Compte-rendu d’une rencontre avec Eloïse Marseille, 27 janvier 2023 (FIBD)
Entre 12h et 13h le vendredi 27 janvier 2023, à la suite de la très poétique et militante rencontre avec Julie Delporte, et toujours dans ce petit espace décloisonné du Nouveau Monde, les festivalier.ère.s d’Angoulême ont eu l’heureuse opportunité de rencontrer Eloïse Marseille, jeune autrice québécoise, illustratrice, peintre murale et tatoueuse.
La jeune artiste, aux média multi-matières, venait + particulièrement parler, dans le cadre de cette rencontre avec Sophie Gindensperger, de sa 1ère bande dessinée, récemment parue, Confessions d’une femme normale (Pow Pow, 2022). Tissant elle aussi le fil de l’autobiographie, à sa manière propre, pleine de clarté et de jovialité, l’œuvre raconte une relation au corps, cisaillé entre les filets d’une honte liée à la sexualité, et ce que ce tabou crée de solitude en nous plaçant dans un rapport conflictuel à la normalité.
Sophie Gindensperger, qui animait la rencontre, a dans un premier temps proposé à l’autrice de se concentrer sur les objectifs intimes de ses Confessions, qu’elle a interprétées comme une mise à nu de son cheminement amoureux trébuchant. Le concédant volontiers, Eloïse Marseille a alors défini son œuvre comme une expérience d’écriture thérapeutique et libératrice, qui l’aide, – ce qu’elle espère aussi pour son lectorat -, à se construire et se reconstruire affectivement. L’artiste a en effet évoqué à cette occasion les relectures qu’elles avaient faites de ses journaux intimes écrits durant son adolescence et la compassion qu’elle avait alors éprouvée pour son moi passé, émotion qui a nourri chez elle un désir de partager un vécu qui a pu être pesant, et quelquefois aussi, embarrassant, avec quelques expériences sexuelles cocasses.
Cette observation a amené l’autrice à réfléchir à l’inexistence de son éducation sexuelle, qui a fait qu’elle a découvert son sexe à 22 ans. Sans mots usuels pour exprimer, toute jeune fille, ces papillons dans le poupou qui s’éveillaient soudainement en elle, – image que je trouve d’un imaginaire merveilleux et que l’autrice lit comme la preuve de l’absence de cette éducation -, Eloïse Marseille a révélé qu’elle avait alors très tôt accordé au dessin une fonction masturbatoire – fonction aussi précisément, j’ai alors pensé, de langage. L’artiste a par ailleurs regretté qu’en raison de cette absence de transmission des mots, ces apprentissages sexuels si essentiels soient finalement pris en charge par la pornographie maintsream, qui en déplace les réalités plurielles et les enjeux. Expression dont les images gâchent beaucoup la relation d’un individu à sa propre sexualité, cette instance éducative improvisée expose en effet une représentation très violente de la sexualité, à l’inverse d’une pornographie féministe, mais d’une réception + confidentielle et le fait de petites boîtes de production avec une caisse de résonnance à portée limitée. L’autrice est alors revenue sur les injonctions qui avaient pesé sur son regard de jeune femme et ce désir, très fort, mais qui lui venait donc d’ailleurs, d’être par exemple vue comme formant un couple avec son compagnon. Aussi ce regard décentré a-t-il donc dû être déplacé et délégitimé pour permettre l’avènement d’un regard + libre et serein sur ces questions, et qui est un processus toujours en cours.
Ce regard nouveau, à la fois tendre et qui proteste, a amené l’animatrice à aborder conjointement la question des étapes de la création et celle de la réception de l’œuvre, devant ce geste de dénuement lucide et souriant qui s’y exprime. D’abord, Eloïse Marseille a précisé que le 1er ton recherché pendant l’écriture avait été celui de la légèreté, mais que le livre avait finalement pris une autre tournure. Ce moment de la rencontre dit bien pour moi l’énergie intrinsèque des textes, qui est telle qu’ils échappent quelquefois à leurs auteurices en elleux-mêmes, comme pour vivre de leur vie autonome – témoignage délicat aussi à mes yeux, dans le cas de l’écriture autobiographique, d’une progression toujours en cours du moi qui s’écrit. Cette vibration de ce moi qui s’écrit et qui change en s’écrivant se lit aussi dans la construction de ces Confessions, que l’autrice perçoit comme décousue, car elle n’en avait de fait pas du tout prévu la densité. Eloïse Marseille s’est par ailleurs émue de la réception de son œuvre par des hommes : plusieurs lui disent en effet se sentir beaucoup vus dans ses Confessions, ce qui m’a laissée à la fois curieuse et songeuse, surtout après que l’artiste a reconnu qu’elle avait beaucoup de mal à dessiner les garçons, sa théorie étant qu’une intimité quotidienne avec le corps est nécessaire pour savoir dessiner celui-ci. Ainsi donc d’après l’artiste invitée, on dessine mieux les filles quand on est une fille et les garçons quand on est un garçon. Le regard le + émouvant pour moi reste cependant celui de sa mère : Eloïse Marseille était persuadée que celle-ci n’allait pas aimer son livre mais apprendra à la salle que sa mère a en fait été une lectrice enjouée et compatissante et qui a, à l’occasion de la lecture des Confessions de sa fille, pris conscience de tout ce qu’elle ne lui avait pas appris et qui retient de cette œuvre qu’elle aurait aimé être + présente – témoignage là aussi sensible à mes yeux de ce que l’écriture peut permettre de rétablissement de liens que l’on pensait, sinon rompus, du moins, et sans vraiment de bruit pour en appréhender les cassures, ébréchés.
En l’occurrence, demandera en conclusion Sophie Gindensperger, de qui vient ce goût de l’exploration de la sexualité féminine et comment l’autrice invitée tisse-t-elle des liens entre ses.ces univers artistiques ? Place-t-elle par exemple son œuvre sous le patronage de la maîtresse de cérémonie de cette 50e édition du festival, Julie Doucet ? Si elle partage cet entrain dans la découverte d’une intimité féminine et aussi dans la pluralité des approches artistiques, Eloïse Marseille ne pense pas s’inscrire dans le sillage de l’autrice, dont elle ne découvre l’œuvre que depuis peu, et ne pense pas + largement s’inscrire dans une lignée, même si elle reconnaît que cette incapacité à se situer vient sans doute du syndrome de l’imposteur, particulièrement développé chez les autrices. Toutefois, elle reconnaît après réflexion certains modèles inspirants, telles que Cathon, également publiée chez Pow Pow – d’après elle éditeur qui fait vraiment confiance à ses autrices dans leur développement d’une parole singulière -, et Mirion Malle, avec en particulier C’est comme ça que je disparais (La ville brûle, 2020), qui résonne avec une autre très belle rencontre du festival, consacrée à l’enveloppe corporelle dans la bande dessinée féminine. Eloïse Marseille s’est dit aussi pour terminer très impressionnée par les œuvres de Brecht Evens, et + spécialement par son travail de manipulation de l’espace, qui est pour elle un sujet familier, notamment, j’ai pensé, en tant que peintre murale et tatoueuse, approches qui offrent nécessairement des étendues de création très différentes. Eloïse Marseille apprendra d’ailleurs à la salle qu’avec un trait particulièrement graphique et aussi beaucoup d’humour, elle s’essaie à inclure la bande dessinée dans sa pratique du tatouage et ainsi à assurer une continuité entre ces différents espaces de création : une poétique, finalement, d’un peau à peau, qui enseigne et permet une intimité étroite entre les arts, mais qui donne aussi par là même un nouvel espace, et donc apprend, à sa manière, la liberté.
Toutes les images sont extraites de Confessions d’une femme normale, Pow Pow, 2022
Compte-rendu d’une rencontre avec Julie Delporte, 27 janvier 2023 (FIBD)
Entre 11h et 12h le vendredi 27 janvier 2023, 2ème jour de la 50e édition du FIBD, la déjà si fiévreuse ville d’Angoulême accueillait au Forum ouvert et vibrant du Nouveau Monde l’autrice Julie Delporte, artiste française expatriée au Québec aux expressions multidisciplinaires.
