Entretien avec Manon Massé, candidate de Québec Solidaire dans Sainte-Marie–Saint-Jacques

Militante féministe et pour l’égalité des droits, travailleuse communautaire, Manon Massé est une vieille amie de Françoise David, avec qui elle a organisée la marche mondiale des femmes et cofondatrice le mouvement politique Option Citoyenne. Se revendiquant « de gauche, féministe, écologiste et altermondialiste », le mouvement fusionnera avec l’Union des Forces Progressistes en 2006 pour donner naissance à Québec Solidaire. Première candidate du parti, lors d’une partielle dans Sainte-Marie–Saint-Jacques en 2006, elle s’y représente à chaque élection et voit son score s’améliorer à chaque fois. De plus en plus mise sur le devant de la scène, c’est une figure marquante du parti et sans doute une de leurs futures députées.

[Edit. avril 2014 : Quelques mois après cet entretien, Manon est devenue députée de Sainte-Marie–Saint-Jacques]


Manon Massé par Cindy Boyce.

On te présente souvent comme une féministe, une travailleuse communautaire ou une militante politique. Trois affirmations justes, mais qui ne peuvent limiter ton parcours. Peux-tu le présenter les sources de ton engagement aux lecteurs ?

Je suis une femme qui carbure à l’injustice. Ça me met en action. Issue de la classe populaire, j’ai été élevée dans une famille très croyante, pour qui « prendre soin de l’autre », particulièrement du plus vulnérable, était très important. Très jeune je me suis dédiée à « l’amour du prochain », pas par hypocrisie, pas par obligation ou par pitié, mais parce que l’autre est comme moi un « enfant de Dieu » et nous sommes donc toutes et tous égaux. Sans suivre les mêmes pistes que mes parents, j’ai énormément appris de ces grandes valeurs.

J’ai commencé mon processus de politisation au début de la vingtaine dans les années 80, au contact de « l’éducation populaire ». J’ai commencé à comprendre les systèmes d’oppression qui m’infligeaient des souffrances en tant que femme, lesbienne et pauvre. Tout s’en est suivi. Mon engagement réside depuis toujours en ma conviction viscérale que tous les êtres humains naissent libres et égaux, en dignité et en droits. Malheureusement, trop de profiteurs ne veulent pas reconnaître ce fait et agissent à l’encontre de ce principe en abusant de leur semblable.

Une facilité pourrait faire dire que tu es passée du militantisme associatif au politique. Bien sûr tu n’as pas quitté le champ associatif et ton activité a toujours été politique, mais malgré tout il y a bien eu un virage quand tu es devenue la première candidate de Québec Solidaire, lors de l’élection partielle de Sainte-Marie–Saint-Jacques en avril 2006. Comment as-tu abordé cette nouvelle forme d’engagement, et pourquoi avoir franchi le pas ?

C’est la féministe en moi qui m’a amenée à faire le choix de me présenter comme candidate. Depuis les débuts, j’ai travaillé à la mise sur pied d’Option citoyenne et à la fusion avec l’Union des forces progressistes. Je me suis impliquée dans la création de Québec solidaire dans l’objectif très clair et nommé de faire élire Françoise David, une leader extraordinaire avec laquelle je travaillais depuis une dizaine d’années.

Un mois avant le congrès de fondation de QS, nous savions que le gouvernement allait déclencher une élection partielle dans mon comté, laissé libre par André Boulerice quelques mois auparavant. Les seuls noms qui sortaient comme candidature potentielle étaient des hommes. J’étais incapable d’accepter que le premier parti politique féministe présente un homme comme première candidature.

C’est donc avec beaucoup d’audace et de candeur que j’ai sauté dans le train. Dès le début de la campagne, j’ai compris que dans les faits, le travail politique n’était que la continuité du travail d’éducation populaire que je faisais depuis une vingtaine d’années. Aller à la rencontre des gens, prendre le temps de leur expliquer comment fonctionne le système dans lequel nous vivons et comment on peut changer les choses. Redonner espoir à celles et ceux qui ne sont jamais considérés par ce système.

De plus, mon travail de militance m’avait formée à analyser, à être critique et à formuler des alternatives. J’étais surtout prête à mener la bataille pour que le mode de scrutin soit plus juste et pour que chaque vote compte. Je suis une grande démocrate et le système québécois actuel est beaucoup trop injuste pour que je dorme tranquille.

