Bande dessinée et Printemps Érable : entretiens avec Phlppgrrd et Antoine Corriveau.

La revue d’histoire culturelle Le Temps des Médias prépare un numéro sur les luttes sociales. J’ai eu l’opportunité d’y rédiger un article sur la bande dessinée pendant et sur le « Printemps Érable », terme recouvrant les très grandes manifestations de janvier à septembre 2012, cristallisées à partir de la hausse des frais de scolarité mais englobant bien plus largement les questions de corruption, de lois liberticides, de répression, etc. Pour réaliser cet article sur une matière très contemporaine, j’ai pu interroger directement des auteurs. Comme souvent, ces entretiens préparatoires sont très utiles mais n’apparaissent que peu dans les articles, au-delà quelques citations.

Je publie donc sur ce site deux entretiens que je trouvais dommage de garder enfermés, ils pourront toujours servir à qui veut pour une recherche ultérieure ! Le premier est avec Philippe Girard, alias PHLPPGRRD, auteur bien ancré dans le paysage de la BD québécoise, qui a réalisé le webcomic puis fanzine Passionrougeman lors des manifestations. Le second, plus bref, est avec Antoine Corriveau, dessinateur et chanteur dont On est + que 50, carnet de grève est la dernière bande dessinée publiée. Les deux entretiens ont été réalisés par courriel en avril 2020.

Extrait de Passionrougeman renContre Cap’n Crimson, PHLPPGRRD, 2012.

ENTRETIEN AVEC PHLPPGRRD

Vous vous lancez dans Passionrougeman sur votre blog, qu’est ce qui vous a poussé à faire une bande dessinée durant le Printemps érable et pourquoi ce choix de la parodie de superhéros ?
Tout ça est venu assez spontanément en fait. À cette époque, je travaillais sur une BD (Lovapocalypse, Glénat Québec) dont le sujet était très lourd (L’ordre du temple solaire) et j’avais besoin d’alterner avec un sujet plus léger et surtout, plus drôle. Pour me changer les idées, je sautais parfois sur mon vélo et j’allais faire un tour au centre-ville de Québec pour trainer dans un magasin de comics (Librairie Première Issue). Je pense que c’est en achetant des comics là-bas que le goût de dessiner un superhéros a germé dans mon esprit. Ceci dit, je suis fan de BD de superhéros depuis longtemps et c’est un genre auquel je ne m’étais pas encore frotté à ce moment-là.

De manière assez intéressante Passionrougeman parle assez peu de la grève étudiante, mais de son corollaire, le système de corruption endémique, la loi anti manifestation… Cela peut surprendre à première vue.
Vous êtes le premier à le remarquer. En effet, à mes yeux, le problème était que le gouvernement libéral en place était soupçonné de corruption et qu’il essayait de refiler la facture de sa mauvaise gestion aux étudiants. On savait que les élections approchaient et je me suis dit qu’il fallait souligner où était le véritable problème de cette crise. Il faut aussi savoir qu’au Québec, les gens ne sont pas poussés vers les études comme en France. Au Canada, c’est l’endroit où la population est la plus réticente à faire des études supérieures (c’est la raison pour laquelle les frais de scolarités sont plus bas qu’ailleurs en Amérique). À mon sens, il fallait lutter contre la volonté de faire grimper ces frais parce que ça aurait eu un impact direct sur l’accès aux études supérieures.

Quel accueil avez-vous constaté pour les planches au moment de leur production ? J’ai retrouvé un certain nombre d’articles semblant montrer qu’elles ne sont pas passées inaperçues.
Non, effet. Il y a eu un impact assez retentissant. Le journal Le Devoir a même publié une pleine page (que j’avais dessinée exclusivement pour eux) dans son édition du Devoir des écrivains au mois de novembre suivant. Mais surtout, c’est dans les partages que je faisais sur Facebook le soir que je pouvais mesurer l’impact de chaque publication. Je dessinais trois bandeaux chaque jour (du lundi au vendredi) que je partageais vers 19 h. Le lendemain matin, j’avais des tonnes de messages et de partages.

