L’enjeu de cette élection est évidemment de savoir qui sera le prochain premier ministre, dans un classique duel entre les libéraux de Justin Trudeau (secoués, mais solides avec un excellent chef en campagne) et les conservateurs d’Andrew Scheer (surfant sur plusieurs secousses dans le gouvernement Trudeau, mais au chef peu charismatique et teinté des années Harper). Ce duel annoncé avance peu depuis des mois, il n’y a jamais vraiment eu de moment où les deux partis ont vraiment eu de gros écarts de voix, restant généralement dans les marges d’erreur des sondages. Dans ce cadre une victoire libérale semble la plus probable, car son score plus homogène sur le territoire national lui permet d’être plus efficace en sièges, quand les conservateurs superperforment pour « rien » en Alberta.
Mais derrière les enjeux du futur premier ministre, cette élection est particulièrement intéressante pour d’autres raisons. Il n’y a en effet jamais eu autant de partis pouvant élire de députés, ni autant jouant leurs avenirs.
Le sort du NPD ?
Traditionnel parti de la gauche canadienne, doublé sur ce flanc par Trudeau en 2015 et jouant depuis une carte très écolo, le Nouveau parti démocratique a subi d’énormes secousses depuis son accession historique à l’opposition officielle en 2011, lors de la « vague orange ». Le décès rapide de leur charismatique leader Jack Layton a un temps semblé dépassable. Thomas Mulcair, qui lui a succédé, était même donné possible premier ministre en 2015, mais après la campagne et la remontada impressionnante de Trudeau, le NPD a fondu de 103 députés (sur 308) à 44 (sur 138).
Malgré ses qualités reconnues, le nouveau leader Jagmeet Singh a de grandes difficultés à imprégner dans les sondages, la campagne lui donnera peut-être des ailes, mais à ce jour il ne décolle guère, avec des sondages cependant très variables, entre 7 % et 17 % ! Malgré tout, ces résultats laissent entrevoir une chute, et il serait même possible que le parti perde le statut de parti officiel, une première depuis 1993. Un espoir ? Lors de cette élection, le NPD avait chuté de 43 à 9 députés, cela ne l’avait pas empêché de reprendre des couleurs ensuite… L’existence du NPD reste cependant un enjeu majeur de cette élection, notamment au Québec où il avait largement percé en 2011 et pourrait tomber à un siège, voire plus du tout.
Le destin des verts ?
Pour les Verts du Canada, nous sommes dans un momentum : la mobilisation sur le climat est mondiale, pour la première fois les 18-35 ans auront plus de poids que les baby-boomers et l’environnement est leur priorité (cependant, voteront-ils ?) et la dernière partielle de la mandature a eu, par un hasard heureux pour eux, lieu dans la circonscription voisine de celle de la cheffe Elizabeth May, une des plus favorables au pays. Elle a d’ailleurs basculé, permettant aux Verts d’obtenir deux députés élus sous cette étiquette pour la première fois.
L’ambition des verts est multiple, le début de campagne un peu confus de madame May et le mode de scrutin risque d’empêcher l’espoir, caressé à un moment, d’un groupe parlementaire. Il est cependant fort crédible que les verts obtiennent quatre ou cinq députés cette fois-ci. Selon les projections il semble cependant que certains plafonds de verre ne puissent être brisés pour le moment, notamment gagner un siège sur un autre parti que le NPD (ce qui entraine une chute globale des progressistes) ou hors de la ville de Vancouver.
C’est à peu près le même problème qu’avait Québec solidaire (sortir de Montréal et gagner des sièges autrement que sur le Parti québécois), après plusieurs années il a finalement réussi l’an dernier à briser ces deux obstacles, peut-être cela sera-t-il possible la prochaine fois pour les verts du Canada… Mais c’est encore atteignable cette année selon la campagne. Le parti est au coude à coude avec le NPD, un débat réussi ou raté pourra changer les choses, et si l’ascendant est pris permettre peut-être d’atteindre un siège en Ontario où à l’Île du Prince-Édouard. Pour le moment cela semble inaccessible.
Le retour du Bloc ?
Donné mille fois mort après sa chute drastique en 2011, où il était passé de 49 députés à 4, dont trois l’ont quitté en cours de mandat, le Bloc avait connu une respiration en 2015 grâce à un calcul habile sur les circonscriptions à cibler. Avec un score général pourtant moins bon qu’en 2011, dix députés avaient été élus pour défendre les intérêts des Québécois… ou l’indépendance ? Le malaise constant sur la ligne a mené durant toute la mandature à des crispations et psychodrames dont l’acme fut le départ de 7 députés pour créer « Québec debout », éphémère mouvement qui a disparu après la démission de la cheffe Martine Ouellet.
Le nouveau chef, l’ex-ministre péquiste et ancien chroniqueur politique à la télévision, Yves-François Blanchet, a su réunir ses troupes. Tous les sortants sont candidats à leur réélection et semblent pouvoir être réélus, l’enjeu majeur pour le Bloc est donc de décrocher au moins deux sièges supplémentaires pour devenir un parti officiel.
Avec tout cela, le fractionnement du vote paraît bien plus fort qu’à l’ordinaire. Bien sûr, les verts existaient déjà, mais ils réalisaient souvent des scores autour de 3-4 % et sont généralement crédités d’au moins 10 % cette année dans la plupart des circonscriptions. Il faut y ajouter la création du Parti populaire du Canada, formation à l’origine libertarienne, mais plutôt de droite rance, portée par l’ex-candidat à la direction du Parti conservateur et député de Beauce Maxime Bernier. Reprenant une rhétorique trumpienne, il a réussi à présenter des candidats partout et à se faire inviter aux débats des chefs, il mène une chaude lutte dans sa circonscription et pourrait être réélu. En ce cas il y aurait six partis représentés à la Chambre des communes le soir de l’élection, une première. Ajoutons-y la possibilité d’élection de l’ex-ministre libérale déclencheure de l’affaire SNC-Lavalin Jody Wilson-Raybould dans Vancouver Granville. Candidate indépendante avec de bonnes chances de réélection, elle a d’ailleurs reçu hier le soutien de la cheffe du Parti vert du Canada, quand bien même le parti présente une candidate dans la circonscription !
Ce paysage offre donc la perspecpective d’un gouvernement minoritaire à quelques sièges, gouvernement qui devrait alors négocier avec le NPD, les verts ou une indépendante (ou avec Bernier s’il s’agit des conservateurs), potentiellement plusieurs partis. Les verts n’ont d’ailleurs pas exclut une entrée formelle dans un gouvernement, et non juste un soutien, pour une vraie coalition. Là aussi la situation serait inédite au Canada.
Un grand nombre d’enjeux inédits qui font de cette élection un moment particulièrement intéressant de l’histoire politique du pays.