Le 12 août, c’était la journée « J’achète un livre québécois ». 12e édition de cette journée en cette année 2025, de cet événement récurrent créé par les auteurices Patrice Cazeault et Amélie Dubé, cette journée a vocation à soutenir la création et l’industrie du livre locales. Pour ma part, si j’ai une relation poétique au Québec et au Canada francophone, – et ce d’abord en raison d’une petite anecdote familiale assez mignonne, avant qu’une relation + intime encore se tisse en profondeur -, je suis curieuse d’apprendre de ces endroits où des langues françaises existent, que cette francophonie soit alors majoritaire ou minoritaire. En l’occurrence cette année, pour ma toute première journée « J’achète un livre québécois », j’ai choisi un roman d’une autrice issue d’une communauté autochtone vivant sur le territoire administratif du Québec, + particulièrement dans la ville de Québec, Naomi Fontaine[1]. Il s’agit d’une autrice que j’ai découverte après une table ronde consacrée aux littératures caribéennes à laquelle était invité Rodney Saint-Eloi, entre autres créateur des Editions Mémoire d’encrier à Montréal. En effet, après relectures du compte-rendu que j’avais fait de cette table ronde, j’ai consulté plusieurs fois le catalogue de la maison d’édition et suis alors tombée sur les 2 premières de couverture de Manikanetish. J’ignorais alors tout de la vie de son autrice, même si je venais de croiser son nom dans la bibliographie d’un cours consacré aux littératures autochtones au Québec. Aussi, c’est peut-être un choix qui peut interroger mais mon intention n’est évidemment pas de rattacher une communauté minorisée à un centre, – qui serait donc ici une centralité québécoise -, et qui à mon avis pourrait contribuer à une invisibilisation de cette communauté, mais au contraire de penser une approche inclusive sans écraser les spécificités de l’écriture et du témoignage de son autrice.
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2e œuvre publiée de Naomi Fontaine chez Mémoire d’encrier, en 2017, Manikanetish raconte l’histoire de Yammie, née comme l’autrice dans la réserve de Uashat, village d’une communauté innue voisine de Sept-Îles, à l’extrémité Est du Québec, que la jeune femme a quittée pour y revenir et y enseigner le français dans un établissement secondaire. C’est ce retour chez elle, qui renoue un lien distendu avec sa communauté d’origine, que partage à la première personne l’enseignante-narratrice, qui offre au regard des morceaux sobres de prose, fragments intenses d’une oralité au souffle dense, qui racontent des moments partagés avec ses élèves. L’enseignante et chaque individu qui constitue sa classe grandissent à chaque morceau de ce contact réciproque à l’école, un lieu préservé mais qui n’est pas pour autant un espace détaché du quotidien vécu par les élèves, qui témoignent des effets de leur appartenance à une communauté minorisée, réalité qui coexiste avec les questionnements et les expériences propres à leur enseignante. De fait, les personnages comme leur autrice sont les membres d’un peuple qui a une histoire « qu’on raconte pas », qui s’est vu dépossédé de ses savoirs par la colonisation et les pensionnats, et qui a, dit Naomi Fontaine dans un très optimiste et inspirant podcast[2], « assimilé les préjugés », ultime violence du colonisateur car qui s’insinue jusque dans les esprits de ceux dont il s’approprie le territoire, et qui a fait développer à la communauté une honte liée à son identité innue. Or, c’est la connaissance, par le peuple innu, de son Histoire ou de ses histoires (pluriel qui semble + adéquat à l’autrice) qui fonde la relation de la communauté à elle-même et c’est donc par une réappropriation de ses histoires que la communauté sera + forte. C’est là un projet que faisait déjà résonner le titre de son 1er roman publié, Kuessipan: A toi (2011), qui signifie en innu autant « à toi » qu’ « à moi, à mon tour », de prendre la parole. Cette intention semble aussi guider le geste d’écriture de Manikanetish, « Petite Marguerite », nom de l’école dans laquelle enseigne la narratrice et qui a été donné en hommage à une jeune femme qui, bien qu’elle « n’avait jamais porté d’enfant », en a « élevé des dizaines. Des enfants qui avaient perdu leurs parents, ceux qui avaient été donnés, trop nombreux à la maison, les enfants difficiles »[3] : comme une vision réparatrice, à visage humain, de l’école.