Cette rencontre, animée par François Poudevigne, était en particulier tournée vers le dernier album paru de l’artiste, entre autres dessinatrice, graveuse et céramiste, en janvier 2023 pour la France, Corps vivante, et + largement, vers la texture autobiographique de ses créations. Corps vivante a dans ce sens d’emblée été inscrite dans le sillage de Moi aussi je voulais l’emporter (Montréal, 2017) et du Journal de l’autrice, d’abord édité chez L’Agrume (Paris, 2014 – Koyama Press, Toronto, 2013), éditeur de littérature graphique & jeunesse, puis aux éditions Pow Pow (Montréal, 2020), fondées par l’auteur Luc Bossé.
Mi-récit mi-essai qui retrace un moment de la sexualité de l’autrice, « la ligne de [s]on devenir lesbien », Corps vivante continue d’épaissir le trait du Journal, fil de funambule sur lequel l’intime reste résolument politique, – articulation définie à l’occasion de cette rencontre comme proprement féministe -, et ainsi, comprend toujours une part de risque. En l’occurrence, cette couleur militante trouvait pleinement sa résonnance dans cette 50e édition du festival, placée sous le patronage prodigieusement foisonnant et dynamitant de Julie Doucet, définie comme une des premières autrices à avoir dit que le milieu de la bande dessinée était un univers machiste. Cette rencontre avec Julie Delporte a ainsi permis de réfléchir aux relations entre les œuvres autobiographiques de la jeune autrice, situées entre continuité et discontinuité, mais aussi à l’incidence créatrice de ses mères et sœurs dans l’écriture. En effet, Julie Delporte s’est très tôt dans cette rencontre affirmée dans son besoin de récits des autres pour se construire et comme créatrice de livres qu’elle aimerait elle-même lire. Son statut d’autrice n’a donc jamais été très loin dans son discours, de celui, profondément humble et nourrissant, de lectrice – fonction aussi assumée dans le cas de son œuvre par Mirion Malle et l’autrice du Drap blanc, Céline Huyghebaert.
Replaçant Corps vivante dans sa pleine dimension autobiographique, François Poudevigne a d’abord envisagé l’autobiographie, non pas uniquement comme contenant du résultat d’une construction individuelle, mais comme lieu où peut justement se faire cette construction. Aussi la question a-t-elle été pour commencer de savoir si Corps vivante avait participé de cette élaboration personnelle. En l’occurrence, si Julie Delporte a d’abord pensé Corps vivante comme réponse à une volonté d’explication, – alors que les pages de Moi aussi je voulais l’emporter seraient davantage performatives -, l’autrice considère aujourd’hui que le processus d’écriture de cette œuvrea aussi joué un rôle dans sa construction personnelle. + particulièrement, si elle se dit affranchie de cette injonction à être une femme telle que les canons l’imposent, l’écriture de Corps vivante l’a aussi amenée à s’interroger sur son identité queer, comme s’il n’était décidément pas possible d’échapper au sentiment d’imposture. L’écriture autobiographique est par conséquent apparue à l’occasion de cette rencontre, aussi belle que nécessaire, dans sa vertu autant euristique que réparatrice.
C’est alors que s’est posée logiquement la question de la facture de l’œuvre, et en particulier, de son genre et de sa langue. L’autrice a alors défini Corps vivante comme relevant de l’autothéorie, et s’est par là-même située dans la lignée de l’autrice des Argonautes (2015), Maggie Nelson, qui utilise ce mot-valise pour désigner une forme de non-fiction qui mêle autobiographie et théorie critique. Aussi la question de l’accord au féminin dans le titre, qui finit par l’emporter, a-t-elle à nouveau articulé l’intime au politique et au critique. Si cette position militante par la langue n’était pas pensée à priori par l’autrice, celle-ci reconnaît le sens de sa présence, même si ce choix ne trouve pas forcément dans l’absolu le même écho selon les publics. En effet, l’écriture inclusive et épicène avance bien au Québec, à l’inverse de la France, où on sent une résistance, même si Julie Delporte ne perçoit aucune différence marquée entre les réceptions de son œuvre en Amérique du Nord et en Europe.
François Poudevigne a ensuite interrogé ce paradoxe de l’œuvre, qui écrit sur la violence tout en relevant d’après lui d’une écriture de l’équilibre et de la sérénité : a-t-il donc fallu négocier avec la colère ? Si elle affirme que l’écriture s’est développée sans colère, Julie Delporte a conscience que le discours familial a amuï sa parole, qu’il s’est alors agi avec cette œuvre de réinvestir pour pleinement la faire vibrer. Il demeure que c’est non lors de l’écriture mais lors de la relecture de son texte qu’elle s’émeut de ce qu’elle a vécu et qui fait qu’elle pense beaucoup à la réception de ses œuvres, qu’elle souhaite bénéfique et thérapeutique. Cette réflexion sur une reconquête nécessaire par la langue et la voix a été l’occasion de référer à la réflexion de Monique Wittig sur le male gaze, qui évoque le fantasme masculin du lesbianisme comme l’ultime récupération car fait d’une invasion par les hommes d’un lieu où ils ne sont précisément pas. Il s’agit donc avec cette œuvre de récupérer et un espace et un corps.
Cette réappropriation du corps et de sa vitalité propre s’est aussi nourrie au sein d’un travail graphique qui pourrait être dit d’absorption. En effet, Julie Delporte avait d’abord commencé pour Corps vivante à dessiner des tissus, à mon avis motif à même d’exprimer la porosité des matières qui s’imbibent, comme c’est le cas de la langue, nécessairement imprégnée et nourrie d’une position face au monde. Finalement, Julie Delporte a fait le choix de redessiner des photographies, en particulier beaucoup de paysages et de végétaux, et ne savait pas vraiment quelles images iraient avec quels mots. L’autrice voit ainsi dans Corps vivante un film expérimental, inattendument performatif, dans lequel les mots agiraient comme une voix off. La reconquête du corps par le végétal est passée + spécifiquement par l’emploi d’un certain type de crayon, très gras et sensuel, qui apparaît à l’autrice comme un corps dans le dessin. Aussi, si son Journal développait l’esthétique du carnet en se fondant sur la pratique du collage, Corps vivante est le fait d’une autrice + confiante dans sa capacité à dessiner et la capacité de son œil à regarder le monde et appréhender le vertige prodigieux de ses détails, et + avancée encore dans sa reconstruction individuelle.
Profondément soucieuse de la réception que l’on peut faire de son œuvre, Julie Delporte apprendra à l’audience à la suite d’une question posée par une auditrice, que c’est parce qu’une enseignante ne pouvait pas faire étudier à sa classe Corps vivante, une œuvre sans pagination, qu’elle a finalement décidé d’y introduire cette convention pour en permettre l’étude. Ainsi donc, si Corps vivante rompt quelque peu avec l’esthétique du carnet et de ses traces de doigts et de scotch caractéristiques du Journal et de Moi aussi je voulais l’emporter, l’œuvre porte malgré tout l’empreinte de ses lecteurices et reste donc, elle pourtant déjà si intensément créative, un drap blanc à toujours sculpter et graisser de couleurs, pour reprendre, chacune, et dire le corps qui nous appartient.
Toutes les images (hormis le bandeau au centre avec les couvertures) sont extraites de Corps vivante, Pow Pow, 2022
Compte-rendu de l’exposition « Top secret, cinéma et espionnage » (Cinémathèque de Bercy, du 21 octobre 2022 au 21 mai 2023)
Affiche de l’exposition
Un dimanche après-midi, après m’être engouffrée dans l’intimité plurielle de Sido et des Vrilles de la vigne de Colette, je me glisse et me dérobe, semi-incognita, dans la capitale, un épisode de l’héroïne jeunesse masquée en poche, à double jeu, Fantômette, pour m’imprégner en amont de la foisonnante exposition « Top secret » à la Cinémathèque, consacrée au cinéma d’espionnage – et, une joie pour ma survie, je n’étais pas à ce sujet femme qui en savait trop.