Si tu épouses toutes les thèses de Québec Solidaire, quels sont les sujets qui te semblent prioritaires, et que tu défends particulièrement – que ce soit dans et hors du parti.

En premier lieu je dirais l’économie. Québec solidaire a une vision de l’économie qui me réconcilie avec la démocratie représentative. Nous avons abandonné l’économie aux mains des économistes, qui finissent par se convaincre et nous convaincre que l’économie est une science exacte. Le système capitaliste crée beaucoup trop d’abus, d’injustices et de guerres pour que nous restions silencieux-ses. Les gens qui maintiennent ce système en place n’ont pas à cœur l’intérêt collectif, ni le bien commun et ni l’environnement. Quand Québec solidaire parle de justice sociale, il ne fait que s’appuyer sur la nécessaire justice fiscale qui est occultée dans le discours dominant des grands cravatés du capital. Ils ne cessent de dire que nous devons faire notre « juste part », alors qu’ils savent très bien que des milliards de dollars passent annuellement dans des paradis fiscaux, en toute légalité, sans que le peuple en bénéficie pour le financement de ses services publics. Ça m’indigne et me dégoute.

Le deuxième thème est l’environnement. Non pas comme une ressource exploitable, mais en tant que bien commun que nous partageons avec l’ensemble des habitantEs de cette terre. Je me sens très reconnaissante de pouvoir boire de l’eau saine, de respirer de l’air qui ne m’empoisonne pas trop et de pouvoir manger trois repas par jour. Comment puis-je accepter de ne pas tenir compte de tout ça? Pour QS, l’environnement n’est pas quelque chose à exploiter, mais à protéger. La fin de la dépendance au pétrole et le programme d’efficacité énergétique est pour moi d’une grande cohérence avec les valeurs de bien commun qui nous tiennent tant à cœur.

C’est en effet une question fondamentale, d’autant que le Québec est très riche en ressources, mais certaines d’entre-elles sont loin d’être « propre », je pense notamment aux mines d’uranium ou d’amiante. Dans le cas d’un gouvernement solidaire, quelles seraient les priorités pour effectuer la transition écologiques ?

Pour QS, il faut radicalement rompre avec les énergies non renouvelables et tout particulièrement les hydrocarbures. Nous avons été le premier parti à dénoncer l’attitude hypocrite du Québec face à l’amiante en interdisant d’une part son utilisation ici au Québec mais en poursuivant son exportation.

De plus il faut que le gouvernement mette fin à ces mines à ciel ouvert qui détruisent complètement les paysages et les milieux de vie des communautés. Les gens de Malartic dans la région de l’Abitibi en savent quelque chose.

Il est donc urgent de développer une économie au service de l’ensemble de la population et non seulement au profit d’une poignée de gens qui en profite et qui n’ont aucune considération pour l’environnement. Pour ce faire, on ne peut pas continuer dans la logique de surconsommation dans laquelle nous pousse sans cesse le capitalisme néolibéral. Les mines ne sont qu’un exemple.

Portrait-vidéo de Manon Massé lors de la campagne de 2012.

Québec Solidaire présente une option souverainiste de gauche et s’adresse à tous les Québécois, on reproche cependant régulièrement deux choses au parti : être centré sur Montréal, et être de faux-indépendantistes, quelles sont tes réponses à ces attaques récurrentes ?

C’est mal connaître notre parti que de dire que nous sommes centrés sur Montréal. Certes, nos deux élus actuels sont de Montréal, mais les dossiers qu’il et elle portent touchent tout le Québec. Par exemple, dans le dossier des mines, ou dans celui de l’extraction du gaz de schistes ou encore celui de l’exploitation des ressources gazières en Gaspésie, on ne parle pas aux MontréalaisEs. Même chose lorsque l’on défend les personnes à l’aide sociale ; il y en a partout au Québec.

Il faut parler avec les Guy Leclerc d’Abitibi, Patricia Chartier de Gaspésie, Serge Roy de Québec, de Louise Beaudry de Berthier pour voir que notre parti est bien implanté dans l’ensemble du territoire. Reste-t-il encore du travail à faire? Bien sûr. Quoique nous ayons présenté des candidatEs dans chaque comté lors des trois dernières élections générales, et nous entendons faire de même pour la prochaine, enraciner solidement Québec solidaire dans l’ensemble du territoire québécois demeure un objectif.

