas une sorte de bande dessinée. Les deux présentent des traits communs bien sûr, comme la mise en page et les bulles, mais ceux-ci lui apparaissent comme des traits superficiels. Bruno Léandri a défendu lui aussi une approche différente en définissant le roman-photo comme une forme disponible pour accueillir une incapacité à dessiner. Le médium serait alors choisi par défaut, regard qui est l’occasion pour lui de rappeler la figure tutélaire de Gotlib, qui voulait justement faire du roman-photo une des variantes de la bande dessinée.
Jan Baetens, Pour le roman-photo (Les impressions nouvelles, 2010)
Les hypothèses de lecture se succèdent donc dans leurs contrastes et Benoît Vidal en est venu, à rebours, à interroger les implications sémantiques du mot composé, perçu légitime en ces lieux, de « bande dessinée ». Ce corps à deux têtes présupposerait en particulier la présence du dessin tandis que d’après lui, la bande peut tout à fait se suffire et il saisit alors cette occasion pour distinguer la bande dessinée de la littérature illustrée, où les mots coexisteraient avec le dessin, mais aussi, le dirigeraient. Forme singulière et évacuée par beaucoup de libraires, – et, le modérateur le rappelle, absente du concours Jeunes Talents du Festival d’Angoulême -, car jugée difficile à classer, tout le temps un peu à la marge, le roman-photo rayonne pourtant mais aussi, de fait, par sa densité. Il permettrait en effet la rencontre entre le cinéma et la matérialité du livre imprimé et se distinguerait par sa formidable capacité à favoriser l’identification du lectorat aux personnages (Jan Baetens). En particulier, il serait apte à accueillir l’humour et l’absurde anglo-saxon, qui en ferait une sorte de « cinéma pour pauvres », – exception faite du son -, et un exutoire pour les dessinateurices désireux.ses de s’affranchir des cases, à l’exemple de Jean Teulé, qui retravaillait graphiquement les photos qu’il faisait (Bruno Léandri).
Dans un regard non pas linéaire mais qui circule avec souplesse dans cette chronologie du roman-photo, la table ronde s’est ouverte pour terminer sur l’affirmation d’un désir de légitimité, de l’espérance d’un avenir du roman-photo pour le documentaire, le reportage et le témoignage, et d’un désir pas si secret de voir créer un prix du roman-photo ; et, pour se souvenir autant que pour se tourner vers ce futur inspirant, les voix présentes ont rappelé les balbutiements de cette forme : Nadal, la publicité pédagogique sous forme de romans-photos pour le placement de produits (je l’ignorais à ce moment, mais c’était là une stimulante projection vers la 3e table ronde de la journée), le ciné-roman des années 80, Marie-Françoise Plissart et son Droit de regards, références non pas issues d’une frange mineure selon Jan Baetens mais bien d’un patrimoine culturel oublié. C’est ce dont a témoigné cette référence au Club Dorothée magazine dans les années 90, évoquée par une auditrice, qui comprenait des captures d’écran des séries avec des bulles, mais précisément échappée de la mémoire collective de cette petite salle 2 de la Halle des Blancs Manteaux.
La mémoire collective et le désir de légitimité sont des enjeux qui ont également infusé la 2e table ronde de la journée, qui portait sur le manfra et le global manga. Modérée par Florian Rubis, commissaire d’exposition, journaliste et chercheur, la rencontre a fait échanger Robin Jolly, éditeur chez Glénat qui développe une ligne de récits de genre ou hybrides (BD/Manga) d’auteurs nouvelle génération, Hervé Brient, éditeur de Tezuka et créateur de la revue Manga 10 000 images sur la BD japonaise, et Richard Marazano, scénariste de nombreuses bandes dessinées hybrides internationales réalisées avec des auteurs chinois ou vivant au Japon.
Le 1er projet de cette deuxième table ronde a été de chercher à définir les termes qui allaient jalonner cette rencontre. Au sein des 2 autres courants de la bande dessinée, le comics américain et la BD franco-belge, de nombreux.ses dessinateurices ont adopté un ou plusieurs des caractères formels dont on crédite généralement le manga, littérature dessinée originellement d’expression japonaise dont le succès est aujourd’hui international. On parle ainsi, à l’échelle planétaire, de global manga, tandis que des néologismes ont été inventés pour désigner des formes locales, comme le manfra pour les mangas d’expression francophone.
Hervé Brient s’est dans un premier temps attaché à inscrire l’origine du manfra dans le milieu du fanzinat des années 90 avec des amateurices d’œuvres japonaises, dont certain.es sont passé.es pro chez Glénat et Delcourt. Cette forme connaît ses débuts en 2005 et se caractérise d’abord par son petit format en noir et blanc. Les premiers manfras, rappelle Hervé Brient, ont été des échecs commerciaux, leur principal défaut d’après une frange du lectorat étant qu’ils ne venaient pas du Japon, mais les mentalités ont tout de même fini par s’assouplir. Le global manga quant à lui est une bande dessinée qui aspire à ressembler à un manga, mais dans un contexte occidental ou hors asiatique, et développant un style semi-réaliste néoténique (j’ai dû chercher ! Donc, ayant rapport à la néoténie, qui a l’apparence d’un nourrisson. Les joues pleines, les grands yeux, sont des caractères néoténiques) et dont l’éditeur doit être professionnel.
Les intervenants se sont ensuite attachés à réfléchir aux codes de cette forme extraordinairement mondialisée : d’après Robin Jolly, les 1ers mangas publiés n’ont pas implanté de codes, qui sont en réalité venus de l’animation, et l’intervenant a alors inscrit tout de suite les origines du médium au cœur de la notion de transmédialité – notion qui avait justement parcouru la première table ronde consacrée au roman-photo. Ce point de vue sera complété par celui d’Hervé Brient, qui a mis en avant la contribution de Tezuka dans la construction et l’imposition d’une grammaire graphique spécifique. Richard Marazano, dans la continuité de cette question du lien, a + particulièrement réfléchi aux relations entre manga chinois et japonais, et a dans ce cadre défini le manga japonais comme source, tandis qu’Hervé Brient a davantage insisté sur la spécificité des codes des mangas chinois et coréens – et avec, en Chine, des lignes éditoriales différentes puisque le manga, déjà, y est en couleurs. Cet échange a été l’occasion pour Robin Jolly d’évoquer la série qu’il a lancée, Banana Sioule, pour laquelle il n’utilise pas de terminologie différenciée : celui-ci aime en effet envisager cette œuvre comme bande dessinée hybride, marquée qu’elle est par un fort syncrétisme culturel. De même, pour Richard Marazano, qui s’est défini comme nourri au franco-belge, le manga japonais ne correspond pas à un style à une voix et l’intervenant défend en l’occurrence une vision beaucoup plus large qui repose sur la reconnaissance des relations entre différentes cultures, avec l’exemple de Taniguchi défini comme très influencé par Moebius.