Vous les avez ensuite autoédité à cent exemplaires, encore dans la période de mobilisation. L’autoédition permet de garder une trace, mais y trouviez-vous aussi ce côté immédiat, permettant de publier rapidement, en phase avec la lutte en cours (un mois après, ça aurait été un peu trop tard) ? J’ai cette impression avec la production de plusieurs fanzines au sein de la lutte et aimerait savoir si cela sous-tendait le choix de l’autoédition, ou si c’était tout autre chose ?
Très dur de répondre avec exactitude à votre question. Je me souviens qu’il y avait beaucoup de fébrilité dans l’air et qu’un collectif avait été publié dans l’urgence pour garder une trace de tout ça. À un moment donné, la librairie Planète BD de la rue Saint-Denis à Montréal a annoncé qu’elle organisait une séance de dédicaces chez elle pour mousser les ventes du livre et comme j’étais invité à y participer, c’est là que je me suis dit que je devais en profiter pour lancer mon album de Passionrougeman. Le soir du lancement à Montréal, les copies se sont envolées comme des petits pains chauds. J’ai tout écoulé en une seule séance de dédicaces.

Passionrougeman est revenu en 2016, la grève est passée, mais son carré rouge porte autant d’imaginaire de lutte ?
Au Québec, oui. Ce carré rouge est un symbole très puissant. La mère de l’un de mes amis avait d’ailleurs tricoté un carré rouge en laine pour l’un des leaders étudiants et ce carré rouge là est aujourd’hui exposé au Musée de la civilisation de Québec. Depuis, chaque fois qu’une organisation veut mobiliser la population québécoise, ses porte-paroles portent un carré dont la couleur change selon la crise.

Et une dernière question plus pour m’assurer que je n’ai pas une compréhension erronée. Je n’ai pas identifié Cap’n Crimson à un personnage médiatique particulier, peut-être par méconnaissance. J’y ai donc vu une manière de souligner, chose assez rare, que la lutte pouvait (et devait, tous ayant le même gouvernement) être commune avec la population anglophone ?
Non, vous avez bien vu. Généralement, la population anglophone du Québec (qui s’identifie plutôt au reste du Canada) ne se sent pas québécoise et elle vote systématiquement pour le parti libéral – parti fédéraliste pro-Canada – (c’était le gouvernement au pouvoir lors de la crise étudiante). Ce personnage de Cap’n Crimson était là pour signifier que deux héros, l’un francophone et l’autre anglophone, pouvaient (devaient) travailler ensemble pour renverser la vapeur et changer les choses.

Page 16 d’On est + que 50, d’Antoine Corriveau, 2012.

ENTRETIEN AVEC ANTOINE CORRIVEAU

Qu’est-ce qui t’a poussé à raconter tes carnets de grèves et pourquoi avoir choisi ce moyen-là plutôt que par exemple la chanson, autre moyen de diffusion militant ?
C’est assez étrange pour moi, car à l’époque, je n’avais pas fait de bande dessinée depuis quelques années et je ne pensais plus en refaire. Je ne pense pas que j’avais le recul nécessaire pour en faire des chansons immédiatement. Le sujet a été la toile de fond d’un disque que j’ai sorti en 2014, mais j’avais besoin de laisser reposer le sujet avant de m’exprimer en chansons sans que ce soit trop premier degré. Je pense que la bande dessinée, et surtout le format journal, m’autorisait à plus de simplicité, d’instantanéité et de liberté pour raconter ce que j’observais au quotidien.

Quel accueil as-tu constaté pour tes planches au moment de leur production ?
Très chaleureux. J’avais l’impression que maintenant que la bande dessinée n’était plus au cœur de ma vie, ce projet était celui qui rejoignait le plus les gens parmi tout ce que j’ai fait en bd. Je crois aussi que les gens ont été touchés parce que je mettais en scène un quotidien partagé par plusieurs.

Une partie des pages ont été publiés dans Je me souviendrais, mais tu ne les as pas édité en fanzine par ex durant la grève ? Uniquement en ligne ?
Oui, uniquement en ligne. Je me suis arrêté à 33 pages. Je trouvais ça mince un peu pour en faire un livre. Ça a été douloureux aussi, parce que la fin de cette période trouble a été un peu abrupte et du jour au lendemain, je n’étais plus certain d’avoir envie de raconter tout ça.