Je suis excédée de la malhonnêteté intellectuelle des personnes qui nous traitent de faux indépendantistes. Notre engagement est clair : lors de notre premier mandat, faire élire une assemblée constituante qui aura pour mandat de rédiger la constitution du Québec grâce à un vaste exercice de participation citoyenne partout à travers le Québec. Au bout de la démarche, les QuébécoisEs seront appelés par voix de référendums à se prononcer sur le document. Que voulez-vous de plus comme preuve de notre désir de faire l’indépendance?

À Québec solidaire, nous croyons à la souveraineté du peuple, c’est pourquoi nous voulons prendre le temps de faire émerger un projet de société qui rassemble les QuébécoisEs avant de le soumettre aux voies. Un projet comme la Charte des valeurs du gouvernement péquiste divise les Québécois et Québecoise et me confirme que ce parti souhaite plus se maintenir au pouvoir que faire du Québec un pays.

Quand j’écoute les discours dominants des indépendantistes, notamment sur le droit des nations à disposer d’eux-même, je suis toujours très surpris par l’oubli des Premières Nations. Le plan Nord, largement combattu par QS, n’était qu’une fausse réponse visant à encore plus déposséder les peuples autochtones, quel est ton regard sur les minorités indiennes et inuit, souvent décriées, et que proposent les solidaires pour cette population ?

C’est vrai que les Premières Nations et leurs droits ancestraux sont très souvent oubliés, pas seulement dans le discours indépendantiste, mais aussi dans l’utilisation du territoire. Pour Québec solidaire, l’autodétermination des Premières nations est une valeur importante.Nous voulons un dialogue peuple à peuple, de façon égalitaire et respectueuse.

Les peuples autochtones doivent être inclus, à part égale, dans tous les débats de société, dont celui de la souveraineté du Québec, du partage des ressources et du territoire. Ce sont nos ancêtres, après tout, et nous les avons isolés, autant physiquement que socialement. Il est donc primordial que le dialogue soit rétabli, dans une perspective de respect et d’inclusion.

Une des fameuses affiches à moustache de Manon

En septembre 2012 un gouvernement péquiste minoritaire a été élu. S’il y a eu quelques gestes forts en début de mandat – fermeture de la centrale nucléaire Gentilly-2, abrogation de la loi 78 – aujourd’hui on ressent beaucoup de déception. La faute à un manque de moyen d’action, mais aussi d’un certain courage politique, qui était d’ailleurs un de vos thèmes de campagne. Quel regard portes-tu sur cette année de gouvernance censément progressiste ?

Le PQ gouverne de façon tout à fait prévisible. Depuis longtemps on le voit, dans l’opposition il met de l’avant des propositions de gauche alors qu’une fois au pouvoir, il gouverne dans la pure tradition de la droite. Le peuple québécois l’avait oublié, car cela faisait trop longtemps que le PQ était dans l’opposition.

Il n’y a rien de progressiste dans la façon de gérer du PQ : monsieur Marceau et son austérité budgétaire avec les tarifications des services publics (santé, éducation) qu’on applique, les accords de libre-échange qu’on encense, le pétrole qu’on accueille à bras ouvert qu’il provienne d’Anticosti ou d’Alberta, les redevances minières qu’on ose à peine réclamer, les coupes à l’aide sociale en prétendant une amélioration, le retour de la taxe santé et non de l’imposition du gain de capital….. Je m’arrête là.

Ce gouvernement n’agit pas pour le bien-être de tout le monde et en ce sens, il n’est pas très différent de son prédécesseur. Ceci étant dit, il y a quelques dossiers pour lesquels nous gardons les doigts croisés afin que les députés qui les portent ne soient pas bâillonnés par le ministre des Finances et sa politique d’austérité, notamment ceux de la politique de lutte à l’itinérance et de l’électrification des transports.

En conclusion, j’aimerai que nous parlions de l’actuelle charte de la laïcité. Ce projet propose d’interdire le port de signes religieux ostentatoires à tous les fonctionnaires, ainsi que le port de certains signes religieux en public. Les arguments sont la défense d’une certaine laïcité, l’intégration et la protection des femmes. À contre-courant de ce que certains auraient pu attendre Québec Solidaire s’oppose à ce projet jugé stigmatisant pour des populations déjà minoritaires. Françoise David s’y oppose aussi en tant que féministe, ce qui en a surpris plus d’un. Peux-tu m’expliquer comment tu abordes cette question complexe de la laïcité et de l’intégration ?