Osamu Tezuka, Astro Boy (Kana, Tome 6, 2012)
Parler des innutritions respectives a nécessairement conduit les intervenants à réfléchir aux réceptions, individuelles comme collectives, des mangas. Richard Marazano est ainsi revenu sur sa prime expérience de lecteur de mangas : s’il était d’abord réticent en raison d’après lui d’une similitude graphique dans les traits des personnages qui l’empêchait d’accéder à cet univers, il a toutefois reconnu la part d’artifice qu’il y a à se concentrer sur les codes dans la pratique de la lecture. Robin Jolly a de son côté approché la réception par le rapport à la couleur, qui toucherait davantage d’après lui les lecteurices de bande dessinée hors manga.
Michaël Sanlaville, Banana Sioule (Glénat, tome 1, 2022)
Cette remarque de l’intervenant m’a immédiatement renvoyée à ma propre expérience de jeune exploratrice et déterrée de fraîche date du 9e art, qui en est au stade de la découverte d’un certain franco-belge, – et pas du tout encore du manga -, et je me percevais jusqu’à il y a quelques mois encore comme une lectrice très sensible à la couleur. Mais la fréquentation de bandes dessinées en noir et blanc et la rencontre avec le mangaka canadien Michael Nicoll Yahgulanaas à la médiathèque Jacques Kerchache du Quai Branly en septembre dernier m’ont démontré que mon rapport à la couleur était plus ambigu que je ne le pensais. Le mangaka invité au musée est en effet connu pour être le créateur du manga haïda, en couleurs et qui mêle le genre du manga au style graphique de l’archipel du Pacifique Nord de Haida Gwaii, dont il est issu, et je me suis rendue compte lors de sa communication que, plus qu’un goût de la couleur dont je croyais qu’il me caractérisait, j’étais sensible aux densités des textures et leurs contrastes ainsi qu’aux jeux de déséquilibre entre un statisme imposant et la vitalité d’un mouvement dans le dessin mais aussi dans la construction des cases et de leurs rapports entre elles.
Michael Nicoll Yahgulanaas, Red : a haida manga (2010, extrait)
Pour en revenir à la table ronde et pour terminer sur cette question si riche des réceptions, Hervé Brient a tenu à rappeler le fait que, contrairement à certaines idées reçues, il n’y avait pas eu d’envahissement, par le Japon, à l’international. C’est précisément l’inverse qui se serait produit qui est qu’étant donné le très grand succès de la création au Japon, des maisons d’édition locales sont allées chercher les auteurices des styles représentés dans l’archipel, mais qu’il n’empêche que l’hybridation s’est faite et continue de se faire dans tous les sens, spécificité rendue en particulier notable par le numérique – remarque qui aura aussi permis de se projeter vers la dernière table ronde de la journée. Quoi qu’il en soit, si réception hostile au manga il y a eu au départ, aujourd’hui le rayonnement international de cette forme peut sembler si puissant que beaucoup d’auteurices européen.nes se sentent menacé.es par ce leadership. Robin Jolly a alors évoqué la récente affaire du Pass Culture, qui a soulevé une réticence à l’Assemblée nationale : ces jeunes générations qui, avec ce pass, risquent de se procurer des mangas ou comment encourager la jeunesse à fréquenter une part non institutionnelle d’une sous-littérature encore objet de bien des mépris. Bigre, message bien reçu en tout cas de la sous-sous enseignante que je suis ! Au-delà de cette affaire que je trouve quand même assez douteuse et qui peut faire sourire, Richard Marazano a rappelé l’identité solidement littéraire de la France et de la Chine, qui font encore à ce jour des mots le seul vrai patrimoine littéraire installé – justement à la différence du Japon, qui a un rapport plus récent à l’écriture d’expression japonaise. Cette réflexion sur les réceptions a soulevé une question au sein de l’audience sur la perception des auteurs occidentaux qui font du global manga et sur leur manière de s’envisager en auteurs de bandes dessinées ou en mangaka, ce à quoi les intervenants ont répondu en insistant sur la diversité des postures (cette question m’a beaucoup interpelée et j’aimerais bien compléter ces recherches de mon côté).
Pour terminer, les intervenants ont été invités à réfléchir à l’avenir de la bande dessinée et à l’incidence potentielle du global manga sur celle-ci (la dissociation est faite donc, au moins pour partie). Pour Robin Jolly, il conviendrait de développer cette hybridité, à même de renouveler les canons du franco-belge, tandis que pour Hervé Brient, c’est l’incertitude qui prédomine : tout dépendra de l’évolution des goûts des jeunes publics, avec le webtoon par exemple, qui sera justement au programme de la 4e table ronde de la journée.
La troisième table ronde, intitulée « Les banques de données de BD improbables » a continué d’interroger le rapport d’une littérature dessinée à un répertoire institutionnel d’œuvres, à la fois très probable et très improbable. Modérée par Philippe Morin, éditeur chez PLG et notamment de la collection Mémoire vive consacrée aux études sur la bande dessinée, la table ronde rassemblait Jean-Paul Jennequin, auteur, éditeur, traducteur, spécialiste de la small press anglo-saxonne et animateur de la revue LGBT BD, et Hugo Benavente, alias El Chico Solo, professeur d’arts plastiques et auteur de fanzines.