Huit ans après, comment vois-tu ces pages qui sont à ma connaissance tes dernières bandes dessinées publiées ?
Je ne les avais pas revues depuis. Je viens de les relire pour répondre à ta question. C’est un peu maladroit, mais aussi un peu touchant à relire pour moi. C’est un condensé d’émotions très vives. Ces événements sont en quelque sorte le premier sentiment de rassemblement social que j’ai eu dans ma vie. J’ai touché à quelque chose de plus grand que moi, au creux de ces milliers de gens qui marchaient avec moi. C’est un déraillement de quelque chose, un bouleversement que je suis heureux d’avoir vécu.

Entretien préparatoire : Christian Flamand, le communisme et Pif Gadget.

Dans la série des entretiens préparatoires, une courte série de questions à Christian Flamand. Entré très jeune chez Pif Gadget, il y fut assistant de Jean-Claude Poirier (Horace, Supermatou…) et auteur pour les « Poches ». Intéressant petit texte, car je conclus mon livre (parution chez PLG, 2021) par une ouverture liée à l’écologie politique… Avec l’envie de consacrer une communication de colloque à ce sujet et voici que Christian, qui a répondu un peu trop tard pour le livre, m’en parle !

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est flamand.jpg.
Christian Flamand vers 2013.

Avant de collaborer avec Pif Gadget, en étiez-vous lecteur ? Quand vous y rentrez chez Vaillant êtes-vous au courant que le magazine est lié au PCF ? Vous en parle-t-on ?
J’ai acheté Pif Gadget dès le numéro 1 (dommage, ma mère l’a jeté depuis…), mais enfant, j’étais déjà lecteur de Vaillant, et très admirateur d’Arnal et de Cézard… Ils font partie de ceux qui m’ont donné envie de faire ce métier. Quand je suis entré chez Pif fin 1972, il était de notoriété publique que la rédaction était liée au PCF, le bruit courait d’ailleurs que les bonnes ventes de Pif-Gadget permettaient de maintenir L’Huma à flot… Mais ce lien restait anecdotique et on ne m’en parlait pas plus que ça. 

Quels étaient à l’époque vos positions politiques et votre regard par rapport à l’étiquette rouge posée sur Vaillant ? Cela vous plaisait-il, vous gênait-il ou bien même vous laissait-il indifférent ?
J’avais 17 ans quand mes dessins ont été acceptés dans la série Poche, et encore assez gamins dans ma tête, donc ma position politique était encore assez floue… Mes parents n’avaient aucune culture politique, et de ce fait ne m’ont jamais influencé. Les jeunes gens de ma génération étaient plutôt de sensibilité socialiste. Moi j’avais des sympathies pour le PSU, situé entre la SFIO et le PCF. Donc, bien que n’étant pas adhérent au PCF (j’avais même quelques difficultés de dialogue avec les quelques camarades que je rencontrais à la Fête de l’Huma…), je me sentais plutôt à l’aise dans cette grande mouvance de gauche. Je me suis très vite rapproché de l’écologie, concept défendu très tôt par Pif-Gadget, et mon premier vote en 1974 a d’ailleurs été pour René Dumont. 

Un Supermatou de Flamand dans le Roi du rire poche n° 12 (mars 1979)

Votre série n’est pas marquée par la politique, mais avez-vous eu des échanges sur le sujet avec d’autres dessinateurs laissant penser qu’ils voyaient cet axe dans leur travail ?
Les jeunes dessinateurs des Poches avaient relativement peu de contacts avec les stars de l’hebdo. On présentait nos dessins rue Lafayette et on reprenait le train presque aussitôt pour retourner en province… Il est évident que le travail des auteurs était plutôt influencé par des idées progressistes : la tolérance, la parité, l’écologie, une certaine liberté d’humour qu’on ne retrouvait pas dans d’autres titres de la presse enfantine. Mais cela était non écrit, induit dans l’esprit de l’époque.