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Située par son autrice dans le sillage de l’œuvre d’An Antane Kapesh, Je suis une maudite sauvagesse, écrit en 1976 et rééditée en 2019 chez Mémoire d’encrier et dont l’autrice de Manikanetish a d’ailleurs écrit la préface, le propos du texte est d’après Naomi Fontaine moins de témoigner de la réalité vécue par les victimes de cette minorisation que d’exprimer une affirmation, ce qu’elle évoque également dans le podcast et dans un entretien accordé au quotidien québécois Le Devoir[5]. J’ai alors compris que Manikanetish s’inscrivait moins comme récit des souffrances vécues par une communauté qu’une ode pleine de tendresse et d’espoir à et dans l’enseignement et sa réciprocité enseignante-élèves, ainsi qu’à et dans la persévérance dans le désir de se réapproprier son destin. Ce geste est en particulier conduit par les élèves et leur enseignante dans la préparation du groupe, dans leur classe de théâtre, à une mise en scène du Cid. Le choix de cette œuvre peut, il est vrai, sembler inattendu et hors sol mais il est justement question dans cette pièce, avec des singularités propres à Corneille, de la force avec laquelle s’affirme un destin : en l’occurrence, et c’est là à mon avis un choix très politique, non pas le destin de la tragédie au sens restreint, qui rétablirait comme une sanction l’ordre moral, mais celui d’une affirmation de soi et d’une fin heureuse possible, alors que tout, vraiment tout, laissait présager le contraire [6].
En + de ce que l’œuvre montre de la volonté des élèves de la narratrice, elle approfondit aussi la figure de l’enseignante et son incidence sur le parcours des individus de sa classe, souvenir qu’évoque parallèlement Naomi Fontaine à propos de son enseignant François Bon, à qui elle apprend au détour d’un texte qu’elle a écrit que les réserves existent toujours, et qui le laisse ébahi et qui lui dit alors que ce qu’elle écrit est important. De fait, Naomi Fontaine souhaite montrer par son écriture, qui n’oublie pas la dimension orale de la littérature innue, que les innus ne sont pas uniquement des statistiques, mais des personnes, qui peuvent se réapproprier le territoire de la baie (uashat, en innu) et même, la quitter.
Ne reste qu’à y croire.
[1] Voir le très beau site https://kwahiatonhk.com/, qui œuvre pour la visibilité et la valorisation des patrimoines et matrimoines autochtones et en particulier, des Premières Nations. Avec les Métis et les Inuits, les peuples des Premières Nations constituent les différents groupes autochtones du Canada.
[6] C’est tout l’objet de la Querelle du Cid, qui a considéré que l’œuvre n’était pas une tragédie exemplaire du fait de sa fin conciliatrice et qui autorise Rodrigue et Chimène à se marier et vivre leur amour. Par ailleurs, comme pour donner encore + de densité à cette autre voie possible, l’œuvre de Naomi Fontaine a elle-même fait l’objet d’une mise en scène, dont Le Devoir a justement publié une critique, « « Manikanetish » : célébration d’une communauté » : https://www.ledevoir.com/culture/theatre/785324/critique-theatre-manikanetish-celebration-d-une-communaute
Crédit bandeau : image de la première de couverture du roman (Mémoire d’encrier)
Compte-rendu des 2èmes Universités d’été du fanzine (UEF de la Fanzinothèque de Poitiers, du 18 au 21 août 2022)
Les 2èmes Universités d’été du fanzine, qui se sont tenues à Poitiers du 18 au 21 août 2022, étaient consacrées au fanzine en tant que média à la fois marginal et fédérant, d’une fabuleuse plasticité de formes et de motifs, et la série de tables rondes proposées pour l’occasion, auxquelles j’ai pu assister pour la majorité d’entre elles, avait en particulier vocation à réfléchir au(x) rapport(s) de ce média à un geste politique fort. Pour répondre à ce projet ambitieux, ces journées toutes de discussions foisonnantes ont accueilli un large questionnement sur le fanzine comme véhicule de transmission d’un rapport à soi et d’un rapport au monde engagé et virulent, surtout en ce que cet espace permet de communiquer un regard singulier sur différents microcosmes, – espaces qui n’excluent pas un rapport au macrocosme, bien au contraire -, d’étendue variable, mais toujours dans un esprit de communauté qui s’espère, dans différentes mesures, contagieux.