Fantômette chez le roi de Georges Chaulet, illustrations de Josette Stéfani(1970, éditions Hachette, collection Bibliothèque rose)
Construite autour de 3 grands espaces fragmentés comme les pièces d’un puzzle à reconstruire et déchiffrer, l’exposition met en scène et décline la relation, autant tangible que conceptuelle, entre cinéma et espionnage. En effet, cinéma et espionnage développent de manière conjointe la technique, – entre observation et voyeurisme -, de cadrer et capturer des moments, que l’objectif soit celui de conserver le réel ou d’en falsifier les contours. Par ailleurs, l’espion et l’espionne, de fait, se font acteurs et actrices d’un rôle dont ils et elles revêtent les apparences et les convictions. Ce regard convergent a une présence historique forte, et ce depuis le théâtre antique dans son usage ambigu des masques, autant là pour figurer des stéréotypes lisibles d’avance par l’assistance que pour tenter de préserver le secret de l’identité des acteurs, perçus comme immoraux dans leur rapport, même fictif, au double jeu.
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Pour répondre à ce projet de lecture, l’exposition, – dont les cartels placent le lecteur et la lectrice dans une perspective d’exploration et de quête de sens à partir, dans un geste à mon avis un peu espiègle, d’un code couleur rouge -, aborde dans un premier temps l’espionnage sous un angle historique, générique et technique. En passant en revue l’appareil photo de L’Affaire Cicéron et le Minox miniature de James Bond, l’exposition décline les différents organismes d’espionnage dans le monde et leurs évolutions, tels que le GRU (service de renseignement militaire russe), le KGB (service de contre-espionnage et de renseignement intérieur de l’ex-URSS, devenu depuis le FSB) et le SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, ancêtre de la DGSE).
L’espionnage et le contre-espionnage sont ainsi, dès l’ouverture de l’exposition, perçus comme outils de lecture du monde, dans le dessein affiché de se préserver de sa violence, avec toutes les mises en abîme et tous les paradoxes que cet objectif sous-tend, dans un rapport à l’alter ego autant défensif qu’offensif. C’est ainsi que l’écriture et le livre apparaissent au premier plan de ce moment d’ouverture. D’emblée est ainsi exposée l’édition originale de 1910 du Monde illustré du Miracle du Professeur Wolmar de Guy de Téramond. Livre de référence qu’utilisait le réseau d’espions soviétiques « Orchestre rouge » du GRU pour le chiffrement des messages de 1937 à 1942, celui-ci contient la clé secrète du système de chiffrement du service de renseignement militaire russe. Ce système, en tant qu’il appelle une interprétation pour lire un discours-source, est appelé « Talmud », texte à vocation exégétique recueillant des commentaires de la Torah et en proposant une interprétation juridique et éthique. Dans un geste qui fait sens, à côté de cette édition originale, grille de lecture aidant à lire un monde de signes à priori illisibles, est exposée la machine électromagnétique portative Enigma, créée en 1919, réputée inviolable jusqu’au décryptage du code attribué au mathématicien britannique Alan Turing.
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Dans un deuxième espace, ce regard englobant s’affine pour se concentrer sur des figures espionnes emblématiques. Le parcours de l’exposition, défiant les stéréotypes du genre intensément à l’œuvre dans les récits d’espionnage, – d’une facture de tradition fortement codifiée -, invite d’abord à se concentrer sur les espionnes, autant caricaturées qu’invisibilisées, à l’écran comme dans la vie, sans que ces figures soient nécessairement dissociées. Sont par exemple envisagées parallèlement la première espionne du cinéma, Protéa (Protéa, Victorin Jasset, 1913), férue de Jiu-Jitsu et figure polymorphe insaisissable inspirée de Protée, et Mata Hari, fusillée pour intelligence avec l’ennemi.
Le parti-pris de l’exposition de ne pas forcer la scission entre réel et imaginaire me semble trouver son origine dans la volonté de témoigner d’une grille de lecture stéréotypée mais je l’ai interprétée aussi comme preuve de la volonté de s’en détacher. En effet, la figure de l’espionne, réelle comme fictive, a longtemps été le fruit d’un regard masculin fantasmant l’espionne en femme insaisissable, hybride funambule, femme fatale, témoignage d’un narcissisme masculin qui aime d’après moi à voir dans le paroxysme de cette féminité présumée achevée, la marque inévitable de sa masculinité – ce qui n’empêche pas ce regard masculin de geler la figure, d’en réduire les approches, en la sexualisant à outrance jusqu’à la rendre invisible. C’est ainsi qu’est évoqué le concept de sexpionnage, sans surprise exclusivement associé à l’espionne, qui m’a rappelé la réflexion de l’essayiste Chimamanda Ngozi Adichie sur le fameux « bottom power », que celle-ci lit comme un faux pouvoir de la femme créé et distribué par l’homme, uniquement pensé pour éveiller la convoitise d’un regard masculin. Il me semble que c’est aussi une approche que l’on retrouve dans la réflexion de plusieurs historien.nes dans la lignée de Georges Duby, qui discutent, dans un autre contexte littéraire, l’idéalisation de la dame dans le récit chevaleresque médiéval. Cette idéalisation apparaît ainsi à l’historien moins comme un geste de reconnaissance de la valeur de la femme en tant que sujet qu’une confirmation de son statut d’objet, prix qu’elle est entre les mains d’un seigneur assurant par ce moyen son autorité sur ses vassaux (« La femme, l’amour et le chevalier » », L’histoire, n°1, 1978).
Tablant sur le double-jeu propre à l’espionnage, cet espace consacre pour finir un moment aux figures d’espionnes historiques incarnées à l’écran, avec l’exemple représentatif de Mata Hari, dont le rôle a été assumé par Greta Garbo, Jeanne Moreau comme Sylvia Kristel, mais aussi aux artistes ayant elles-mêmes œuvré comme espionnes, comme la chanteuse et danseuse Joséphine Baker, qui passait des informations classées au BCRA français (Bureau Central de Renseignements et d’Action), ou dans un enchâssement caractéristique de cette exposition, Marlene Dietrich, jouant l’Agent X27 et qui espionnait dans la vie les nazis pour le compte de l’OSS américain (Office of strategic service).
Marlène Dietrich à l’affiche d’Agent X 27 (Dishonored, 1931) de Josef von Sternberg
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Le parcours de l’exposition nous conduit ensuite à réfléchir à un modèle ultérieur, pourtant devenu prime référence, jusqu’à générer des dénis d’antériorité[1] aux figures d’espionnes qui ont préexisté : l’espion, non seulement homme, mais homme correspondant étroitement aux valeurs masculines telles qu’elles sont définies dans une culture patriarcale. De fait, ce héros non encore nommé mais aisément reconnu, James Bond, le héros de Ian Fleming, figure bien après les figures d’espionnes dans le parcours de l’exposition, qui inverse, non la chronologie des faits, mais bien un imaginaire qui a reconstruit cette chronologie pour ne faire de l’espionne qu’un prolongement, entre complicité et antagonisme et étroitement dépendant, de l’espion. Il y aurait eu sans doute à dire sur le choix des acteurs ayant incarné le rôle créé par Ian Fleming mais c’est encore un autre sujet que celui des variantes de ces réceptions. Il reste que le personnage de Ian Fleming est essentiellement envisagé dans l’exposition dans son rapport aux modèles des personnages masculins hitchcockiens dans la période espionnage du réalisateur et à ses relectures parodiques d’OSS 117. Facétie des réceptions, cet espace envisage aussi la réception amusée du James Bond emblématique, Sean Connery, passé à l’Est dans le fameux A la poursuite d’Octobre rouge (John McTiernan, 1990), de quoi me faire esquisser un sourire amusé que vous me connaissez !