Selon moi, le PQ a pris un chemin très dangereux en mettant au jeu au mois de septembre dernier le projet de Charte des valeurs québécoises. Ce projet n’a rien à voir avec la laïcité annoncée, mais parle plutôt de l’identité québécoise tant recherchée et malheureusement, pas encore reconnue. Ce qui m’inquiète profondément, c’est qu’on aborde cette question dans une perspective d’exclusion. Les échanges qui en ont découlé sur la place publique n’ont d’ailleurs pas toujours mis au jour ce qu’il y a de plus beau chez mon peuple!

Ce qui me choque aussi, c’est que le PQ propose une laïcité de l’État à deux vitesses : non aux symboles religieux trop apparents dans la fonction publique, mais oui au crucifix à l’Assemblée nationale, au droit de retrait de certaines institutions, sans dire un mot sur le financement à la hauteur de 60% des écoles privées dont plusieurs sont confessionnelles, et rien non plus sur le congé fiscal pour les organisations religieuses…Quelle hypocrisie!

Comme féministe, je n’en peux plus de voir ce débat se faire sur le dos des femmes. Elles avaient déjà donné avec la commission Bouchard-Taylor. Avec ce projet de charte, au nom de la protection de ces femmes qui portent le foulard, on encadre légalement leur exclusion.

Ni obligation, ni interdiction! Voilà ma conviction. C’est par l’éducation et l’autonomie économique que les femmes, tout comme les Québécoises des années 60, trouveront la liberté que le ministre Drainville et les Jeannettes de ce monde veulent « leur offrir ». Comme féministe, je respecte leur droit d’enlever leur hijab au moment où elles le veulent, si elles le veulent. Dans les années 70 et 80, j’ai scandé : « Nous aurons les enfants que nous voulons », « Mon corps c’est mon corps ». Je ne me mettrai pas aujourd’hui à scander « Ôte ton voile parce qu’il me dérange ».

Ceci étant dit, nous devons agir face aux différentes forment d’extrémismes religieux. Nous les femmes, les lesbiennes et gais, les marginaux, le savons très bien. De l’oppression, il y en a partout, et si j’en crois les statistiques au Québec, l’égalité entre les femmes et les hommes et l’ouverture aux communautés LGBT sont bien plus compromises par la majorité blanche, catholique, hétérosexuelle, que par le faible pourcentage de 2% de musulmanEs.

Pour aller plus loin :
Facebook de Manon Massé ;
–  Site de Québec Solidaire ;
Site de Québec Solidaire Sainte-Marie-Saint-Jacques.

 

Charte des valeurs et laïcité

Le grand débat du moment au Québec est une « Charte des valeurs québécoises» que le gouvernement veut à tout prix faire passer. Socle nécessaire d’une affirmation identitaire et laïque pour ses défenseurs, faux-nez d’une charte anti-musulmans ou vecteur de divisions inutiles pour les opposants, certains y voient aussi une simple diversion visant à ressouder l’électorat péquiste derrière sa cheffe.

De fait, on ne parle plus de grand-chose d’autre dans les médias, alors même que la population ne semble pas si passionnée que ça par le sujet. Société multi-culturelle par essence, le Québec avait une certaine habitude du compromis et une tolérance globale des religions bien plus souple que la nôtre, à l’image des peuples anglo-saxons. Mais qu’est-ce que cette charte au juste ? D’où vient-elle et que dit-elle réellement ? Petit tour d’horizon.

Quel contexte ?

bouchardCharles Taylor et Gérard Bouchard

La charte des valeurs, qui est plus une charte de la laïcité qu’autre chose, n’est pas née d’hier. Rappelons que le Canada est un état sans religion (même si sa dirigeante, la Reine, dirige l’église anglicane) affirmant en préambule de sa Charte des valeurs et des libertés que le pays « est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la règle de droit ». Il ne s’agit donc pas d’un pays laïque stricto-sensu. Même si l’état ne finance directement aucun groupe religieux, les groupes religieux bénéficient cependant de déductions d’impôts, etc.