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En ce sens, la journée du vendredi a très largement et en détail brassé l’univers du fanzine dans ses liens avec le politique. Ainsi, la première table ronde, à laquelle je n’ai pas assisté, annonçait d’emblée cette couleur sémantique. Intitulée « Fanzine et politique » et modérée par Samuel Etienne (éditeur de fanzines musicaux, littéraires et artistiques depuis les années 80), elle réunissait Izabeau Legendre (doctorant en Cultural Studies à Kingston, Ontario), Daniel de Chéribibi, Arthur Plateau (graphic designer) et Gildas Lescop (docteur en sociologie et auteur de la thèse Skinhead, du phénomène de mode au phénomène social). Partant du présupposé qu’éditer un fanzine constitue un acte politique en soi, la table ronde a visiblement questionné l’orientation politique qui est celle qui accompagne l’édition d’un zine en parcourant entre autres des fanzines affichés comme politiques, tels que les anarzines, et des fanzines se revendiquant au contraire comme apolitiques (skinzines).
Dans un esprit cohérent mais abordant le sujet d’une manière qui se défendait comme moins générique, la deuxième table ronde était intitulée « Fanzines féministes et scènes DIY ». Partant de la convocation des mouvements Queercore et Riot Grrrl émergeant dans les années 1990 aux Etats-Unis, la table ronde s’est concentrée sur des exemples de fanzines féministes et le parcours de leurs créatrices.
Modérée par Louise Barrière (doctorante étudiant les approches féministes des musiques DIY, sortant des disques avec Skatepizza Record et coorganisant des concerts punk dans la région toulousaine), la table ronde réunissait la créatrice de Stryga, fanzine féministe participatif dédié au Black Metal et à l’art underground (prochain numéro consacré aux folklores !) et Nathalie du collectif queer, artistique et festif GanG ReineS.
Fanzine du collectif GanG ReineS, n°1 (2020)
Les deux intervenantes ont d’abord, dans l’esprit de ces universités d’été, défini leur création et leur projet en mettant l’accent sur leur caractère politique. Ainsi le fanzine Stryga s’attache à montrer les frictions entre féminisme et Black Metal, – avec l’exemple cité de la branche NSBL (National-Socialist Black Metal) -, et le virilisme qui lui est associé, fondé sur une esthétique de la violence et une éducation qui développe et glorifie des stéréotypes de genre. En cohérence et nuance, l’intervenante portant les voix de GanG ReineS a expliqué de son côté que les créations du collectif se fondaient sur une ligne qui était celle d’une diversité des féminismes, et a défini ainsi le collectif comme l’espace d’un dialogue appelant un repositionnement permanent dépendant de l’étape dans la déconstruction où se situe chaque collaboratrice.
Cette réflexion a conduit les intervenantes à expliquer les questionnements qui avaient accompagné leur projet. Aussi la créatrice de Stryga s’est-elle inquiétée du caractère élitiste de sa création, obstacle à sa vocation fédératrice, et a motivé son choix, pour se préserver de cet écueil, de l’écriture de son fanzine en anglais, langue d’une culture anglo-saxonne qui lui paraît plus soucieuse et au fait des violences sexistes, racistes et néocolonialistes dans le Black Metal. Dans le même esprit, mais se positionnant par rapport à la dimension collaborative du fanzine, la représentante de GanG ReineS a distingué deux étapes dans la progression des publications : d’objet qui reposait d’abord sur des contributions éclatées, risquant et un jaillissement de voix cacophonique et un élitisme isolant, le fanzine du groupe a pu développer à partir du 3e numéro un sentiment collectif, avec un temps de création cohérent et fédérant ensemble.