Qu’est-ce qu’une bande dessinée improbable ? Voici la question sur laquelle s’est ouverte cette troisième rencontre. Expression créée par Benoît Barale, de son nom d’auteur BSK, auteur de la BD La Bande dessinée ou comment j’ai raté ma vie (2018), celle-ci désigne des albums, que l’on trouvait beaucoup dans les années 70-80, pas forcément assumés par des auteurs-dessinateurs. A partir de cette définition nécessairement très stimulante pour une auditrice curieuse des formes marginalisées et marginales, la table ronde s’est construite comme un parcours de Poucette, caillouté d’exemples éclairants et tous d’une familière étrangeté. Le cortège foisonnant de références a été initié par Philippe Morin, qui a évoqué pour commencer le cas de La Lettre à Christophe, bande dessinée des années 70 à vocation pédagogique qui visait à expliquer les codes postaux : on suivait alors le parcours d’une lettre avec la camionnette des PTT. L’éditeur cite encore l’exemple, dans les mêmes années, de la bande dessinée Naître femme aujourd’hui, qui traite le sujet très technique de l’examen vaginal dans l’objectif de vendre des serviettes hygiéniques et celui de La Cuisine, les tours de main, par Anne-Marie Pajot et Roland Garel, guide culinaire pratique, à côté d’autres spécimens touche-à-tout, vrillant du bricolage à la congélation. Immédiatement, le regard porté par le modérateur sur cette littérature dessinée circonstanciée se distingue par sa tendresse, sensible qu’il est à la poésie à la fois inattendue et inhérente à la maladresse de ces créations. Par ailleurs, l’éditeur de PLG a très vite mis en avant le lien qu’il y a d’après lui entre bande dessinée improbable et bande dessinée auto-éditée car il s’avère très souvent que les auteurices recalé.es par les maisons d’édition s’auto-éditent et imitent, pensant trouver une légitimité dans les cœurs du lectorat, les auteurices traditionnel.les et le format de leurs œuvres. Cette réflexion m’a renvoyée à mon parcours de seiziémiste et à cette littérature bleue dite de colportage, qui imite les œuvres d’une littérature publiée et patrimonialisée, mais défend un rapport + étroit et, à mon avis, reconnaissant la et de la diversité des lectorats.
Pour terminer, Hugo Benavente et Jean-Paul Jennequin ont été invités à faire part de leurs expérience et expertise en la matière, et le premier a en particulier insisté sur l’extraordinaire dynamisme de cette littérature et de la communauté vivante et protéiforme qui lui est associée – et qui sera un sujet essentiel de la 4e table ronde consacrée aux webtoon. Le second intervenant a quant à lui davantage insisté sur la réception et les questions que soulève cette expression de « bande dessinée improbable » car en l’occurrence, même s’il accepte ce terme d’ « improbable », n’importe quelle BD peut être l’improbable de quelqu’un et ainsi la définition de l’expression change selon le visage et la distribution des bibliothèques personnelles. Ainsi selon Jean-Paul Jennequin, une bande dessinée est improbable tant qu’elle n’est pas devenue très probable. Cette approche a fait écho pour moi au point de vue de Borges, cher à la thèse des bibliothèques mouvantes et infinies, avec laquelle les livres se déplacent sur les étagères et ont une incidence sur les livres dont ils fréquentent le dos, la 1ère et la 4e de couverture. L’intervenant cite l’exemple des albums souvent distribués gratuitement dans le cadre de campagnes de prévention adressées aux adolescent.es et celui des paraboles de Jésus, très vendus aux Etats-Unis, avec le cas représentatif de la série The Crusaders, qui montre tout le paradoxe que constitue cette littérature : certes, un patrimoine bien ancré mais non reconnu (réalité évoquée dans la table ronde consacrée aux romans-photos) et qui intègre une violence que l’on ne retrouve que dans les bandes dessinées underground. Warrior Nun Areala, comics qui met en scène un ordre de nonnes guerrières subordonné à l’autorité du Vatican, le furry porno avec Genus, le furry porno gay avec Genus Male, et Nash, avec plus de 90 numéros, autant d’exemples révélateurs de la frontière mouvante et ténue qui sépare l’improbable du finalement très probable. Aux curieux.ses du sujet a été chaudement recommandé l’ouvrage de Richard Graham, Government issue, comics for the people, 1940s-2000s (2011), qui recense et expose les comics officiels publiés par les agences du gouvernement fédéral pour diffuser les récits souhaités au plus grand nombre.
Enfin, cette première journée, déjà merveilleusement inspirante, s’est achevée sur une 4e table ronde consacrée aux « webtoon, webcomics, et nouvelles BD numériques » et était modérée par Irène Le Roy Ladurie, docteure en littérature comparée dont la thèse porte sur le motif de la caresse dans l’écriture de l’érotisme en littérature et bande dessinée et rédactrice en chef adjointe du site Neuvième Art. La rencontre réunissait Gaëlle Kovaliv, co-directrice de BDFIL, festival de bande dessinée de Lausanne, – que la spécialiste co-dirige avec Léonore Porchet -, et doctorante qui étudie les conditions de production et de réception des bandes dessinées francophones nativement numériques, Camille Martinez, spécialiste de la popularisation de la bande dessinée asiatique et des nouveaux modes de lecture, et Wandrille Leroy, pionnier de la BD numérique en France et fondateur du festival berlinois Comics über Berlin.
Le projet de cette 4e table ronde a d’abord été de définir le webtoon, ce qui n’a pas été une mince affaire. Le portail web coréen Daum a créé une plateforme de webtoon en 2003 et, si selon Camille Martinez, il s’agit d’un genre très codifié en Corée du sud, plus proche des séries animées, la spécialiste différencie cette approche de l’emploi du mot en France, où le webtoon correspondrait davantage à un format de BD vertical qui se lit sur téléphone. C’est sensiblement le même point de vue qu’a défendu Wandrille Leroy, pour qui le webtoon est une BD pour téléphone, une BD scrollée, « en ascenseur », même si l’intervenant précise qu’il travaille sur des webtoon adaptés en papier – sujet sur lequel la table ronde reviendra. Gaëlle Kovaliv a de son côté insisté sur le mode de diffusion propre au webtoon, très rythmé, et la modératrice, soucieuse de faire dialoguer les voix, a alors réagi au paradoxe qui fait que le webtoon revêt dans l’imaginaire commun l’apparence d’une création très immédiatement accessible. L’approche du médium dépend ainsi de l’origine du regard porté sur lui, nourri à des postulats et pratiques culturels différents.
Dans un second temps, les intervenant.es ont été invité.es à interroger la singularité du webtoon par rapport au webcomic, qui a pu être perçu, en dehors de cette table ronde, comme une forme plus ancienne à laquelle rattacher le webtoon. Gaëlle Kovaliv a interprété cette lecture comme une tentative un peu risible de légitimation. La légitimité du webtoon trouverait selon la doctorante son explication, non uniquement dans le succès de son contenu, mais aussi dans la fabuleuse vitalité des réactions et commentaires qui donnent une longévité à la présence de la communauté sur la plateforme. C’est aussi en ce sens que s’est positionné Wandrille Leroy, pour lequel le webtoon se distingue surtout par sa dimension de réseau social, d’auteurices à lecteurices et vice versa, et au sein même du lectorat, tandis qu’auparavant, chacun.e pouvait bien sûr alimenter sa plateforme, avec l’exemple des blogs, mais celle-ci relevait évidemment d’une micro-structure à portée limitée. La dimension communautaire est donc apparue assez neuve, productrice de nombreuses rencontres entre lecteurices/commentateurices de webtoon, singularité qui génère de la lecture dans la lecture d’après Wandrille Leroy, point de vue partagé par Gaëlle Kovaliv. D’après les deux intervenant.es, cette place de la communauté pousse nécessairement à réfléchir au rôle du lectorat dans la construction d’un récit car celui-là donne de fait son avis sur les œuvres en commentaire.