Affiche du film A la poursuite d’Octobre rouge (The Hunt for Red October) (1990) de John McTiernan
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Enfin, le troisième espace est pour terminer consacré au rapport renouvelé à l’espionnage dans le monde contemporain, avec des figures de l’espionnage densifiées, comme dans Homeland (Gideon Raff et Alex Gansa, 2011-2020), où le personnage espion devient par mimétisme, du fait justement de son statut d’espion, bipolaire. Cet espace s’achève par ailleurs, dans un geste puissant, sur un élargissement de l’objectif et du statut de l’espion.ne, disponible pour être porté par n’importe quel.le citoyen.ne avec la diffusion extraordinaire des outils technologiques. Figurent ainsi au dernier temps de l’exposition les cas exemplaires de personnalités du cyber-activisme, Jason Bourne et Chelsea Manning. Point culminant de l’exposition à mes yeux, rivés sur cet horizon riche de sens, que cette série de sculptures d’Heather Dewey-Hagborg, Probably Chelsea (2017), construction de 24 portraits probables créés par la sculptrice à partir du matériel génétique de l’activiste. L’analyse de l’ADN envoyé à l’artiste par Chelsea Manning a en effet conduit à des interprétations plurielles générées par algorithme, et ce pourtant à partir d’un matériel génétique unique. Ce moment lumineux a fortement pour moi questionné le caractère prétendument objectif de l’analyse de l’ADN, comme du déchiffrement d’une matière, en contestant la notion de déterminisme et d’inscription biologique de l’identité. Cette fin de l’exposition a ainsi inévitablement fait écho pour moi au sujet du colloque annuel de cette rentrée 2021 au Collège de France, précisément intitulé « Déchiffrement(s) : des hiéroglyphes à l’ADN », hommage à l’occasion du bicentenaire du déchiffrement des hiéroglyphes par Jean-François Champollion.
Heather Dewey-Hagborg, Probably Chelsea (2017), photo de Jaime Villanueva pour le journal El País (23 juin 2023)
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De fait, comme dirait Sumire dans Les Amants du spoutnik de cet auteur que j’aime beaucoup à étudier avec mes classes, Murakami, « tout est sémiotique », signe à lire. Et si la sémiotique défend une conception étendue du texte en tant qu’il est matière à déchiffrer, lire consiste alors dans ce regard qui interprète, donne du sens à ce qu’il perçoit. Ainsi, l’objectif de l’espion.ne comme du.de la contre-espion.ne, qui observe, scrute dans le détail une opacité à percer, gagnerait d’après l’exposition, à être envisagé, au moins pour partie et pour risquer un néologisme, comme un subjectif. Mais ça, c’est frauduleusement et subjectif & top secret !
Compte-rendu des 2èmes Universités d’été du fanzine (UEF de la Fanzinothèque de Poitiers, du 18 au 21 août 2022)
Les 2èmes Universités d’été du fanzine, qui se sont tenues à Poitiers du 18 au 21 août 2022, étaient consacrées au fanzine en tant que média à la fois marginal et fédérant, d’une fabuleuse plasticité de formes et de motifs, et la série de tables rondes proposées pour l’occasion, auxquelles j’ai pu assister pour la majorité d’entre elles, avait en particulier vocation à réfléchir au(x) rapport(s) de ce média à un geste politique fort. Pour répondre à ce projet ambitieux, ces journées toutes de discussions foisonnantes ont accueilli un large questionnement sur le fanzine comme véhicule de transmission d’un rapport à soi et d’un rapport au monde engagé et virulent, surtout en ce que cet espace permet de communiquer un regard singulier sur différents microcosmes, – espaces qui n’excluent pas un rapport au macrocosme, bien au contraire -, d’étendue variable, mais toujours dans un esprit de communauté qui s’espère, dans différentes mesures, contagieux.
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En ce sens, la journée du vendredi a très largement et en détail brassé l’univers du fanzine dans ses liens avec le politique. Ainsi, la première table ronde, à laquelle je n’ai pas assisté, annonçait d’emblée cette couleur sémantique. Intitulée « Fanzine et politique » et modérée par Samuel Etienne (éditeur de fanzines musicaux, littéraires et artistiques depuis les années 80), elle réunissait Izabeau Legendre (doctorant en Cultural Studies à Kingston, Ontario), Daniel de Chéribibi, Arthur Plateau (graphic designer) et Gildas Lescop (docteur en sociologie et auteur de la thèse Skinhead, du phénomène de mode au phénomène social). Partant du présupposé qu’éditer un fanzine constitue un acte politique en soi, la table ronde a visiblement questionné l’orientation politique qui est celle qui accompagne l’édition d’un zine en parcourant entre autres des fanzines affichés comme politiques, tels que les anarzines, et des fanzines se revendiquant au contraire comme apolitiques (skinzines).
Dans un esprit cohérent mais abordant le sujet d’une manière qui se défendait comme moins générique, la deuxième table ronde était intitulée « Fanzines féministes et scènes DIY ». Partant de la convocation des mouvements Queercore et Riot Grrrl émergeant dans les années 1990 aux Etats-Unis, la table ronde s’est concentrée sur des exemples de fanzines féministes et le parcours de leurs créatrices.
Modérée par Louise Barrière (doctorante étudiant les approches féministes des musiques DIY, sortant des disques avec Skatepizza Record et coorganisant des concerts punk dans la région toulousaine), la table ronde réunissait la créatrice de Stryga, fanzine féministe participatif dédié au Black Metal et à l’art underground (prochain numéro consacré aux folklores !) et Nathalie du collectif queer, artistique et festif GanG ReineS.
Fanzine du collectif GanG ReineS, n°1 (2020)
Les deux intervenantes ont d’abord, dans l’esprit de ces universités d’été, défini leur création et leur projet en mettant l’accent sur leur caractère politique. Ainsi le fanzine Stryga s’attache à montrer les frictions entre féminisme et Black Metal, – avec l’exemple cité de la branche NSBL (National-Socialist Black Metal) -, et le virilisme qui lui est associé, fondé sur une esthétique de la violence et une éducation qui développe et glorifie des stéréotypes de genre. En cohérence et nuance, l’intervenante portant les voix de GanG ReineS a expliqué de son côté que les créations du collectif se fondaient sur une ligne qui était celle d’une diversité des féminismes, et a défini ainsi le collectif comme l’espace d’un dialogue appelant un repositionnement permanent dépendant de l’étape dans la déconstruction où se situe chaque collaboratrice.
Cette réflexion a conduit les intervenantes à expliquer les questionnements qui avaient accompagné leur projet. Aussi la créatrice de Stryga s’est-elle inquiétée du caractère élitiste de sa création, obstacle à sa vocation fédératrice, et a motivé son choix, pour se préserver de cet écueil, de l’écriture de son fanzine en anglais, langue d’une culture anglo-saxonne qui lui paraît plus soucieuse et au fait des violences sexistes, racistes et néocolonialistes dans le Black Metal. Dans le même esprit, mais se positionnant par rapport à la dimension collaborative du fanzine, la représentante de GanG ReineS a distingué deux étapes dans la progression des publications : d’objet qui reposait d’abord sur des contributions éclatées, risquant et un jaillissement de voix cacophonique et un élitisme isolant, le fanzine du groupe a pu développer à partir du 3e numéro un sentiment collectif, avec un temps de création cohérent et fédérant ensemble.
Enfin, dans la ligne de cette inquiétude relative au cloisonnement de l’œuvre à un lectorat restreint, les deux intervenantes ont été invitées à réfléchir à la diffusion de leur fanzine : si pour Stryga la vente se fait via internet dans une volonté d’exploration de lectorats pluriels, GanG ReineS, se diffusant de main à main, avec un prix libre dans une démarche anticapitaliste, n’avait pas au départ vocation à l’exportation. Au contraire d’une approche mondialiste, le collectif visait, par l’intermédiaire du Bar Le Lézard au Mans, une diffusion au niveau local et une visibilité sur le plan régional. Il reste que la proposition de la Frac Bretagne d’exposer GanG ReineS au Musée d’Art de Rennes a nourri un débat important au sein du collectif, car si celui-ci est favorable à la visibilisation, il s’interroge sur les effets de l’institutionnalisation et ses contradictions potentielles avec la marginalité revendiquée.
Enfin, la dernière table ronde de la journée, intitulée « Fanzines et foot », portait sur les liens entre fanzine et mouvement Ultra, en écho à l’exposition « Ultras : 40 ans de fanzines dans le mouvement supporters » de la Fanzinothèque de Poitiers, et ainsi sur la puissance politique du groupe, d’abord en tant qu’il fédère une communauté.