Globalement, le Canada affiche un principe de tolérance, de liberté de pratique et de neutralité vis-à-vis de la religion, considérant simplement que les pratiques sont acceptables tant qu’elles ne mettent pas en danger la vie d’autrui: la charte revendique d’ailleurs le multiculturalisme. Arguant que la majorité des cas ne prête pas à débat ou peut se trancher facilement, l’État invite à procéder à des « accommodements raisonnables », notion recouvrant de légères adaptations visant à éviter les discriminations, entre autres religieuses.

Cette procédure souple n’a cependant pas été sans créer de problèmes, et plusieurs controverses ont éclaté à partir des années 2000, notamment au Québec. Parmi elles, voici quelques cas bien différents : des musulmans souhaitant avoir une salle de prière au travail, un élève revendiquant son droit de porter le kirpan (sorte de couteau traditionnel des sikh) à l’école, ou le retrait des crèches de Noël par la ville de Mont-Royal afin de ne pas devoir y ajouter d’autres signes religieux que ceux des chrétiens.

Afin de répondre à ces problème, le premier ministre libéral Jean Charest met sur place une commission codirigée par le philosophe Charles Taylor et le sociologue Gérard Bouchard (frère de l’ancien premier ministre Lucien Bouchard) en février 2007. La commission doit à la foi dresser un état des lieux et élaborer des recommandations afin d’adapter la loi, d’éviter des problèmes récurrents et de trancher plus facilement les cas complexes. Au bout d’un an, la commission publie un rapport globalement salué mais rejeté par le gouvernement libéral, notamment parce qu’il demande d’interdire les prières d’ouverture dans les conseils municipaux ou de retirer le crucifix de la chambre bleue de l’Assemblée nationale. Le rapport demandait aussi à ce que les garants de l’autorité de l’État1 ne portent pas de signe religieux et que les non-chrétiens puissent plus facilement obtenir des jours de congés pour les fêtes religieuses, afin d’équilibrer avec les jours fériés.

Le PLQ enterre donc le projet jugeant qu’il est urgent de ne rien faire. Élu, le PQ a annoncé qu’il relançait le projet, chargeant Bernard Drainville, ministre des institutions démocratiques et de la participation citoyenne, d’élaborer une Charte des valeurs québécoise et de la laïcité. L’idée affichée était de faire une loi consensuelle, affirmant l’identité québécoise et forçant les politiques au compromis. Finalement, le projet aura été très clivant, a fait la une des médias et n’a cessé de diviser, y compris au sein des rang souverainistes, tous n’étant pas toujours à l’aise avec ce qui ressemblait parfois à une stigmatisation des étrangers et – tiens, tiens… – particulièrement des musulmans.

Mais la Charte du PQ n’est pas l’émanation directe du rapport. Faisons le point.

Quel projet pour quel effet ?

bdBernard Drainville, Ministre responsable des
Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne

Initialement, la Charte du parti québécois reprenait une bonne partie du rapport Bouchard/Taylor en allant souvent plus loin, en gros en interdisant le port de signes religieux à tous les fonctionnaires, du magistrat à la secrétaire administrative. Les péquistes s’appuient d’ailleurs sur l’exemple français, qui applique cette règle en allant même plus loin puisqu’il interdit le port de signes ostentatoires dans les écoles par les usagers mêmes. Le reproche fait aux péquistes est simple : prétexter la laïcité pour stigmatiser des populations minoritaires, reniant ainsi le principe de multiculturalisme à l’origine de tous les pays d’Amérique du Nord. Les fédéralistes arguent qu’en agissant ainsi le PQ cherche juste à cliver en désignant des cibles du doigt afin de resserrer les rangs indépendantistes, qui tiennent beaucoup à une affirmation identitaire et se dispersaient vers d’autres partis auparavant. Ce d’autant que la Charte est actuellement en débat et que des rumeurs d’élections à l’automne bruissaient, rumeur démenties dernièrement, Pauline Marois indiquant qu’elle fera voter la Charte avant les élections afin d’en dégager toutes arrières-pensées électoralistes.

Bizarrement le PQ souhaite conserver le crucifix dans la chambre parlementaire, le considérant comme une pièce historique et non religieuse. Ce sujet relativement anecdotique à déclenché une petite bronca dans les forces de gauches, soulignant que le crucifix était relativement récent2 et qu’il pouvait très bien être mis dans le musée de l’Assemblée, dénonçant ainsi une laïcité à deux vitesses entre chrétiens et autres croyants. Le PQ a évolué sur sa position, indiquant qu’il était prêt à des concessions sur ce sujet.