La table ronde s’est ensuite, de manière attendue, positionnée sur la question, intensément sensible en France, du rapport au papier. A ce titre, Camille Martinez a insisté sur le fait que la France se distingue très nettement sur le sujet en défendant un rapport intime au papier, qui étonne beaucoup d’après elle en Asie – observation qui m’a renvoyée à une remarque sur le sujet durant la 2e table ronde de la journée consacrée aux manfra et global manga, et aussi dans la mesure où Wandrille Leroy et Gaëlle Kovaliv ont respectivement envisagé le webtoon comme simili-manga et proto-manga. Quoi qu’il en soit, le premier précise qu’il travaille justement sur des webtoon adaptés en papier, démarche qui prend donc le contrepied du processus d’adaptation canonique (du papier vers un autre médium) dans un regard français porté sur le webtoon – et cette précision qu’il fait s’accompagne au passage d’une réflexion sur la couleur dans le webtoon numérique : le blanc sur écran fatigue les yeux, ce qui explique d’après lui que de plus en plus de webtoon se déclinent sur un fond noir. En tout cas, la France est connue pour avoir développé une grande culture du livre, qui bénéficie d’un soutien et structurel et politique. Pour le livre, d’après Wandrille Leroy, l’imprimé est un passage incontournable pour acquérir une légitimité, voire, une sanctification. Gaëlle Kovaliv a alors réagi en citant l’exemple du festival de bande dessinée de Lausanne, pour lequel la question des dédicaces de webtoon et de leurs modalités se pose, et la doctorante a démontré ainsi la prise en compte particulièrement vive, par le BDFIL, de questionnements étroitement contemporains. Cette réflexion collective sur le support a conduit la modératrice à interroger la relation du webtoon à la notion de transmédialité : le webtoon peut-il prendre la forme, par exemple, d’une œuvre impliquant une ambiance sonore enrichissant sa sémantique ? Cette question m’a rappelé la découverte que j’avais faite à ce même salon l’année passée de la maison d’édition Patayo et de l’œuvre Fantaisie ordinaire de Kwong-Shing Lau et Victor Butzelaar, qui ne relève pas du webtoon mais dont le dessin s’accompagne d’une partition page après page à jouer ou écouter à partir d’un QR code, et qui se meut au rythme de la marche des personnages. Quoi qu’il en soit, selon Wandrille Leroy, le webtoon est une œuvre conçue pour être lue en 5 minutes et donc ne saurait impliquer de fioritures, y compris transmédiatiques. Camille Martinez est alors intervenue pour nuancer ce discours au moyen du modèle coréen, connu pour être plus long et ainsi probablement plus apte à accueillir une protéiforme, même si l’objectif assumé demeure celui d’accrocher rapidement le lectorat.
La table ronde a pour finir abouti sur une question d’un auditeur portant sur l’évolution du webtoon : peut-on envisager un changement de contenu étant donné que le webtoon est lu par les générations nées avec le numérique et qui vont elles-mêmes évoluer ? Camille Martinez a à cette occasion alerté sur une ambiguïté dans le rapport au dessin, d’après elle propre à la France, qui cantonnerait celui-ci à la littérature jeunesse. A l’inverse en effet, la spécialiste a insisté sur la particularité du webtoon coréen, d’un érotisme volontiers explicite, et qui ainsi, ne présente pas nécessairement, à proprement parler, un contenu jeunesse. La question de la métamorphose de la forme ne pourra ainsi être observée qu’au fur et à mesure de l’avancée des générations nativement numériques vers l’âge adulte.
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Dimanche, 2e jour.
A nouveau, me voilà lancée, cotillon de mille couleurs au bout d’un cornet, et je parcours, d’un regard un peu plus pénétrant, les différents stands et commence à m’engager plus consciemment entre les allées, à envisager les emplettes à venir, que j’ai appris à laisser pour le dernier jour des festivals – c’est que j’essaie d’être un peu raisonnable, même si mes efforts sont sans doute à ce titre plus touchants qu’efficaces. Je rejoins comme convenu l’auteur avec lequel j’ai pris rdv, qui me propose de m’asseoir du côté de la table réservé aux exposant.e.s. L’autre côté. J’aime cette porosité des frontières entre les espaces d’écriture et de lecture, que j’expérimente à vrai dire depuis le festival Fumetti de Nantes, où j’ai eu la joie d’avoir une petite place de curieuse-amoureuse, au stand si créatif, si à même d’inspirer ma peut-être un peu folle curiosité théorique et anthologique, de l’Egouttoir.
La rencontre avec l’auteur Jérôme LeGlatin a été pour moi un moment très dense, très profond. Discuter avec Jérôme m’a permis de faire une pause réflexive dans ce rythme soutenu de découverte, de revenir sur tout ce qui explique ma présence ici, tout ce parcours, initié en juillet 2021. Avec Jérôme, nous discutons de Polyphème, l’œuvre écrite avec son frère, Emmanuel, et je suis frappée du regard qu’il partage avec moi, généreux, et aussi sensible et voyant, sur une œuvre et un personnage, qui à force d’être creusé, se densifie, s’ambiguïse, jusqu’à échapper à ses créateurs. Mes proches savent combien je suis sensible à cette question de la réception, y compris quand elle est le fait des auteurs eux-mêmes, en fervente des thèses de Borges, Eco, Iser, Calvino, Bayard. Un cri enjoué et peut-être un peu naïf me vient en tête, « pour toujours + de Don Quichotte et de Tristram ! », mais de fait, si j’aime le patrimoine et me réjouis que ces œuvres, – qui marchent un pas de côté, boiteuses et radieuses, et plus exactement sans doute pour moi, radieuses d’être boiteuses -, puissent prétendre trouver voix au chapitre institutionnel, j’aime aussi à savoir ces œuvres en paix dans cet attirant et doux inconfort de la berge mineure.