Enfin, dans la ligne de cette inquiétude relative au cloisonnement de l’œuvre à un lectorat restreint, les deux intervenantes ont été invitées à réfléchir à la diffusion de leur fanzine : si pour Stryga la vente se fait via internet dans une volonté d’exploration de lectorats pluriels, GanG ReineS, se diffusant de main à main, avec un prix libre dans une démarche anticapitaliste, n’avait pas au départ vocation à l’exportation. Au contraire d’une approche mondialiste, le collectif visait, par l’intermédiaire du Bar Le Lézard au Mans, une diffusion au niveau local et une visibilité sur le plan régional. Il reste que la proposition de la Frac Bretagne d’exposer GanG ReineS au Musée d’Art de Rennes a nourri un débat important au sein du collectif, car si celui-ci est favorable à la visibilisation, il s’interroge sur les effets de l’institutionnalisation et ses contradictions potentielles avec la marginalité revendiquée.
Enfin, la dernière table ronde de la journée, intitulée « Fanzines et foot », portait sur les liens entre fanzine et mouvement Ultra, en écho à l’exposition « Ultras : 40 ans de fanzines dans le mouvement supporters » de la Fanzinothèque de Poitiers, et ainsi sur la puissance politique du groupe, d’abord en tant qu’il fédère une communauté.
Réunissant les membres de l’équipe de Gazzetta Ultra’, fanzine généraliste, la table ronde a exposé à l’audience une typologie chronologique du mouvement Ultra, né en Italie durant les années de plomb (1970). Dans ce contexte, la nouvelle génération cherche sa place entre communisme et parti conservateur et commence à s’approprier, pour trouver une voie alternative propre, un espace dans le stade. Par définition, cet espace à l’intérieur du stade est politisé dans la mesure où sa cohérence repose sur la puissance des chants et animations, par lesquels se crée la renommée d’un groupe, et qui m’a rappelé la fonction inspirante et épique du barde accompagné de son crwth dans l’antiquité celtique – ce qui à mon avis pose la question du rapport à la violence, sur laquelle le compte-rendu reviendra par la suite. Les membres de l’équipe se sont en particulier attachés à définir le supporter Ultra, qu’ils ont défendu comme allant au-delà d’un supporter classique. En effet, si celui-ci soutient son équipe, le supporter Ultra organise sa vie et pour soutenir son équipe et pour faire vivre son groupe. Restant debout durant tout le match pour influer sur la rencontre, il chante avec ses pairs pendant 90 minutes pour manifester son soutien comme son unité, tout deux inconditionnels. Par conséquent, le supporter Ultra ne se perçoit pas dans son individualité mais comme partie d’un tout qu’il cherche à fédérer avec énergie et assiduité. C’est là que le fanzine de groupe devient un outil majeur de cette construction collective, lui qui rayonne d’abord dans l’entre-soi comme vecteur de cohésion des membres du groupe. Toutefois, désireux de communiquer avec les autres groupes et de répondre à des liens fort d’amitiés entre membres de différents groupes, les fanzines généralistes comme Gazzetta Ultra’ défendent aussi une approche transversale : ils visent en effet la communication intergroupes quand les fanzines exclusifs de groupes appartiennent à une communauté qui leur est propre et répondent à un projet de mémoire collective de cette communauté, y compris anecdotique – un peu à la manière des almanachs, afin de raconter la vie du groupe et ses errances et petites galères quotidiennes.
Fresque murale participative (Exposition « Ultras : 40 ans de fanzines dans le mouvement supporters », Fanzinothèque de Poitiers)
Ensuite, les liens entre fanzines de foot et mouvement Ultra apparaissent éminemment politiques dans le sens où les groupes de supporters Ultra défendent leur indépendance vis-à-vis du club, face auquel ils se positionnent comme un contre-pouvoir. Ils développent ainsi une capacité à s’auto-financer pour défendre leur pouvoir de transmission mais aussi par conséquent, de subversion, avec l’exemple de l’Egypte, où les autorités institutionnelles lisent et condamnent les Ultras comme elles le feraient pour des associations criminelles. Les Ultras présents se sont ainsi, de manière attendue, positionnés face aux Hooligans, qui se situent d’après eux dans une logique de confrontation physique, tandis que le supporter Ultra n’est pas nécessairement un fan de foot assoiffé de voir son équipe terrasser son adversaire mais davantage fan de ce que son groupe représente et de l’incidence que son engagement peut avoir sur l’équipe. Le foot apparaît par conséquent comme entrée en matière et prétexte à un regard politique.