La charte des valeurs n’est cependant pas une lubie sortie de nulle part, elle était clairement annoncée lors des élections de 2012, mais son contenu en a surpris plus d’un, y compris au sein des indépendantistes3. Contrairement à la France où l’acception de la laïcité est son exclusion de l’espace public, au Québec on entend plutôt la possibilité pour chacun d’exercer librement sa religion. Ainsi, quasiment personne au Québec ne voit de problème à ce qu’une secrétaire de mairie ou une infirmière soit voilée si elle fait bien son boulot. Une antienne avec laquelle je serai d’ailleurs plutôt d’accord tant qu’il n’y a pas de prosélytisme sur le lieu de travail et que les agents de l’État exerçant l’autorité restent neutres. Reste à placer le curseur de l’autorité. Personnellement, je pense que les enseignants sont porteurs de l’autorité de l’État et doivent être neutres, ce qui est une position assez minoritaire chez mes camarades indépendantistes et ne cesse de m’étonner (sans doute que je pense en bon gros Français).

Pour résumer la charte, elle se base sur cinq piliers – comme l’Islam mais je doute que ce soit volontaire –, présentés comme tels quel par le gouvernement et commentés par mes soins :

– « Modifier la charte québécoise des droits et libertés de la personne » pour y inscrire la neutralité religieuse de l’État et l’égalité homme-femme : difficile de ne pas être d’accord quand on est laïc convaincu (ce qui n’est pas une obligation, certes) ;

– « Énoncer un devoir de réserve et de neutralité pour le personnel de l’État » visant à interdire de manière claire le prosélytisme religieux lors de l’exercice de ses fonctions, comme cela existe déjà pour les opinions politiques, ce qui semble assez normal ;

– « Encadrer le port des signes religieux ostentatoires » : première mesure réellement polémique, elle vise à interdire à un certain nombre de fonctionnaires de porter des signes religieux, et cela va bien plus loin que la Commission Bouchard/Taylor4. Au delà de choix contestés quant aux types de fonctionnaires choisis, le ministère à eu la très mauvaise idée de permettre aux conseils d’administration des structures d’éducation, de santé et aux municipalités de voter des dérogations à la loi. Ainsi le gouvernement semble dire que cette liste de fonctionnaires devant être neutres n’est pas si réelle que ça. Cela engendre donc une autre frange de protestations refusant ce principe de dérogations et disant qu’il faut soit interdire, soit autoriser mais pas faire un peu tout et n’importe quoi. Dans une Charte visant à poser des balises claires sur les accommodements raisonnables, le flou est difficile à comprendre ;

– « Rendre obligatoire le visage à découvert lorsqu’on donne ou reçoit un service de l’État » n’est pas forcément reprochable en soit mais la formulation fait tout de suite penser aux musulmanes voilées. S’il s’agit simplement de s’assurer que le visage et bien le visage (comme stipulé, mais on peu se méfier) est concerné alors cela semble normal, ne serait-ce que pour que l’on s’assure que la personne est la bonne, mais il faudra veiller à ce que ça ne déborde pas plus loin ;

– « Établir une politique de mise en œuvre pour les organismes de l’État » est la mesure la plus administrative, qui indique qu’il faut se donner les moyens dans tous les ministères et organismes d’État d’appliquer la Charte, de mettre en œuvre des accommodements et d’assurer leur fonctionnement. Rien que du logique, on se demande presque pourquoi cela vaut un point spécifique.

Le projet de loi finalement déposé le 07 novembre autorise cette possibilité de dérogation mais uniquement pour une durée de cinq ans non-renouvelable, afin de prendre le temps de mettre tout en place, ce qui est très différent. Le Gouvernement ayant accepté que le projet soit l’objet d’une consultation générale en commission parlementaire débutant début 2014, le texte ne sera pas voté tout de suite et des amendements sont tout à fait possibles.

crucLe crucifix de l’Assemblée Nationale

Les réactions politiques

Tout les partis provinciaux admettent l’importance d’une clarification du droit mais les réactions sont très différentes. Les plus virulents sont les libéraux qui ont clairement annoncé qu’ils ne voteraient pas la Charte du PQ, fustigée comme étant électoraliste et discriminatoire. Québec solidaire s’oppose de son côté à la Charte en l’état, considérant que sa rédaction est partiale et vise avant tout les musulmanes et jugeant que des lois plus restrictives ne feraient qu’empêcher encore plus les femmes brimées de sortir de chez elles. Le parti salue toutefois la volonté d’affirmer un État laïc.