J&E LeGlatin, Polyphème (Adverse, 2017, extrait)
Laurence Sterne, La vie et les opinions de Tristram Shandy, Gentleman (1767 pour la publication originale)
Cette discussion avec l’auteur m’a beaucoup émue, en plus de la bienveillance et de la richesse de l’échange, en ce qu’elle m’a conduite à essayer de regarder poétiquement, et donc lucidement pour moi, les choses. Je suis enseignante et me sentais alors intimement en lutte avec le programme du lycée tel qu’il avait été conçu lors de la dernière réforme, qui m’a très sérieusement fait envisager une reconversion en 2018 – année durant laquelle j’ai construit un dossier dans l’objectif de devenir bibliothécaire. Les mots sont sans doute durs pour un point de vue extérieur, mais le programme m’a effrayée et, c’est du moins ce que j’ai cru en tout cas, désarmée. J’ai été effrayée à la perspective d’être bâillonnée, d’être contrainte de circuler dans un patrimoine que j’aime mais que je ne voulais pas enseigner aux élèves d’une manière aussi linéaire et aussi exclusive. Mais voilà, cette réforme a eu malgré tout une incidence heureuse pour moi, qui n’ai finalement pas pu me résoudre à renoncer à mon métier. Elle m’a rappelée qui j’étais et la conception de la lecture que je défendais. En effet, ce qui était évident pour moi ne l’était plus avec cette réforme et cette sensation d’étouffement m’a rappelé un tempérament et un désir profond, que j’avais oubliés, qui était d’être toujours libre de m’émerveiller, et ce qui était spontané chez moi a donc pris la couleur d’une lutte et s’est imprégné d’un sens nouveau.
C’était là pour moi une très belle transition vers la 2e journée, consacrée au « cycle étranger : la bande dessinée tchèque », qui s’est distinguée par une opacité à laquelle je m’attendais, étant donné ma méconnaissance profonde de la culture tchèque. Je précise à ce titre que j’ai eu la possibilité de lire en parallèle le catalogue d’exposition co-écrit par Pavel Kořínek et Tomáš Prokůpek et aussi le livret des auteurices de la bande dessinée tchèque contemporaine pour envisager un peu plus sereinement le compte-rendu de cette 2e journée. Par conséquent, je me permets de compléter ce que j’ai entendu lors de cette deuxième journée avec des connaissances complémentaires acquises ensuite et dans un autre contexte, ce qui fait que cette étape du compte-rendu va revêtir une forme un peu différente et à la fois + nourrie de manière autonome et aussi, probablement, + hésitante.
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La bande dessinée tchèque contemporaine, catalogue d’exposition du SoBD 2022
Pavel Kořínek et Tomáš Prokůpek, historiens et théoriciens de la bande dessinée, ont écrit avec Martin Foret et Michal Jareš une Histoire de la bande dessinée tchécoslovaque du XXe siècle, elle aussi sur ma liste d’ouvrages ! Ce que je comprends après lecture du catalogue est que l’histoire de la bande dessinée tchèque est l’histoire d’une quête de légitimité, leitmotiv des tables rondes de ce salon. En effet, le développement de la BD tchèque a été interrompu par des bouleversements politiques et économiques qui ont frappé le pays et qui en ont fragilisé la prime ossature, aussi du fait que le 9e art a d’abord été perçu comme une empreinte suspecte de la culture occidentale.
A ce titre, les années 2000 constituent une période de renaissance pour ce que le catalogue appelle alors une « subculture » avec la création de plusieurs projets numériques (comics.cz, komiks.cz, comx.cz), qui proposent des articles thématiques, des analyses et aussi des plateformes de communication qui font dialoguer des communautés de créateurices et de fans. Le milieu de la bande dessinée tchèque contemporaine se fonde dès lors sur les contacts existants du très foisonnant fandom de la SF, qui remontent aux années 80, et a recours à des conventions ou fan cons qui renforcent les relations existantes entre créateurices, éditeurices et lecteurices des 1ers fanzines. De fait, plusieurs maisons d’édition, comme Crew et Comics Centrum, sont créées au départ par des fans et liées au large réseau du fandom de la SF et proposent donc surtout des titres anglo-américains issus de la production mainstream (thriller, action, super-héros, SF, fantasy) quand d’autres maisons d’édition, telle que Mot, présentent au public tchèque la production européenne alternative actuelle. Le 1er fanzine publié (2000) et qui poursuit sa publication aujourd’hui, le magazine Aargh !, devient rapidement, tout en présentant la scène BD des autres pays d’Europe, le porte-étendard de la BD tchèque, dans un milieu au départ underground et luxuriant de fanzines. Ainsi, si j’ai bien tout compris, la quête de légitimité de la bande dessinée tchèque ne passe pas nécessairement par une quête d’autonomie, même si bien sûr l’entrée de la BD tchèque dans les galeries d’art en 2000 et 2002-2003 est perçue comme le franchissement d’un seuil vers une reconnaissance culturelle. La légitimité et la diversité des éditeurs sont des sujets qui ont en particulier parcouru la 2e et la 3e tables rondes, qui avaient vocation à introduire aux auteurices et œuvres du 9e art tchèque et à exposer « la scène contemporaine de la BD en République tchèque ».
La 2e table ronde pour commencer donc, « Brève histoire de la BD tchèque », modérée par Florian Rubis, était pour l’essentiel à portée historique et générique. Elle réunissait Pavel Kořínek et Tomáš Prokůpek, co-auteurs du catalogue d’exposition dont il a été question, d’une histoire de la bande dessinée tchèque et d’une histoire de la bande dessinée tchèque au XIXe siècle, et pour le 2e, rédacteur en chef de la 1ère revue tchèque de BD.