Pour terminer, le rapport du fanzine de foot au politique s’est densifié quand il s’est agi de réfléchir à la diffusion du média, qui a connu un basculement avec l’essor d’internet, avant de vivre un retour en force du fanzine dans le mouvement Ultra dans les années 2010. Ce retour s’est accompagné d’une vision renouvelée du fanzine de foot dans son rapport à l’institution : en effet, même si vendu en kiosque, le média est considéré comme fanzine par les intervenants, donc média de cohésion de marginalités célébrées et contre-pouvoir, mais patrimonialisés ou, tout du moins, en voie de patrimonialisation.
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La journée du samedi a continué de creuser la question du rapport étroit entre fanzine et politique, mais cette fois-ci en abordant le rapport entre un « je » sujet écrivant et objet de l’écriture et ses lectorats. Aussi dans un premier temps, c’est l’angle autobiographique qui a été privilégié, par le média du personal zine ou egozine, avec une 4e table ronde consacrée à l’écriture autobiographique dans le fanzine, sa puissance d’exploration et de rattachement politique et ses limites.
Modérée par Guillaume Gwardeath, la table ronde rassemblait Cora Wang-Chang (créatrice du fanzine Bobby Pins), Adrien Durand (créateur du fanzine Le Gospel), Delphine Bucher (créatrice des éditions de La dernière chance), Violette Gauthier (créatrice du fanzine Eau de javel) et David Snug (créateur du fanzine Bonne ambiance aux éditions de La Petite Maison dans l’imprimerie). La table ronde a en particulier interrogé le fanzinat et l’auto-publication en tant qu’ils pouvaient apparaître comme école et lieu d’apprentissage et de développement de l’exercice autobiographique.
Violette Gauthier, son fanzine Eau de Javel & ses172 détails de mes 19 ans (L’Oie de Cravan, 2024)
Les créateurices présent.es ont pour ce faire commencé à définir leur fanzine. Violette Gauthier a ainsi expliqué que son fanzine Eau de javel était né d’un travail demandé par un professeur d’Arts plastiques et né de l’incapacité d’écrire un journal intime. Immédiatement, le témoignage de l’autrice a posé la question de l’indépendance des lectorats par rapport à l’horizon d’attente envisagé à priori. En effet, même si les sujets abordés dans son fanzine visaient plutôt un lectorat adolescent, il n’empêche qu’Eau de javel a d’abord été lu par des adultes. De même, Adrien Durand et David Snug ont insisté sur les spécificités de leur création et ont questionné le rapport du média à la culture et à la langue. Le premier a en particulier défendu le lien entre pratique du « je » autobiographique et littérature para-journalistique, dans la mesure où les 2 seraient autant de façons d’assumer un contenu personnel orienté. David Snug a quant à lui porté son attention sur le rapport du fanzine à l’institution par le biais de la langue et a insisté sur le fait que son fanzine était traduit d’un « français cacophonique vers le français », car au départ très fortement imprégné d’oralité, jusqu’à devenir un « français qui ne se lit pas », appelant selon l’auteur un recadrage pour se conformer à un horizon d’attente institutionnel présupposé, à l’inverse, lisible, réflexion qui montre bien la relation solidaire de l’écriture fanzineuse à la marge.
