C’est de toi, ma terre, que j’apprends ma leçon (René Philoctète, poète haïtien, 1932-1995)
Compte-rendu d’une table ronde à la Bibliothèque de l’Hôtel de ville de Paris, (Lundi 27 mars 2023)
Le lundi 27 mars 2023, dans le cadre de la semaine de la langue française et de la francophonie, la chaude, toute de bois et de force persuasive, Bibliothèque de l’Hôtel de ville accueillait une rencontre organisée par l’association Bibliocité consacrée aux littératures caribéennes. La table ronde, modérée par la journaliste littéraire Catherine Pont-Humbert, spécialiste des littératures caribéennes, réunissait 3 auteurices, dont les œuvres portent une diversité d’imaginaires et d’écritures : Daniel Maximin[1], poète, romancier, essayiste né à la Guadeloupe et résidant à Paris, Rodney Saint-Eloi[2], poète et essayiste haïtien vivant à Montréal, reçu en 2015 à l’Académie des Lettres du Québec et fondateur de la maison d’édition Mémoire d’encrier, et Evelyne Trouillot[3], dramaturge, poétesse, essayiste et autrice de contes pour enfants haïtienne, vivant en Haïti et travaillant dans l’éducation.
C’est à l’occasion du centenaire de la naissance de Jacques Stephen Alexis (1922-1961) que s’est tenue cette rencontre, qui avait vocation à proposer une traversée de l’histoire de la littérature caribéenne. Neurologue de formation, homme politique et écrivain, Stephen Alexis rayonne en effet encore aujourd’hui autant pour la résistance qu’il a opposée à la dictature de François Duvalier, qui le fera assassiner, que pour son œuvre romanesque[4] défendant un réalisme merveilleux propre à la Caraïbe.
A cette occasion, nous avons toutes et tous renversé la nef de la Bibliothèque de l’Hôtel de ville de Paris, anciennement bibliothèque administrative de la ville et non pas spécialisée en littérature, mais qui a vu par la suite accroître son fonds étranger et des anciennes colonies de tout ce qui se produisait dans ces territoires outre-mer contrôlés par la France. Pour renverser cette nef et naviguer serein.es dans ces eaux pour ma part inconnues, les auteurices présent.es ont en particulier témoigné de leur rapport à l’écriture poétique et à cette zone géographique de la Caraïbe, marquée par la lutte pour la liberté, la beauté des paysages, une relation très forte de ses habitant.es au territoire et la vibration d’une solidarité propre à la créolité.
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Dans un premier temps, Catherine Pont-Humbert a interrogé le rapport des invité.es à la poésie, définie en tant que force apte à faire bouger les lignes du monde, avec des écrivain.es porté.es d’après elle par la conscience de ce pouvoir des mots, témoins engagés de la trace de ce qui va mal. Ainsi, Rodney Saint-Eloi a insisté sur l’absence de pouvoir qui le caractérisait en tant qu’haïtien et en tant que noir, situé de l’autre côté de l’Histoire, qu’il a appelé celui de la dépossession. Le poète a alors défini la poésie comme une voie, toute d’évidente clarté, à même de lui permettre de trouver sa propre langue. Lui assurant une présence, la poésie l’aiderait ainsi à ne pas être à côté de son cri. C’est aussi ce regard qu’a défendu la poétesse Evelyne Trouillot, qui a défini la poésie comme l’arme ultime à même de changer le monde, mais en faisant coïncider cette quête d’une métamorphose collective avec une exploration de l’intime, qui porterait en lui les secrets du monde et aiderait à trouver du sens dans un opaque de gouache (expression toute personnelle ici, je l’avoue !). Ecrire de la poésie correspond donc d’après l’autrice à une déchirure qui nourrit et redonne à voir le jour et redonne le jour. La parole du poète Daniel Maximin, tout autant lumineuse à mes yeux, a défini l’écriture poétique comme continuatrice de l’acte politique, permettant d’aller + loin dans le désir de liberté, dans la mesure où la poésie serait cette écriture qui frauderait le + avec les contraintes de la langue. Cette forme d’écriture, en particulier de langue créole, permettrait donc de s’affranchir des langues impériales conquérantes. Montrer qu’on est créateur d’une langue, fruit d’un trafic de la matière, apparaît en effet à l’auteur comme un témoignage de résistance à l’oppression, le militantisme politique se mêlant alors intimement à un militantisme esthétique, ce sur quoi le compte-rendu reviendra.