Les objectifs de la rencontre étaient de délimiter un contexte de naissance de la bande dessinée tchèque et également de réfléchir aux influences de celle-ci et à sa circulation. Le milieu du XIXe siècle, sous domination austro-hongroise, est connu pour être une période de censure et de forte pression politique. Née en amont du régime, en 1833, la bande dessinée tchèque, désignée lors de la table ronde comme « protocomics », se définissait alors par une suite d’images soulignées par un texte. Cette tradition, que l’on retrouve, d’après le modérateur, en Pologne, se distingue de la bande dessinée américaine, qui impliquait des bulles dès ses origines, mais se rapproche de la tradition européenne, qui a pratiqué celles-ci à partir des années 20-30, et, si le modérateur évoque immédiatement à cette occasion Töpffer, les intervenants disent ne pas être en mesure à ce jour de retracer la circulation des modèles. Ils lisent en vérité surtout cette pratique comme un témoignage du goût de la littérature dessinée tchèque pour l’expérimentation, et cette pratique du texte sous l’image a en particulier été lue comme générant un rythme narratif singulier qui suggère celui, plus contemplatif, de la poésie. A cette approche esthétique s’est ajoutée une réflexion sur une appropriation du médium par la langue, dans la mesure où les bandes dessinées tchèques étaient publiées conjointement dans les presses tchèque et allemande – dernière référence perçue comme modèle par Florian Rubis avec la pépite et surprenante et savoureuse de Max et Moritz. Toutefois, les intervenants ont insisté sur le fait qu’il n’y avait pas là de déchirure entre les 2 cultures et qu’ainsi, il convenait davantage d’adopter un regard englobant sur ces œuvres et d’accepter leur nécessaire hétérogénéité.
La 3e table ronde de la journée ajoutait à ce point de vue historique celui des éditeurices et continuait d’enrichir un regard déjà si nouveau pour moi par principe. Cette rencontre, intitulée « La scène contemporaine de la BD en République tchèque », était modérée par Philippe Marcel, fondateur des Editions La Cafetière et membre du comité de pilotage du SoBD. Elle portait les voix d’Ondřej Kavalír, des Editions Labyrint, dramaturge et traducteur connu pour sa traduction de la bande dessinée culte Rudo, qui a remporté le Muriel Award (2015), Richard Klíčník, des Editions Argo et décrit comme un pont entre les auteurs franco-belges et la Tchéquie, où il a traduit et publié plusieurs d’entre eux, et Karolina Voňková, des Editions Lipnik, autrice et féministe qui a récemment publié un album faisant le portrait de 30 femmes exceptionnelles oubliées par l’Histoire.
Cette table ronde a dans un premier temps cherché à définir les lignes éditoriales des différentes maisons d’édition représentées, qui elles aussi étaient marquées par leur fabuleuse variété. Lipnik a ainsi d’abord été défini par Karolina Voňková comme une micro-édition ; en effet, celle-ci édite 2 bandes dessinées par an maximum et exclusivement des bédéistes tchèques contemporain.es. Cette première maison d’édition est très vite apparue comme un cas particulier en République tchèque, pays pour lequel le modérateur rappelle qu’il y a peu de maisons d’édition spécialisées à ce jour. A l’inverse de cette microstructure pour moi déjà des plus stimulantes, Labyrint a été présenté par Ondřej Kavalír comme une structure plus grande et installée. Maison qui existe depuis environ 30 ans, elle édite en moyenne 15 livres par an, surtout des livres pour enfants et, depuis 2003, des bandes dessinées, et fait le choix de donner beaucoup de place aux auteurices débutant.es. Enfin, Argo, représentée par Richard Klíčník, a été définie par ce dernier comme une grande maison d’édition. Fondée en 1991, celle-ci édite en moyenne 200 livres par an dont 15 bandes dessinées, surtout des traductions, avec quelques auteurices tchèques. Cette diversité des formats et la proportion de bandes dessinées traduites dans les grandes structures ont conduit le modérateur à interroger l’autonomie de la bande dessinée dans les maisons d’édition tchèques et la visibilité du médium dans les médias. Richard Klíčník a alors appris à l’audience qu’il n’y avait pas de spécialisation dans la bande dessinée parmi les éditeurs, à l’exception d’Albatros, qui publie des bandes dessinées françaises traduites. Les bandes dessinées traduites prévalent donc très largement dans la production – chez Labyrint par exemple, avec des traductions de BD anglo-saxonnes, franco-belges et des mangas. Cette différence de schémas induit par ailleurs une singularité par rapport au contexte français : Philippe Marcel insiste en effet sur le fait que les micro-éditions sont souvent utilisées en France comme terrain de défrichage par les grandes maisons d’édition, mais les intervenant.es ont bien indiqué que le contexte était en l’occurrence très différent en République tchèque. Selon Richard Klíčník, cette réalité fait aussi que la bande dessinée tchèque bénéficie d’une assez grande visibilité dans les médias, aussi car il y a assez peu de concurrence selon Ondrej Kavalír et aussi en raison d’un caractère conservateur que l’éditeur associe au lectorat tchèque, qui lui semble préférer la production tchèque à la production étrangère. L’éditeur oppose ainsi le statut d’auteur de bandes dessinées à celui de romancier, qui doit vraiment lutter pour se faire une place parmi la concurrence locale.
Le catalogue d’exposition insistait dans un dernier temps sur un infléchissement marquant dans l’histoire de la bande dessinée, qui se fait en 2006 avec la 1ère édition du festival Komiks Fest (dernière édition : 2015), qui présente un large éventail de genres et propose un contenu un peu différent des fan cons tel que proposé par le Comiczcon. Ainsi, les années 2000-2010 constituent une nouvelle étape dans la phrase de légitimation de la bande dessinée tchèque, en recherche de nouveaux formats et de nouvelles plateformes. A partir de 2010, on peut dire que la bande dessinée tchèque trouve pleinement sa place dans l’espace culturel, aussi par une forte féminisation du secteur, autant dans la création, l’organisation que dans le lectorat visé. D’autre part, les travaux d’interprétation et d’analyse du medium par les historiens se multiplient (La BD tchèque dans la 1ère moitié du XXe siècle d’Helena Diesing et Avant la bande dessinée de Tomáš Prokůpek et Martin Foret) et la BD se développe aussi en tant qu’objet d’étude académique avec les comics studies et dans les universités tchèques, avec des séminaires consacrés à la bande dessinée dans les cursus classiques de sciences sociales et d’histoire de l’art. En 2011, l’université de Bohême de l’Ouest de Plzeň ouvre même un 1er atelier dédié exclusivement à cette pratique, intitulé « Bande dessinée et illustration pour enfants ».
La bande dessinée tchèque est dans les faits constamment mise en relation avec la création étrangère et avec par ailleurs, ces dernières années, la rencontre avec la culture japonaise, en particulier le manga et l’anime. Mais il m’a semblé, à la lecture du catalogue, que la particularité constitutive de la bande dessinée tchèque était qu’elle trouvait sa légitimité dans un éclectisme assumé, qui ne se revendique d’aucun postulat graphique, témoignage exemplaire d’un libre accès à la production mondiale. Les 1ère et 4e tables rondes ont de fait abordé ces questions de la légitimité et de la créativité trouvées dans un éclectisme pluri-média enrichi de réceptions inspirantes.