La CAQ est le seul parti a avoir ouvertement soutenu le projet gouvernemental, même si François Legault souhaiterait que seules les catégories désignées par la commission Bouchard/Taylor soient concernées. Il a appelé à des réunions entre chefs de partis sur ce sujet afin de trouver un compromis, proposition rejeté par le Gouvernement. Jugeant le sujet mineur comparativement à l’économie, Legault souhaite aujourd’hui surtout en finir avec ce débat.

Au niveau fédéral le NPD comme le Parti Libéral du Canada s’opposent à la Charte au nom des droits de l’homme. Le parti Conservateur, au pouvoir au Canada, également. Il a, de plus, refusé l’idée d’une Charte spécifiquement québécoise et le gouvernement fédéral a annoncé être près à aller en justice si nécessaire. Sans surprise le Bloc fait corps derrière le PQ, allant jusqu’à exclure sans coup férir une de leur rare députée parce qu’elle avait critiqué le projet.

Au niveau associatif, de nombreux groupes ont dénoncé des mesures affaiblissant des populations déjà faibles. Des organisations importantes comme la la Fédération des femmes du Québec utilisent des mots très durs. Ainsi, sa présidente Alexa Conradi déclare que « le gouvernement officialise la discrimination au nom des valeurs québécoises » quand la Ligue des Droits et libertés parle d’un « recul pour les droits humains ». La plupart des associations scolaires y sont aussi opposées.

Enfin, il est à noter que Gérald Bouchard et Charles Taylor ont tous deux dénoncé la Charte censément issue de leurs travaux. Le premier décrit un projet nuisible aux Québécois parce qu’il les divise au lieu de les unir, ainsi que nuisible au Québec car salissant son image à l’étranger. Le second parle tout simplement de projet de loi « catastrophique ».

Il existe bien sûr des associations favorables au projet comme la Coalition pour la laïcité ou les Janettes, mais elles sont clairement minoritaires.

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Voilà en quoi consistent les problèmes relatifs à la Charte. C’est une question certes complexe, où l’intérêt général et le jeu politique se confondent, comme souvent. Comme d’ordinaire n’hésitez pas à poster un commentaire pour compléter où à m’envoyer un message, comme certains l’ont fait la semaine dernière.

Pour aller plus loin :
Le texte de loi ;
Le site du gouvernement ;
Dossier regroupant les articles sur la Charte sur le site du Devoir ;
Chronique de Catherine Dorion, qui rappelle que bon, tout ça est-il bien si important ? ;
Site « Laïcité féministe » à la foi féministe, laïque et opposé à certains points de la Charte ;
– Deux tribunes d’intellectuels, une en soutien à la Charte et une en opposition frontale

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1 Désignant ainsi les policiers, magistrats, procureurs, gardiens de prisons, présidents et vice-président de l’Assemblée Nationale. Mais ils ne visent pas les enseignants, les députés ni les fonctionnaire non-titulaire d’une autorité directe.

2 Il avait été mis en place par le ministre unioniste (conservateur) Maurice Duplessis en 1936 afin d’indiquer les liens étroits entre l’église catholique et le Québec.

3 Par exemple, Catherine Dorion s’en est étonnée, Québec Solidaire a aussi manifesté son rejet d’une laïcité à deux vitesses, etc.

4 À savoir : le personnel de l’État exerçant un pouvoir de sanction (juges nommés par le Québec, procureurs et magistrats, membres d’un corps policier, agentes et agents correctionnels) comme le recommandait la commission mais aussi le personnel des ministères et organismes ; le personnel des centres de la petite enfance (CPE) et celui des garderies privées subventionnées ; le personnel des commissions scolaires, dont celui des écoles primaires et secondaires publiques ; le personnel des cégeps et des universités ; le personnel du réseau public de santé et services sociaux et le personnel des municipalités. Soit une grosse partie des fonctionnaires mais pas tous les fonctionnaires comme on peut le lire (par exemple, les salariés d’Hydro-Québec ne sont pas concernés).

Crédit photos : Taylor/Bouchard © Ivanoh Demers/Archives La Presse, Bernard Drainville est issu de wikimedia, Crucifix © Francis Vachon/Presse Canadienne.