L’expression d’une réappropriation d’une Histoire et d’une langue a ensuite appelé la modératrice à interroger les intervenant.es sur leur approche de l’espace, en particulier par le biais du thème de l’insularité, dans le cas de la Guadeloupe, définie comme île à part entière, et Haïti, définie par les invité.es comme demie île. Les 2 espaces peuvent de fait être définis dans leurs fissures, et aussi leur figuration dans l’imaginaire collectif européen, comme situés entre soleil et épouvante. En effet, la nature y est belle mais aussi colérique avec ses cyclones, ses tremblements de terre, ses éruptions volcaniques, qui font dire à Rodney Saint-Eloi que la géographie y boîte, que la géographie y déborde. En l’occurrence, Evelyne Trouillot pense l’île non pas comme un espace d’enfermement et de repli mais, – justement comme une représentation spatiale du créole –, un point de rencontre[5]. Ce n’est, non pas le repli et l’immobilité qui prévalent, mais le mouvement perpétuel de la mer, thème récurrent de son œuvre. C’est aussi dans ce sens que semble aller Rodney Saint-Eloi, qui défend une poétique du vivant, lui qui se surprend dans sa poésie à parler à ses ancêtres et aux animaux. Ainsi, une île ferait toujours d’après lui, par essence, un archipel. C’est un cœur, un gros cœur, qui fait qu’il est difficile d’utiliser un seul déterminatif pour la désigner car l’île incarne un tout difficile à diviser.
Daniel Maximin a quant à lui distingué l’espace insulaire de l’espace en archipel. En effet, quand le cyclone frappe l’île, il frappe aussi les autres îles, ce qui fait que l’île développe alors dans la Caraïbe une identité d’archipel. Elle se distinguerait ainsi de l’île comme lieu isolé, et d’une oasis qui, derrière elle, n’en proposerait pas d’autre. L’espoir est ainsi toujours possible pour un cœur caribéen. Le poète a alors rappelé les termes de la 1ère Constitution d’Haïti, qui dit que tout homme qui lutte et résiste est haïtien, ce qui lui a permis de défendre l’idée selon laquelle Haïti est un espace situé au-delà des races, que sa réalité concrète est celle d’un partage de l’humanité qui ne peut ainsi pas, par définition, avoir de frontières : Haïti contiendrait l’univers tout entier et serait un paradis dont la beauté transcenderait les malheurs, en plein milieu du malheur. Comme l’écriture un peu en amont définie comme déchirure émancipatrice, Haïti est pensée dans sa puissance d’énergie féconde, comme puissance de régénération. La nature y serait de fait dans l’écriture, non pas un décor, mais un personnage central.
Les îles de la Caraïbe seraient donc marquées par la présence de l’Histoire, bâties sur une fracture, autant géographique que politique et poétique. Les mémoires de ces espaces sont des mémoires tronquées, d’une mémoire alourdie de larmes selon Evelyne Trouillot, car mémoire qui souffre de l’impossible restitution d’un passé qui pousse les auteurices à s’engager dans une quête du sens du monde. A ce titre, l’autrice a dans un premier temps insisté sur le silence qui pèse sur les souffrances vécues, et qui a conduit à une méconnaissance de l’histoire de l’esclavage par les descendant.es de celleux même qui l’avaient vécu ; trop de non-dits et de partis-pris de départ qui ont mis de côté l’apport des masses, des femmes, des africain.es, pour créer un mythe fondateur de la République d’Haïti. Mais, de son apprentissage abstrait et déterritorialisé de l’Histoire, Evelyne Trouillot dit avoir développé une volonté de briser le silence et de définir l’île et l’archipel, non pas comme un territoire déplacé dans une marge du monde, mais au contraire comme point de départ d’un point de vue sur le monde, un lieu recentré d’où l’on voit le monde et qui donne les clefs pour le comprendre.