Réunissant les membres de l’équipe de Gazzetta Ultra’, fanzine généraliste, la table ronde a exposé à l’audience une typologie chronologique du mouvement Ultra, né en Italie durant les années de plomb (1970). Dans ce contexte, la nouvelle génération cherche sa place entre communisme et parti conservateur et commence à s’approprier, pour trouver une voie alternative propre, un espace dans le stade. Par définition, cet espace à l’intérieur du stade est politisé dans la mesure où sa cohérence repose sur la puissance des chants et animations, par lesquels se crée la renommée d’un groupe, et qui m’a rappelé la fonction inspirante et épique du barde accompagné de son crwth dans l’antiquité celtique – ce qui à mon avis pose la question du rapport à la violence, sur laquelle le compte-rendu reviendra par la suite. Les membres de l’équipe se sont en particulier attachés à définir le supporter Ultra, qu’ils ont défendu comme allant au-delà d’un supporter classique. En effet, si celui-ci soutient son équipe, le supporter Ultra organise sa vie et pour soutenir son équipe et pour faire vivre son groupe. Restant debout durant tout le match pour influer sur la rencontre, il chante avec ses pairs pendant 90 minutes pour manifester son soutien comme son unité, tout deux inconditionnels. Par conséquent, le supporter Ultra ne se perçoit pas dans son individualité mais comme partie d’un tout qu’il cherche à fédérer avec énergie et assiduité. C’est là que le fanzine de groupe devient un outil majeur de cette construction collective, lui qui rayonne d’abord dans l’entre-soi comme vecteur de cohésion des membres du groupe. Toutefois, désireux de communiquer avec les autres groupes et de répondre à des liens fort d’amitiés entre membres de différents groupes, les fanzines généralistes comme Gazzetta Ultra’ défendent aussi une approche transversale : ils visent en effet la communication intergroupes quand les fanzines exclusifs de groupes appartiennent à une communauté qui leur est propre et répondent à un projet de mémoire collective de cette communauté, y compris anecdotique – un peu à la manière des almanachs, afin de raconter la vie du groupe et ses errances et petites galères quotidiennes.
Fresque murale participative (Exposition « Ultras : 40 ans de fanzines dans le mouvement supporters », Fanzinothèque de Poitiers)
Ensuite, les liens entre fanzines de foot et mouvement Ultra apparaissent éminemment politiques dans le sens où les groupes de supporters Ultra défendent leur indépendance vis-à-vis du club, face auquel ils se positionnent comme un contre-pouvoir. Ils développent ainsi une capacité à s’auto-financer pour défendre leur pouvoir de transmission mais aussi par conséquent, de subversion, avec l’exemple de l’Egypte, où les autorités institutionnelles lisent et condamnent les Ultras comme elles le feraient pour des associations criminelles. Les Ultras présents se sont ainsi, de manière attendue, positionnés face aux Hooligans, qui se situent d’après eux dans une logique de confrontation physique, tandis que le supporter Ultra n’est pas nécessairement un fan de foot assoiffé de voir son équipe terrasser son adversaire mais davantage fan de ce que son groupe représente et de l’incidence que son engagement peut avoir sur l’équipe. Le foot apparaît par conséquent comme entrée en matière et prétexte à un regard politique.
Pour terminer, le rapport du fanzine de foot au politique s’est densifié quand il s’est agi de réfléchir à la diffusion du média, qui a connu un basculement avec l’essor d’internet, avant de vivre un retour en force du fanzine dans le mouvement Ultra dans les années 2010. Ce retour s’est accompagné d’une vision renouvelée du fanzine de foot dans son rapport à l’institution : en effet, même si vendu en kiosque, le média est considéré comme fanzine par les intervenants, donc média de cohésion de marginalités célébrées et contre-pouvoir, mais patrimonialisés ou, tout du moins, en voie de patrimonialisation.
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La journée du samedi a continué de creuser la question du rapport étroit entre fanzine et politique, mais cette fois-ci en abordant le rapport entre un « je » sujet écrivant et objet de l’écriture et ses lectorats. Aussi dans un premier temps, c’est l’angle autobiographique qui a été privilégié, par le média du personal zine ou egozine, avec une 4e table ronde consacrée à l’écriture autobiographique dans le fanzine, sa puissance d’exploration et de rattachement politique et ses limites.
Modérée par Guillaume Gwardeath, la table ronde rassemblait Cora Wang-Chang (créatrice du fanzine Bobby Pins), Adrien Durand (créateur du fanzine Le Gospel), Delphine Bucher (créatrice des éditions de La dernière chance), Violette Gauthier (créatrice du fanzine Eau de javel) et David Snug (créateur du fanzine Bonne ambiance aux éditions de La Petite Maison dans l’imprimerie). La table ronde a en particulier interrogé le fanzinat et l’auto-publication en tant qu’ils pouvaient apparaître comme école et lieu d’apprentissage et de développement de l’exercice autobiographique.
Violette Gauthier, son fanzine Eau de Javel & ses172 détails de mes 19 ans (L’Oie de Cravan, 2024)
Les créateurices présent.es ont pour ce faire commencé à définir leur fanzine. Violette Gauthier a ainsi expliqué que son fanzine Eau de javel était né d’un travail demandé par un professeur d’Arts plastiques et né de l’incapacité d’écrire un journal intime. Immédiatement, le témoignage de l’autrice a posé la question de l’indépendance des lectorats par rapport à l’horizon d’attente envisagé à priori. En effet, même si les sujets abordés dans son fanzine visaient plutôt un lectorat adolescent, il n’empêche qu’Eau de javel a d’abord été lu par des adultes. De même, Adrien Durand et David Snug ont insisté sur les spécificités de leur création et ont questionné le rapport du média à la culture et à la langue. Le premier a en particulier défendu le lien entre pratique du « je » autobiographique et littérature para-journalistique, dans la mesure où les 2 seraient autant de façons d’assumer un contenu personnel orienté. David Snug a quant à lui porté son attention sur le rapport du fanzine à l’institution par le biais de la langue et a insisté sur le fait que son fanzine était traduit d’un « français cacophonique vers le français », car au départ très fortement imprégné d’oralité, jusqu’à devenir un « français qui ne se lit pas », appelant selon l’auteur un recadrage pour se conformer à un horizon d’attente institutionnel présupposé, à l’inverse, lisible, réflexion qui montre bien la relation solidaire de l’écriture fanzineuse à la marge.
Pour terminer, cette 4e table ronde a été l’occasion d’interroger la relation à la matérialité du média et le foisonnement de ses réceptions. Ainsi, Eau de javel a été défendu par son autrice comme un contenu exclusif à l’impression et les réseaux sociaux, bien que conçus à priori comme lieu de livraison de l’intime, comme un outil de diffusion, et non une fin. Cora Wang-Chang s’est plus précisément positionnée sur ce terrain en réfléchissant aux lectures qu’appellent les différents supports des zines. D’après l’autrice, le livre matériel appelle une lecture plus concentrée alors que la lecture d’une page de blog lui apparaît plus éclatée et repose sur un rythme + insaisissable. La limite principale demeure quoi qu’il en soit celle de risquer de créer, par un zine développant une singularité affirmée et se situant dans une posture qui se pense alternative, une œuvre élitiste rompant avec la volonté de fédérer. Dans l’assistance, un auditeur attentif et engagé sur le sujet, Maël Rannou, a réagi en réfléchissant à l’incidence de la forme du zine, de son édition et de sa réception, sur son contenu. Ainsi, l’egozine peut se faire métamorphe quand il passe d’un éditeur à un autre, et ces changements invitent aussi en tant qu’auteur à s’interroger sur notre propre rapport à la réception que le public fait de nos egozines. Cette question a fait écho pour moi à la réflexion d’Umberto Eco dans son Lector in fabula, et en particulier au cas exemplaire des Mystères de Paris d’Eugène Sue étudié par le sémioticien, et qui était un ouvrage conçu d’abord par son auteur comme une œuvre pittoresque sur la misère, toute faite pour rassasier l’appétit des classes dominantes pour un folklore riche mais raccourci sur les classes populaires. Or, s’apercevant que son œuvre était lue selon un point de vue très différent, comme porte-étendard des luttes des populations minorées et invisibilisées par la littérature institutionnelle (dont ne faisait en effet pas partie le roman-feuilleton), Eugène Sue a fait dévier sa création de son projet initial, recevant pleinement la réception qui était faite de son œuvre.