Pour terminer, cette 4e table ronde a été l’occasion d’interroger la relation à la matérialité du média et le foisonnement de ses réceptions. Ainsi, Eau de javel a été défendu par son autrice comme un contenu exclusif à l’impression et les réseaux sociaux, bien que conçus à priori comme lieu de livraison de l’intime, comme un outil de diffusion, et non une fin. Cora Wang-Chang s’est plus précisément positionnée sur ce terrain en réfléchissant aux lectures qu’appellent les différents supports des zines. D’après l’autrice, le livre matériel appelle une lecture plus concentrée alors que la lecture d’une page de blog lui apparaît plus éclatée et repose sur un rythme + insaisissable. La limite principale demeure quoi qu’il en soit celle de risquer de créer, par un zine développant une singularité affirmée et se situant dans une posture qui se pense alternative, une œuvre élitiste rompant avec la volonté de fédérer. Dans l’assistance, un auditeur attentif et engagé sur le sujet, Maël Rannou, a réagi en réfléchissant à l’incidence de la forme du zine, de son édition et de sa réception, sur son contenu. Ainsi, l’egozine peut se faire métamorphe quand il passe d’un éditeur à un autre, et ces changements invitent aussi en tant qu’auteur à s’interroger sur notre propre rapport à la réception que le public fait de nos egozines. Cette question a fait écho pour moi à la réflexion d’Umberto Eco dans son Lector in fabula, et en particulier au cas exemplaire des Mystères de Paris d’Eugène Sue étudié par le sémioticien, et qui était un ouvrage conçu d’abord par son auteur comme une œuvre pittoresque sur la misère, toute faite pour rassasier l’appétit des classes dominantes pour un folklore riche mais raccourci sur les classes populaires. Or, s’apercevant que son œuvre était lue selon un point de vue très différent, comme porte-étendard des luttes des populations minorées et invisibilisées par la littérature institutionnelle (dont ne faisait en effet pas partie le roman-feuilleton), Eugène Sue a fait dévier sa création de son projet initial, recevant pleinement la réception qui était faite de son œuvre.
Enfin, en clôture de cette journée, et prenant toujours en compte cette relation des créateurices avec leur public, la dernière table était consacrée à une autre forme de fanzine, les rapzines, conçus comme les fanzines de foot pour informer et fédérer une communauté dans ses identités, ses projets et son rapport au monde. Elle a réuni Barry Sy Valade, étudiant en M2 Sociétés et Cultures Urbaines à l’Université Bordeaux Montaigne, et Karim Hammou, sociologue et historien.
Auteur d’Une histoire du rap en France, Karim Hammou a en particulier étudié dans son travail de recherche l’exemple de Straight Royeur, premier groupe de punk-rap féministe en France, à Lyon, fondé par Cara Zina et Virginie, qui deviendra Virginie Despentes. Ainsi, en étudiant la présence des voix féminines et féministes dans le rap, cette dernière rencontre a fait écho, dans un geste de pleine cohérence, à la deuxième table ronde de ces universités d’été, consacrée aux fanzines féministes. Alors, qu’est-ce que le fanzine pour le rap ? Voici la question qui a guidé la discussion de nos deux voix.
Le rapzine a d’abord été défini comme safe space pour le rappeur, en tant qu’il est conçu comme presse de rap par des amateurs de rap pour des amateurs de rap. Mais une limite a d’emblée été posée par le sociologue, qui a spécifié que le fanzine de Cara Zina et Virginie, – dépontifiant dans un geste parodique, grotesque et savant, le renommé Rock and Folk pour faire naître le tonitruant Splash and Prout –, n’avait pas été un safe space pour ses créatrices. En effet, Virginie Despentes a dû mener un travail de justification fréquent dans ses interviews pour défendre le projet du groupe et a essuyé des « dénis d’antériorité », pratique qui se fonde sur le préjugé que personne n’a traité le sujet choisi avant l’artiste représenté.e. Démarche présumée féministe, cette pratique est un faux service rendu à l’art créé par les femmes en ce qu’elle contribue à alimenter une construction masculine, qui invisibilise et amuït les voix des artistes femmes antérieures.
Cette question du sujet rappeur s’exprimant sur son art par sa voix propre serait le fait même des communautés hip-hop, dont le discours était d’abord porté par une presse rock établie, qui ne plaisait pas aux représentants et praticiens du hip-hop. Or, c’est par le fanzine que cette communauté, par là même réduite au silence, a pu recouvrer sa voix et se réapproprier son univers. C’est Get Busy, rapzine qui aborde des sujets de société et qui, comme The Truth, a permis cette réappropriation en se situant ouvertement sous la tutelle porteuse d’auteurs comme Franz Fanon et en prenant parti publiquement sur la guerre d’Algérie.