Ce déplacement de l’île vers le continent, de la marge vers le centre, qui peut apparaître comme une réappropriation d’un territoire accaparé, a aussi été le cœur du propos de Daniel Maximin, qui voit dans la force de la Caraïbe sa capacité à n’être pas particulière : notre chance, c’est qu’on est tout le monde. Il n’y a pas de tri à faire entre les résistant.es, mot d’ordre qui donne à l’île + qu’aux continents la perspective adéquate pour revenir à la nudité de l’être humain (Daniel Maximin) et la bonne échelle pour comprendre le monde (Catherine Pont-Humbert). Lieu ainsi où l’on ose, où l’on résiste, où l’on n’accepte pas la déshumanisation d’après Rodney Saint-Eloi, l’île fait que, si la condition haïtienne est tragique, elle est aussi de rébellion constante, décoloniale, depuis son refus de tout empire en 1804, année qui a véritablement vu Haïti naître au monde. Ainsi, comme le dit la modératrice, si l’ancrage historique et territorial demeure important, la Caraïbe produit de l’universel en développant intensément un sens du collectif. Son identité profonde viendrait justement, d’après Daniel Maximin, du fait que l’archipel constituerait un condensé d’une Histoire partagée, – le héros national d’Haïti est né sur la montagne Pelée, à la Martinique -, mais qui ne trouve pas à s’accomplir dans un nom. De fait, si les Antilles regroupent la Guadeloupe et la Martinique, il n’existe aucun nom pour désigner l’ensemble formé par la Guadeloupe, la Martinique et Haïti. Ainsi donc, il convient d’après le poète de créer du collectif et, dans un geste autant poétique que politique, de créer un nous malgré eux.
S’est alors nécessairement posée, pour terminer, la question des réalités linguistiques à la Martinique, à la Guadeloupe et en Haïti, car comment trouver les mots pour dire qui on est quand Haïti porte en elle des imaginaires de dépossession et des récits qu’on ne raconte pas ? La réponse tiendrait à la relation au monde, car selon la poétesse Evelyne Trouillot, qui se fait le relais d’une parole visiblement bien représentée en Haïti, chaque pays a l’Histoire d’Haïti, et sous l’Histoire officielle il y a toujours une Histoire qui couve, faite d’entrelacements d’Histoires : l’ombilic d’Haïti est donc amarré à l’ombilic du monde. La langue va en l’occurrence constituer la matière vivante à même d’exprimer cette connexion, qui dit un peu + la résistance et le merveilleux haïtien.nes. La poétesse a en particulier insisté sur la profusion prodigieuse de l’écriture fictive et poétique créolophone. La plupart des écrivain.es écrivent dans les 2 langues, ce qui peut apparaître comme le témoignage d’un désir de prendre acte, enfin, d’un passé, tout en affirmant sa résistance présente, qui doit aussi vibrer dans l’avenir : choisir de créer en créole c’est aussi se réapproprier son Histoire, et l’exprimer avec sa voix propre. Selon le poète Rodney Saint-Eloi, grand passionné de langues qui a préfacé une revue sur les langues minorées, la langue agirait en effet comme un révélateur du partage d’une même utopie. Ainsi, à l’inverse des langues coloniales, qui établissent des rapports qui confrontent et isolent, dans les Anichinabés, un groupe des Premières Nations, les langues ne seraient marquées par aucune distinction de genres et porteraient ainsi l’espoir de l’engagement cohérent d’un corps, faisant fi des différences divisantes. Cette intégrité de l’ensemble n’empêche pas au Canada une richesse extraordinaire des mots, qui puisent dans les répertoires des peuples nomades, qui ont un rapport intime et à la terre, la nature, et au mouvement, pour dire les nuances du monde, sans risquer d’en geler les contours, les mots comme les images, qui y sont au contraire des grains qui coulent, pour toujours, avec une ligne en pointillés, qui irradie, comme horizon.
[1] Daniel Maximin, auteur de Soufrières (1987), L’île et une nuit (1996), Tu, c’est l’enfance (2004) et des Fruits du cyclone : une géopoétique de la caraïbe (2006)
[2] Rodney Saint-Eloi, auteur des Dits des fous d’amour (2003), Je suis la fille du baobab brûlé (2015) et Quand il fait triste Bertha chante (2020)
[3] Evelyne Trouillot, autrice de Rosalie l’infâme (2003) et de Par la fissure de mes mots (2014)
[4] Jacques Stephen Alexis, auteur de Compère Général Soleil (1955) et des Arbres musiciens (1957)
[5] Le créole naît en effet de l’implantation du français « dans les pays colonisés avec des fortunes diverses, souvent influencé par les langues autochtones ou les langues avec lesquelles il entre en contact, [qui donne alors] naissance à des français aux particularismes marqués » (Mireille Huchon, Histoire de la langue française, 2002)
1ères de couvertures du bandeau : Daniel Maximin, Les fruits du cyclone : une géopoétique de la Caraïbe (Editions du Seuil, 2006) ; Evelyne Trouillot, Rosalie l’infâme (Editions Le Temps des Cerises, 2003) ; Rodney Saint-Eloi, Je suis la fille du baobab brûlé (Editions Mémoire d’encrier, 2015)