Enfin, en clôture de cette journée, et prenant toujours en compte cette relation des créateurices avec leur public, la dernière table était consacrée à une autre forme de fanzine, les rapzines, conçus comme les fanzines de foot pour informer et fédérer une communauté dans ses identités, ses projets et son rapport au monde. Elle a réuni Barry Sy Valade, étudiant en M2 Sociétés et Cultures Urbaines à l’Université Bordeaux Montaigne, et Karim Hammou, sociologue et historien.
Auteur d’Une histoire du rap en France, Karim Hammou a en particulier étudié dans son travail de recherche l’exemple de Straight Royeur, premier groupe de punk-rap féministe en France, à Lyon, fondé par Cara Zina et Virginie, qui deviendra Virginie Despentes. Ainsi, en étudiant la présence des voix féminines et féministes dans le rap, cette dernière rencontre a fait écho, dans un geste de pleine cohérence, à la deuxième table ronde de ces universités d’été, consacrée aux fanzines féministes. Alors, qu’est-ce que le fanzine pour le rap ? Voici la question qui a guidé la discussion de nos deux voix.
Le rapzine a d’abord été défini comme safe space pour le rappeur, en tant qu’il est conçu comme presse de rap par des amateurs de rap pour des amateurs de rap. Mais une limite a d’emblée été posée par le sociologue, qui a spécifié que le fanzine de Cara Zina et Virginie, – dépontifiant dans un geste parodique, grotesque et savant, le renommé Rock and Folk pour faire naître le tonitruant Splash and Prout –, n’avait pas été un safe space pour ses créatrices. En effet, Virginie Despentes a dû mener un travail de justification fréquent dans ses interviews pour défendre le projet du groupe et a essuyé des « dénis d’antériorité », pratique qui se fonde sur le préjugé que personne n’a traité le sujet choisi avant l’artiste représenté.e. Démarche présumée féministe, cette pratique est un faux service rendu à l’art créé par les femmes en ce qu’elle contribue à alimenter une construction masculine, qui invisibilise et amuït les voix des artistes femmes antérieures.
Cette question du sujet rappeur s’exprimant sur son art par sa voix propre serait le fait même des communautés hip-hop, dont le discours était d’abord porté par une presse rock établie, qui ne plaisait pas aux représentants et praticiens du hip-hop. Or, c’est par le fanzine que cette communauté, par là même réduite au silence, a pu recouvrer sa voix et se réapproprier son univers. C’est Get Busy, rapzine qui aborde des sujets de société et qui, comme The Truth, a permis cette réappropriation en se situant ouvertement sous la tutelle porteuse d’auteurs comme Franz Fanon et en prenant parti publiquement sur la guerre d’Algérie.
Là aussi, en tant qu’il peut être traduit par « on s’occupe, on fait les choses », le célèbre rapzine entre bruyamment en résonance avec le très politique DIY évoqué durant la 2e table ronde du week-end. Toutefois, à l’inverse du Black Metal qui se revendique véritablement comme contre-culture underground risquant ainsi l’élitisme, si le milieu du rap a une dimension puriste et contre-culturelle, Karim Hammou a insisté sur le fait que ce milieu ne s’inscrivait pas dans une démarche anticapitaliste : en effet, si les rapzines ne sont pas diffusés en kiosque, c’est davantage par défaut que par préférence alternative, car le milieu, très professionnel dans son rapport au fanzine, n’apparaît pas du tout adepte du DIY. S’est alors inévitablement posée la question de la position défendue par rapport à l’institution et à l’institutionnalisation. Une auditrice a alors questionné à cette occasion la patrimonialisation du fanzine et de la culture hip-hop. Karim Hammou a répondu en indiquant qu’il y avait un vrai débat sur le sujet dans le milieu du rap, loin du consensus, ce qui s’explique selon lui par les temporalités différentes représentées. Par ailleurs, les disparités sont aussi plus largement culturelles dans la mesure où la patrimonialisation n’est pas la même en France et aux Etats-Unis et réfléchir à ce sujet appelle donc un constant repositionnement. En effet, si en France l’institutionnalisation du milieu est de nature souvent associative, les Etats-Unis proposent surtout des initiatives marchandes, dans la ville de New York par exemple, dont on dit qu’elle « muséifie » le hip-hop. Ainsi, comme dans le cas de la bande dessinée alternative, la réflexion implique un réajustement régulier : les histoires culturelles regorgent d’exemples où des marges revendiquées finissent par être absorbées et devenir partie constitutive de la culture mainstream, comme la Trap, prédéfinie comme sous-genre du rap mais qui représente aujourd’hui 80 % du rap streamé.
Pour terminer, la question s’est posée du rapport du milieu aux supports de médiation et celle de la réception. Si la presse rap est représentée dans les années 90 avec des créations comme Radical, Groove, Rer, la critique rap passe par différents canaux : la presse magazine, bien sûr, mais aussi les forums, et les titres, dans lesquels, entre les lignes, se nouent des inimitiés. Tout en nouant un rapport étroit avec la matérialité de leurs fanzines, les représentant.es et praticien.nes du rap reconnaissent l’efficacité du média numérique, comme YouTube, qui a permis par exemple à Orelsan de percer dans le milieu et l’a aidé à se construire une identité et une renommée. Ainsi, c’est surtout le rapport du monde du rap avec les médias traditionnels qui a été interrogé, dans la mesure où ceux-ci sont perçus par le milieu comme ne témoignant que d’un point de vue partiel, partial et nécessairement hors jeu. C’est pourquoi selon Barry Sy Valade le monde du rap doit nécessairement communiquer par des canaux alternatifs et qu’ainsi le fanzinat rap se définit d’emblée comme pamphlétaire et politique. Karim Hammou a quant à lui insisté sur la construction difficile d’un espace de réflexion sur le rap, à l’exception de l’espace créé par L’Abécédaire du son. Le sociologue et historien a rappelé à ce titre l’affaire Sexion d’assaut et l’opposition violente du groupe à la journaliste critique musicale Nathalie Sorlin, qui avait mis au jour les discours homophobes d’un des membres du groupe et qui a été blacklistée et harcelée. La table ronde s’est toutefois achevée sur un mot d’espoir d’une auditrice, qui a réfléchi à la construction des icônes à l’œuvre dans la presse musicale et dans le fanzinat (pris alors dans son sens originel, qui implique une figure de fan) et a affirmé la nécessité d’avoir confiance dans les groupes et auditeurices dans leur capacité à s’extraire du buzz médiatique.
Stand des Ciseaux Fanzine (3èmes UEF, Utopies estivales du fanzine, Poitiers, du 25 au 27 août 2023)
Zines de tous visages, explosions & découpages nécessaires pour tisser-coller un réseau d’étincelles solidaires au monde à partir du gouffre solitaire d’une subjectivité intime comme de celle qui fait vibrer le cœur d’une communauté toute entière. Joie, joie, devant ce foisonnement qui s’affranchit et affranchit – et me voilà qui pontifie sur – et m’englue joyeusement dans – les marges.
Flyer des 3èmes UEF & Du bout des lièvres d’Angèle Douche
Compte-rendu de l’exposition « Héroïnes romantiques » (Musée de la vie romantique, du 6 avril au 4 septembre2022)
1ère de couverture du catalogue d’exposition
L’exposition « Héroïnes romantiques » des printemps-été 2022, entre les murs étroits et baignés d’une atmosphère feutrée du Musée de la vie romantique, interrogeait les représentations des femmes au XIXe siècle, et en particulier, s’attachait à mon avis à démontrer dans quelle mesure ces figurations relèvent d’un regard complexe et oppressant sur les femmes : autant historicisé que convoitant l’atemporalité, au risque assumé, et même revendiqué, d’enfermer les femmes dans une enveloppe de glace, aussi sublimante que contraignante. Pour y parvenir, le parcours des visiteuses et visiteurs s’organisait en 3 étapes, permettant d’abord de percevoir les spécificités des héroïnes romantiques, puis donnant à explorer les féminités présumées hors-norme au XIXe siècle et enfin, en donnant à voir les représentations féminines dans la fiction et leur réinterprétation par les arts vivants.