La 1ère table ronde, intitulée « Introduction aux auteurs et aux œuvres du 9e art tchèque », était modérée par Antoine Sausverd, spécialiste de la bande dessinée du XIXe et du début du XXe siècle et connu pour son blog « Töpfferiana ». Cette table ronde réunissait Pavel Čech, auteur de BD présenté comme un vétéran des techniques du graphisme et de la peinture à l’huile, et comme un inventeur inspiré de récits et de livres d’art pour enfants, et 2 auteurices qui se caractérisent par un rapport pluriel au 9e art : Kateřina Čupová, dessinatrice de BD plusieurs fois récompensée (sa BD, Kašna, remporte le prix Muriel de la Meilleure bande dessinée courte et, avec R.U.R., l’autrice obtient le Golden Ribbon Award, catégorie meilleur roman graphique de l’année) et animatrice (et qui donc fera aussi partie de la 4e table ronde), et le très intrigant pour moi, František Skála, sculpteur, peintre, illustrateur de livres pour enfants, mais aussi musicien et danseur, qui a représenté son pays dans la 45e Biennale de Venise – figure éclectique dont l’œuvre a fait écho pour moi à la table ronde consacrée au roman-photo.
Le 1er objectif de cette table ronde a été de présenter une sélection d’auteurices et d’œuvres remarquables et, pour celle et ceux présent.es, d’évoquer les œuvres qui avaient orienté et nourri leur désir d’écriture. C’est d’abord Katerina Čupová qui a été invitée à présenter son parcours. L’autrice publie des strips dans des recueils de mangas et affirme son goût pour les expérimentations en dessin. Son approche est influencée par l’art de la scénographie, le dessin animé et est aussi fortement imprégnée par la culture japonaise, dont la littérature est aisément accessible en République Tchèque en traduction depuis environ 10 ans. Avant que celles-ci ne soient directement accessibles, l’autrice lisait ces bandes dessinées en polonais, ce qui pose là aussi, à nouveau, la question de la réception par la traduction, qui a été ponctuellement évoquée, mais n’a pas été traitée – impossible de tout faire, j’en conviens ! Quoi qu’il en soit, chez elle, cette imprégnation japonaise s’associe à sa culture propre, en particulier dans sa dernière bande dessinée, inspirée d’un conte de fées tchèque. Le propos de František Skála a également évoqué ce sujet des jeux d’influences plurielles. L’auteur est en effet revenu sur son activité première d’illustrateur de livres pour enfants, et de livres scientifiques, du fait que la bande dessinée en Tchéquie était considérée dans les années 80-90 comme trop occidentale et donc éveillait une forme de méfiance, et l’auteur a donc donné l’exemple d’une légitimation personnelle trouvée d’abord par le biais d’une littérature elle-même déconsidérée.
František Skála, Jak Cílek Lídu našel (2006, extrait)
Les bandes dessinées de František Skála sont influencées par son art de plasticien et l’auteur aime à jouer de l’illusion de réel comme en témoigne son photo-roman en forêt pour lequel il a travaillé avec des poupées et marionnettes. Cette référence a été l’occasion pour l’auteur d’insister sur la ressemblance de ce projet avec un tournage de film dans son exigence, en ce qu’il s’est là par ailleurs inspiré d’une série sur les vampires découverte dans la revue Le Monde des soviets. L’approche de Pavel Čech s’est quant à elle un peu singularisée dans cet ensemble éclectique puisque l’auteur s’est tout de suite positionné dans un rapport à un medium sans paroles et a réfléchi, en illustrateur reconnu, à la relation qu’il entretient avec la couleur, qu’il perçoit vraiment depuis un point de vue de praticien : non pas fondé sur une réflexion logique mais sur une intuition hésitante, reflet de ses préoccupations narratives touchant l’enfance, ce qui lui a permis de se placer dans le sillage de Karel Zeman. Pour terminer, le modérateur a interrogé les relations des intervenant.es à la bande dessinée franco-belge et les réponses données ont donné un éventail de rapports possibles, avec František Skála, qui a dit ne détenir aucune connaissance sur le sujet, Katerina Čupová, familière des canoniques Astérix et Obélix et Lucky Luke, et qui se dit surtout sensible à la diversité des styles de la bande dessinée franco-belge, et Pavel Čech, enfin, qui a approché le franco-belge par Pif, très rare en Tchéquie, remarque qui aurait pu poser, là aussi, la question de la réception de références traduites.
La 4e et dernière table ronde enfin, modérée par Florian Rubis, portait sur « La bande dessinée, l’animation et la télévision en République tchèque ». Elle réunissait Kateřina Čupová, dessinatrice mais aussi présente ici en tant qu’animatrice de formation, et qui travaille régulièrement pour les studios tchèques, Vojtěch Mašek, dessinateur de bandes dessinées mais aussi scénariste et réalisateur, connu pour son œuvre Sestry Dietlovy pour laquelle il a employé une technique consistant à redessiner des photographies, à les superposer et à les recadrer par collage, et Lucie Lomová, autrice qui s’est fait une réputation avec sa série pour enfants Anča a Pepík, très populaire et adaptée en animation.
Dans un premier temps, les intervenant.es ont été invité.es à réfléchir à la relation entre la télévision et les œuvres dessinées en République tchèque. Selon Lucie Lomová, la télévision tchèque a une très grande histoire de diffusion d’animations, qui est apparue très vite comme un univers créatif plus toléré que la bande dessinée, même si Katerina Čupová reconnaît que la télévision publique a développé cet art qu’elle a d’abord destiné aux enfants et que ce n’est que dans un second temps que celui-ci s’est ouvert aux jeunes adultes. Ces observations ont permis à la table ronde de s’interroger sur les influences et innutritions, en particulier transmédiatiques, de la bande dessinée tchèque. En particulier, Katerina Čupová a insisté sur le fait que les projets des studios se concentraient sur le gaming et que « productions mixtes » et « co-production », – écho à l’éclectisme qui a structuré cette journée du « cycle étranger » -, constituaient des mots d’ordre. Cette réflexion sur les productions mixtes a été l’occasion pour l’autrice de revenir sur une de ses influences majeures, Tezuka, mais aussi sur une relation transmédiatique traditionnelle en République tchèque : celle qu’entretiennent la bande dessinée, la télévision et l’animation en théâtre de marionnettes, dernier art dans lequel on reconnaît les grands standards de l’illustration. Cet art connaît son apogée dans les années 50-60 avec Jiří Trnka, dessinateur ambidextre surtout connu pour ses films d’animation en volume sur le folklore slave. Le modérateur a illustré ce propos au moyen de l’exemple du personnage de la petite taupe, – visiblement + connu en France que Goldorak -, destiné aux tout petits, qui ne parle pas mais dont la compréhension lui apparaît universelle. Katerina Čupová a en particulier défini Karel Zeman, – dessinateur et réalisateur de films d’animation tchèques, + tôt également défini par Pavel Čech comme modèle -, comme une de ses influences majeures. L’animatrice voit en effet en lui le symbole de la liberté de la création et ce modèle la motive à s’interroger sur les effets de l’intervention du volume dans l’animation, qu’elle interprète comme la marque d’un surréel mais qui n’empêche pas l’illusion de fonctionner – question précisément au cœur de la toute toute première table ronde du week-end.