Là aussi, en tant qu’il peut être traduit par « on s’occupe, on fait les choses », le célèbre rapzine entre bruyamment en résonance avec le très politique DIY évoqué durant la 2e table ronde du week-end. Toutefois, à l’inverse du Black Metal qui se revendique véritablement comme contre-culture underground risquant ainsi l’élitisme, si le milieu du rap a une dimension puriste et contre-culturelle, Karim Hammou a insisté sur le fait que ce milieu ne s’inscrivait pas dans une démarche anticapitaliste : en effet, si les rapzines ne sont pas diffusés en kiosque, c’est davantage par défaut que par préférence alternative, car le milieu, très professionnel dans son rapport au fanzine, n’apparaît pas du tout adepte du DIY. S’est alors inévitablement posée la question de la position défendue par rapport à l’institution et à l’institutionnalisation. Une auditrice a alors questionné à cette occasion la patrimonialisation du fanzine et de la culture hip-hop. Karim Hammou a répondu en indiquant qu’il y avait un vrai débat sur le sujet dans le milieu du rap, loin du consensus, ce qui s’explique selon lui par les temporalités différentes représentées. Par ailleurs, les disparités sont aussi plus largement culturelles dans la mesure où la patrimonialisation n’est pas la même en France et aux Etats-Unis et réfléchir à ce sujet appelle donc un constant repositionnement. En effet, si en France l’institutionnalisation du milieu est de nature souvent associative, les Etats-Unis proposent surtout des initiatives marchandes, dans la ville de New York par exemple, dont on dit qu’elle « muséifie » le hip-hop. Ainsi, comme dans le cas de la bande dessinée alternative, la réflexion implique un réajustement régulier : les histoires culturelles regorgent d’exemples où des marges revendiquées finissent par être absorbées et devenir partie constitutive de la culture mainstream, comme la Trap, prédéfinie comme sous-genre du rap mais qui représente aujourd’hui 80 % du rap streamé.
Pour terminer, la question s’est posée du rapport du milieu aux supports de médiation et celle de la réception. Si la presse rap est représentée dans les années 90 avec des créations comme Radical, Groove, Rer, la critique rap passe par différents canaux : la presse magazine, bien sûr, mais aussi les forums, et les titres, dans lesquels, entre les lignes, se nouent des inimitiés. Tout en nouant un rapport étroit avec la matérialité de leurs fanzines, les représentant.es et praticien.nes du rap reconnaissent l’efficacité du média numérique, comme YouTube, qui a permis par exemple à Orelsan de percer dans le milieu et l’a aidé à se construire une identité et une renommée. Ainsi, c’est surtout le rapport du monde du rap avec les médias traditionnels qui a été interrogé, dans la mesure où ceux-ci sont perçus par le milieu comme ne témoignant que d’un point de vue partiel, partial et nécessairement hors jeu. C’est pourquoi selon Barry Sy Valade le monde du rap doit nécessairement communiquer par des canaux alternatifs et qu’ainsi le fanzinat rap se définit d’emblée comme pamphlétaire et politique. Karim Hammou a quant à lui insisté sur la construction difficile d’un espace de réflexion sur le rap, à l’exception de l’espace créé par L’Abécédaire du son. Le sociologue et historien a rappelé à ce titre l’affaire Sexion d’assaut et l’opposition violente du groupe à la journaliste critique musicale Nathalie Sorlin, qui avait mis au jour les discours homophobes d’un des membres du groupe et qui a été blacklistée et harcelée. La table ronde s’est toutefois achevée sur un mot d’espoir d’une auditrice, qui a réfléchi à la construction des icônes à l’œuvre dans la presse musicale et dans le fanzinat (pris alors dans son sens originel, qui implique une figure de fan) et a affirmé la nécessité d’avoir confiance dans les groupes et auditeurices dans leur capacité à s’extraire du buzz médiatique.
Stand des Ciseaux Fanzine (3èmes UEF, Utopies estivales du fanzine, Poitiers, du 25 au 27 août 2023)
Zines de tous visages, explosions & découpages nécessaires pour tisser-coller un réseau d’étincelles solidaires au monde à partir du gouffre solitaire d’une subjectivité intime comme de celle qui fait vibrer le cœur d’une communauté toute entière. Joie, joie, devant ce foisonnement qui s’affranchit et affranchit – et me voilà qui pontifie sur – et m’englue joyeusement dans – les marges.
Flyer des 3èmes UEF & Du bout des lièvres d’Angèle Douche