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Dans un premier temps étaient donc envisagées les héroïnes, relevant d’époques antérieures comme du XIXe siècle, mais, dans le cas des premières, dont le romantisme s’est emparé pour y voir des singularités qui lui sont propres, jusqu’à proposer des relectures de ces figures qui marqueront durablement les subjectivités. Ainsi de Sapho, Héloïse, Jeanne d’Arc, la reine d’Ecosse et reine de France Marie Stuart, mais aussi des héroïnes shakespeariennes telles l’héroïne Ophélie d’Hamlet ou Atala de Chateaubriand. Les héroïnes de ces auteurs mais également celles de Victor Hugo, George Sand, Sophie Cottin, inspirent à leur tour des peintres romantiques comme Eugène Delacroix, Anne-Louis Girodet, Théodore Chassériau, Antoine-Jean Gros et Léopold Burthe.
Dès cette première étape du parcours, une question se pose rapidement, qui est celle des modalités de l’accomplissement de l’héroïsme féminin dans un siècle nourri au berceau par le code civil napoléonien (1804), socle d’un patriarcat humiliant explicitement la condition féminine, différemment envisagée au siècle précédent. Ces personnages historiques mythifiés et ces figures d’emblée fictives sont en effet représentées le plus souvent le teint diaphane, enveloppées d’un drapé clair et léger, qui sanctifie leur vulnérabilité. Près de tomber, ou gisant déjà agonisantes sur le sol, ces figures féminines, qui ne survivent presque jamais aux héros, sont représentées dans une attitude de renoncement sous le poids d’une destinée écrasant leurs désirs individuels. Objets d’un regard masculin, elles sont souvent célébrées pour des qualités présumées féminines telles que la grâce, la fragilité, la sensibilité et le dévouement. Ainsi, l’héroïsme féminin tel qu’il est conçu par l’imaginaire romantique est surtout pensé pour s’illustrer dans la passion amoureuse et ne s’accomplir que dans le sacrifice en condamnant ses représentantes à l’exil ou à la mort.
Antoine-Jean Gros, Sapho à Leucate (1801, huile sur toile, 118 x 95 cm, Bayeux, musée d’Art et d’Histoire Baron Gérard, Inv. P0023)
Dans une désignation qui aura une fortune remarquable, Goethe, dans son second Faust (1832), nomme « éternel féminin » (Ewig-Weibliche) ce processus de sublimation où la femme apparaît comme le prétexte vers une transcendance qui la dépasse. C’est sans doute pourquoi très souvent cet idéal féminin se cristallise autour d’une femme morte, définitivement hors de portée et destinée à s’immortaliser dans une forme marmoréenne (Alain Vaillant, article « Idéal féminin » du catalogue de l’exposition), canon dont témoigne la phrase terrible d’Edgar Allan Poe : « la mort d’une belle femme est incontestablement le plus poétique sujet du monde » (1856). L’héroïne féminine devient de cette façon le joyau sobre d’un souvenir qui fige ses traits dans un immobilisme qui l’élève et la sanctifie autant qu’il l’érotise et l’objectifie. Ainsi Antoine-Jean Gros, dans sa Sapho à Leucate (1801), représente la poétesse sur le rocher de Leucate au moment où elle va se précipiter dans la mer par amour pour Phaon, un batelier de Mytilène. Représenter la jeune femme dans l’accomplissement de ce suicide amoureux, – d’ailleurs, légende hétérosexuelle reconstruite, tandis que la poétesse est par ailleurs connue pour son lesbianisme -, démontre l’appropriation et la mythification par les romantiques de cette figure féminine, dont on ne sait pas vraiment si elle va tomber ou s’élever vers le ciel.
La complexité des émotions romantiques est par ailleurs représentée par Jean Gigoux qui, dans La Mort de Cléopâtre (1851), figure la pharaon, empoisonnée agonisante, dans une posture hésitant entre souffrance et plaisir, et exprimant par ce moyen la sensualité qu’un regard de l’époque associe à l’Orient. La Mort d’Antigone (2e quart du XIXe siècle) de Victorine Genève-Rumilly met aussi l’accent sur l’intensité dramatique du geste et le goût romantique pour les héroïnes sacrifiées et condamnées par l’ordre moral et social établi. C’est également dans ce sens que vont les figurations d’Héloïse et de sa relation à son précepteur Abélard, dont l’histoire est popularisée au XIXe siècle par l’imagerie populaire d’Epinal, de ces histoires en vignettes perçues comme annonciatrices de la bande dessinée, et qui a inspiré avant cela à J.-J. Rousseau sa Julie ou la Nouvelle Héloïse (1783). Le renoncement sublimé à la passion amoureuse, qui permet de ne pas contredire un ordre moral écrasant, révèle donc le goût pour le motif du sacrifice associé à une héroïne, que ce sacrifice ennoblirait. Ainsi, ces figures féminines mythologiques et historiques, que les romantiques mythifient volontiers en les transformant en saintes ou en martyres, apparaissent comme des modèles esthétiques et éthiques et alimentent l’imaginaire érotique masculin du premier XIXe siècle.
Imprimerie Pellerin, Histoire d’Héloïse et d’Abeilard (sans date, années 1830, gravure sur bois coloriée, 41,7 x 64,7 cm, Marseille, musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Inv. 1953.41.250)
Enfin, le cas des représentations de Jeanne d’Arc, – même si ces dernières figuraient elles aussi dans la première salle -, sont, à mon avis, à penser à part. L’exposition se concentrait en particulier sur la réception et l’appropriation de la figure johannique par Marie d’Orléans, qui sera même confondue avec son modèle par la postérité. Si certains peintres ont pu mettre l’accent sur la force guerrière de l’héroïne nationale, – que l’opinion commune du siècle considère comme une qualité masculine -, Marie d’Orléans goûte davantage cette figure pour sa piété et sa capacité d’empathie, qualité que la doxa morale juge au contraire proprement féminine. Ainsi, la sculptrice représente en 1834 une Jeanne d’Arc pleurant à la vue d’un Anglais blessé, illustrant là un passage de la Chronique médiévale dite de la Pucelle disant que « considérant la grande destruction d’Angloys se prist a plourer la pucelle » (Anne Dion-Tenenbaum, article « Marie d’Orléans » du catalogue).
Il est intéressant par ailleurs de noter au sujet de Jeanne d’Arc que la figure a inspiré des représentations très diverses, qui démontrent à mon avis à quel point l’héroïsme guerrier décliné au féminin interroge et inquiète. Une année, j’avais ainsi choisi, dans le cadre d’un objet d’étude consacré au personnage de roman, de réfléchir avec mes classes aux représentations de Jeanne d’Arc sous l’Ancien Régime et au XIXe siècle. Mes élèves et moi-même étions arrivé.es à la conclusion que l’héroïsme épique du personnage n’avait pu dans notre corpus être décliné qu’au masculin, avec des caractères physiques et moraux que l’imaginaire du temps associait étroitement à l’homme, seule condition qui permettrait d’accueillir le geste héroïque épique de Jeanne – comme si l’héroïsme féminin ne pouvait, par définition, être guerrier, sauf dans le cas où Jeanne s’apparenterait à un homme ou sauf à considérer que le dieu des chrétiens est celui par la force duquel le bras de Jeanne s’arme et se lève sur l’ennemi.