Jiří Trnka, Ruka (La Main, court-métrage d’animation, 1965)
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Ce grand week-end fini, que dire, hormis peut-être, espérer toujours un cœur grand ouvert, & encore tout plein d’autres toutes toutes deuxièmes fois.
CR de la leçon inaugurale de Benoît Peeters (Collège de France, 27 octobre 2022)
Le jeudi 27 octobre 2022, dans les locaux solennels du Collège de France, Benoît Peeters a fait la leçon inaugurale de son cours consacré aux poétiques de la bande dessinée. Créée en 2004, la chaire « Création artistique », que l’essayiste et critique spécialiste et scénariste de bande dessinée représentait à cette occasion, a été défendue par son introducteur comme un seuil, d’abord dans sa capacité à ouvrir les enseignements des lieux institutionnels, qui peuvent au contraire, – sans que cette tendance soit nécessairement consciente -, quelquefois figer et scléroser. Et de fait, le cœur du Collège de France était largement ouvert ce jeudi soir, si bien que le seul amphithéâtre prévu pour cet événement n’a pu accueillir toustes les curieux et curieuses. Arrivée pourtant en avance, le personnel m’a fait entrer dans un 2e amphithéâtre, ouvert sous le poids de l’entrain collectif, et j’ai même cru entendre qu’une 3e salle était alors en train d’ouvrir pour répondre à l’extraordinaire affluence, et me voilà moi-même un peu essoufflée tandis que je cherche avidement une petite place où me lover, patiente et attentive, mes yeux et oreilles d’elfe émerveillée, ouverts et disponibles.
Après avoir adressé ses remerciements les plus amicaux à William Marx (dont j’allais justement suivre les cours cette année !) et Patrick Boucheron, Benoît Peeters a rappelé à l’audience le rôle essentiel qu’avait joué, dans son parcours d’étudiant, le très reconnu sémioticien Roland Barthes. C’est en effet en assistant, dans une douce et adolescente clandestinité, aux cours du maître, que Benoît Peeters a eu l’idée de se consacrer à l’étude de la bande dessinée, à commencer par Les Bijoux de la Castafiore d’Hergé, qu’il avait le projet d’analyser avec autant de sérieux et de précision que ses anciens maîtres l’avaient fait et le faisaient encore de textes de Balzac et de Flaubert. Ainsi, Benoît Peeters s’est, dans son parcours universitaire, très tôt positionné sur la question de la légitimité du médium, qui en réalité, ne se posait pas alors qu’il s’engageait amoureusement dans cette voie : la bande dessinée n’avait alors clairement pas de légitimité dans ce cadre.
Au centre, Umberto Eco lisant Superman
Tout en développant un regard explicitement savant, baigné de références de sémioticiens (Umberto Eco et Pierre Fresnault-Deruelle, qui l’a encouragé dans sa démarche pour obtenir une habilitation à diriger des recherches), poéticiens (avec le Cours de poétique de Paul Valéry, édité par William Marx, et Poétique du cinéma de Raoul Ruiz) et historiens (Alain Rey, Les Spectres de la bande), Benoît Peeters a eu un mot merveilleux, dans sa puissance comme dans sa bienveillance, qui a fédéré les auditeurs et auditrices dans un même souffle vibrant et que je partage intensément en tant qu’enseignante : il ne voit pas de frontière étanche entre l’enthousiasme de la découverte et la rigueur de l’analyse. Et même si son regard puise aux sources des théories littéraires les plus assises, – même si celles-ci ont eu à se défendre, elles aussi, en leur temps -, il n’a cessé de dire l’autonomie de la bande dessinée, qu’il n’a jamais voulu étudier comme un genre, mais bien comme un médium à part entière, et qui est justement le présupposé de son ouvrage adressé à toustes et en particulier aux aniconètes : Case, planche, récit, comment lire une bande dessinée.
Ainsi, se méfiant des grilles de lecture externes que certains désireraient plaquer de force pour analyser ce médium tant aimé, il s’oppose à cette approche qui réduirait la bande dessinée à un marchepied vers les pensés « vrais livres ». Il discute donc en partie, dans un geste cohérent, le travail engagé par Gérard Blanchard dans La Bande dessinée, histoire des histoires en images de la préhistoire à nos jours, qui cherche à la bande dessinée des ancêtres dont la gloire rejaillirait sur elle. Sans parler de cette vive éclaboussure et sans dire non plus que ce travail légitimerait moins qu’il ne saperait, Benoît Peeters considère que ce regard ne rend pas suffisamment compte des spécificités du 9e art.
Cette réflexion sur la légitimation par des ancêtres et la littérarisation du médium, appelé tantôt « roman en BD » et « roman graphique », – dernière appellation qui, sans nourrir une hostilité de sa part, lui apparaît illusoire -, a conduit pour terminer Benoît Peeters à penser les relations de la bande dessinée franco-belge à la bande dessinée des comics et des mangas, qu’il a défendues comme des sœurs injustement séparées, ce qui ne l’a pas empêché de défendre leurs singularités, qu’il estime non pas clivantes mais fabuleusement enrichissantes.
Son cours au Collège de France aura visiblement cette couleur, nourrie au chatoiement de voix multiples de chercheurs & chercheuses invitées à venir s’exprimer sur le sujet, heureuse promesse, qui a résonné aussi comme une déclaration amoureuse : reconnaissant en effet qu’il avait pu s’éloigner quelquefois, durant ses études, de la bande dessinée, Benoît Peeters a moins conclu sa leçon qu’il ne l’a ouverte en disant, s’associant là au regard plein de tendresse de Swann, que si la bande dessinée, comme Odette, n’avait probablement jamais été son genre, il l’avait toujours aimée.