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En prolongement accru de cette réflexion, la deuxième salle interrogeait la pluralité des modèles héroïques féminins et ce que le siècle considérait comme des outrepassements des limites du sexe. En opposition à la vision fantasmée de la femme diaphane, d’autres figures célèbres incarnent en effet un rapport solidaire avec la marge, la folie et la violence, à une époque où cette dernière est considérée comme inconciliable avec une présumée nature féminine. Eugène Delacroix s’intéresse par exemple à Médée, qui, répudiée par son époux Jason, se venge en tuant leurs enfants. C’est aussi le cas de Goethe qui, dans son Faust de 1808 met en scène Marguerite, une femme accusée d’infanticide. Autre figure célèbre de l’époque représentée dans les arts et qui témoigne d’une interrogation sur ce qui seraient ces limites du féminin, Béatrice Cenci, aristocrate romaine du XVIe siècle qui tua son père abusif, et que Luigi Calamatta figure le visage doux, parcouru de traits enfantins. Le XIXe siècle s’empare aussi de la figure de Charlotte Corday, qui assassine Marat, député jacobin, et le surnom qui lui est donné par Lamartine d’ ange de l’assassinat porte en lui-même la division des contemporains sur la question de la violence féminine. En effet ces femmes, bien que lues comme des figures de résistance, chacune à leur manière, sont parallèlement accusées pour cette raison de sortir de leur sexe, d’incarner une sorte d’outre féminin. Voilà qui explique peut-être que le XIXe siècle, période habitée par l’héritage de la Révolution, – point historique culminant certes mais qui ne donnait pas pour autant voix aux femmes -, soit notamment marqué par l’effacement des pionnières du féminisme de l’espace public, telles Olympe de Gouges et Théroigne de Méricourt, qui ne font pas l’objet de représentations connues en peinture. Ce silence peut être interprété comme un des plus sûrs témoignages du refus d’une certaine doxa de leur reconnaître leur part d’héroïsme guerrier.
Jeanne Deroin portée en triomphe, tenant un calice portant l’inscription « Suffrage universel des femmes » (1848, lithographie sur papier, Paris, Bibliothèque Marguerite Durand)
Pour essayer de comprendre ce regard, sans pour autant l’accepter, l’historienne Michelle Perrot rappelle dans son article du catalogue sur « Le code civil » que ce texte est « un monument du patriarcat où la domination masculine s’affirme sans fard. Dans la famille placée sous l’autorité de son chef, la femme n’a aucun droit, sinon celui d’être protégée. « L’obéissance de la femme est un hommage rendu au pouvoir qui la protège », dit Portalis. Les rédacteurs du code sont ainsi pénétrés d’une tranquille misogynie que partage au plus haut point leur maître. « Moi, je compte les femmes pour rien », dit Bonaparte ; à ses yeux, « la faiblesse du cerveau des femmes, la mobilité de leurs idées » les rendent inaptes à toute action publique, voire à toute responsabilité familiale. Il leur faut un chef » ». Ces figures de la violence féminine apparaissent par conséquent hors-norme dans un contexte qui a pleinement assimilé le regard misogyne napoléonien. Le début du siècle se distingue ainsi par un backlash postrévolutionnaire de grande ampleur, dont la reconfiguration patriarcale des droits établie par le code civil est une preuve peu discutable. Ce terme, popularisé par l’essai de Susan Faludi, Backlash, la guerre froide contre les femmes (1991), désigne une réaction conservatrice à la suite d’un changement social et politique progressiste. Cette misogynie à l’œuvre prend des formes très diverses, comme chez Rimbaud qui, dans « Les sœurs de charité », condamne la femme mais, non en raison d’un statut présumé inférieur mais à cause de son « infini servage », qui l’empêche de « vi[vre] pour elle et par elle », « sorte de misogynie paradoxalement féministe, où la principale accusée est la religion catholique, enfermant sournoisement la femme (et seulement elle) dans le cercle étroit de sa morale répressive » (Alain Vaillant, article « Misogynie » du catalogue). Plus récemment, il me semble aussi que gagnerait à être interrogée la traduction canonique du titre de Virgina Woolf, Une chambre à soi, que Marie Darrieussecq a retraduit en Un lieu à soi (2016). Cette nouvelle traduction peut en effet être interprétée comme un geste militant de rétablissement du texte original visant précisément, justement dans l’esprit de Virginia Woolf, à ne pas cantonner la femme à l’espace privé et domestique de la chambre.
Honoré Daumier, « La mère est dans le feu de la composition, l’enfant est dans l’eau de la baignoire ! » (série « Les bas-bleus », Le Charivari, 26 février 1844)
Enfin, la question de la résistance féminine par la force divise aussi les femmes, avec l’exemple connu de George Sand qui, bien que jugeant la république proclamée en 1870 assez tiède, condamne la Commune, qu’elle juge inopportune et trop violente, dans une évolution démocratique qu’elle souhaite pacifique et non « terroriste », selon le mot de l’autrice. Cette dernière prend par là même ses distances avec la grande figure féminine associée à la Commune, Louise Michel, qui pourrait peut-être être lue aujourd’hui comme un exemple de prise de conscience, – sans qu’elle soit alors verbalisée en ces termes -, de la légitimité des luttes intersectionnelles.
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Pour terminer, les dernières salles s’intéressaient aux héroïnes de fiction pour démontrer l’importance des genres romanesque et dramatique dans la diffusion des modèles héroïques féminins. Aussi, pour le roman, les figures d’Atala, Esmeralda, Corinne, Mathilde (héroïnes de Sophie Cottin), Lélia (héroïne de George Sand), Velléda (héroïne de l’épopée en prose de Chateaubriand, Les Martyrs, 1809), sont représentées en peinture par Anne-Louis Girodet et Léon Cogniet, ou en sculpture par Hippolyte Maindron, comme l’Ophélie de Shakespeare est entre autres représentée par Léopold Burthe (Ophelia, 1852, tableau de l’affiche de l’exposition). Ces héroïnes de fiction inspirent car elles expriment un impossible : celui de la conciliation entre ordre social établi et liberté pour les femmes de vivre leurs passions.
Le théâtre et l’opéra, qui attirent un public nombreux, offrent aussi un espace de diffusion aux héroïnes romantiques. Ces dernières sont incarnées par des interprètes qui deviennent elles-mêmes des modèles et contribuent à la renommée des héroïnes dont elles revêtent le rôle : ainsi de la comédienne irlandaise Harriet Smithson, qui nourrit le renom des héroïnes shakespeariennes, jusqu’à inspirer à Hector Berlioz (qui deviendra son époux) sa Symphonie fantastique et la ballade La Mort d’Ophélie. C’est aussi le cas de Mademoiselle Rachel et Maria Malibran, qui incarnent respectivement Phèdre et Desdémone dans l’Othello (1831) de Gioachino Rossini.
Le ballet constitue de même un réservoir fabuleux d’héroïnes. Ainsi par exemple le personnage de la Sylphide, inspiré de légendes celtes et germaniques, apparaît dans le monde de la danse et trouve une incarnation pérenne sous les traits de Marie Taglioni. Esprit féminin ailé léger et gracieux figuré par une ballerine en tutu blanc chaussée de pointes, la Sylphide figure de manière exemplaire l’idéal romantique d’une femme immatérielle, aspect proprement caractéristique de la beauté féminine telle qu’elle est conçue par le siècle – ce que démontre aussi, dans la langue, le fait que les écrivains de cette époque utilisent souvent le terme sylphide pour décrire les femmes qu’ils jugent d’une grande beauté.
Eugène Lejeune, Les Trois Grâces, Marie Taglioni, Fanny Essler et Carlotta Grisi (1844, lithographie coloriée sur papier, 45,5 x 37 cm, Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris, Inv. G38958)
Toutes ces actrices et danseuses prennent par conséquent une place essentielle dans l’imaginaire artistique et le quotidien des individus. Se développe en particulier sous la monarchie de Juillet une immense production de statuettes en bronze ou en plâtre destinées à orner cheminées et guéridons et dans cette production, les représentations des actrices et danseuses aimées du public occupent une place de choix. Jean Auguste Barre immortalise ainsi Marie Taglioni en tant que Sylphide accomplissant la pointe, comme Fanny Essler, dans Le Diable boiteux, exécutant la cachucha, une danse espagnole qui connaît alors un grand succès public. Par ces objets intégrés à la vie quotidienne, ces figures féminines, aux corps tout de vapeur qui ondule, imprègnent les subjectivités et définissent un horizon d’attente esthétique et éthique d’une lumineuse et douloureuse longévité, et montrent la nécessité de proposer d’autres récits.
Crédits bandeau : photo de l’exposition, par le photographe Fabrice Gaboriau