De manière générale avez-vous ressenti une quelconque manière le lien au PCF lors de votre collaboration ou était-ce uniquement une chose sue sans plus ?
Très honnêtement, jamais personne à la rédaction ne m’a demandé de faire passer un quelconque message idéologique. Le lien au PCF était connu et accepté, et cela ne semblait avoir aucune importance dans le cadre de notre travail. On sentait au contraire une certaine liberté d’action, peut-être idéologique en y pensant après coup, et on sentait que notre travail était respecté. Et payé convenablement, avant que les choses se gâtent à la fin des années 70…

Dans l’autre sens, ne vous a-t-on pas étiqueté idéologiquement, a priori à tort, parce que vous veniez de Vaillant ?
On m’a effectivement souvent posé la question. Cela ne m’a d’ailleurs jamais dérangé. J’imagine que d’aucuns ont pu penser que j’avais ma carte. Un célèbre joueur auxerrois de l’AJA des années 80 pensait d’ailleurs que j’étais communiste, comme lui… Au détour d’une conversation, il a appris que ce n’était pas le cas, et il en a été extrêmement peiné. Il a eu même du mal à me retutoyer !

Réalisé par courriel le 07 juillet 2020.


Entretien préparatoire : Philippe Marcelé et L’Écho des savanes

Lorsque je réalise des articles de fond sur un sujet ou un autre, il m’arrive régulièrement de poser des questions à des acteurs directs. Leurs réponses ne sont qu’une source parmi d’autres, mais sont utiles, apportent des éclairages, des informations. Souvent il n’en reste que quelques citations dans les articles, parfois rien. Alors pour en garder mémoire, puisque c’est souvent intéressant, je publie sur ce blog les interviews complètes, il faut bien avoir en tête qu’elles ne sont pas faites pour l’être et sont loin de couvrir des carrières, elles se focalisent sur des points précis. Voici donc un entretien qui me sert actuellement pour rédiger un article sur L’Écho des savanes première période (1972-1982) pour le prochain numéro des Cahiers de la BD. J’ai également interrogé Nikita Mandryka et Martin Veyron.

« Tête, conte philosophique », L’Écho des savanes, n° 16, janvier 1976.

Vous entrez à L’Écho en 1976, j’imagine que vous connaissiez l’origine du journal, en étiez lecteur. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce journal ?
Oui, je connaissais le journal. Je publiais déjà dans Charlie Mensuel poussé par Wolinski. Pour les gens de ma génération qui « entraient » en bande dessinée, encore largement méprisée, des revues comme Charlie ou L’Écho représentaient une bouffée d’oxygène. À la même époque, je découvrais la BD « underground » américaine, Crumb notamment, qui m’a indiscutablement influencé.

Vous débutez avec un récit sur le bien et le mal, y publierez un « conte philosophique », une parenté avec l’esprit très marqué par la métaphysique chère au fondateur Mandryka ?
J’appréciais – et j’apprécie beaucoup – Mandryka. Mais sa « métaphysique » n’a rien à voir. J’avais, et j’ai toujours, des idées politiques et « philosophiques » qui se manifestaient inévitablement dans mes histoires, d’autant, qu’à cette époque, je travaillais presque toujours sur mes scénarii. L’opposition morale du bien et du mal me faisait plutôt rire. Mais ce n’est qu’un exemple. Cependant si mes sympathies et les haines se manifestaient dans mon travail, je n’ai jamais cru à la validité d’un « art engagé ». Je veux dire par là que je n’ai jamais cru qu’il soit possible de convaincre par la BD qui que ce soit. Si l’on veut agir politiquement il faut agir sur le terrain politique, autrement dit, s’engager comme militant. L’activité artistique se déploie sur un autre plan. Mais on peut être actif sur les 2 plans.

L’Écho de cette période est considéré comme un grand lieu d’expérimentation, au management parfois compliqué, de l’intérieur vous sentiez vous libre de tenter des choses diverses ?
Il n’y avait pas de contraintes. J’étais donc parfaitement libre. Mais une de mes histoires pouvait être refusée. Je la portais alors à Charlie. C’était aussi souvent l’inverse. En fait, en allant d’un journal à l’autre, toutes mes histoires ont été publiées. La liberté était donc très grande. Rien à voir avec ce qui se passe aujourd’hui dans la BD « dominante ».

77-82 est à mon sens un vrai beau moment du journal, qui va dans tous les sens avec une certaine furie, participiez-vous à des réunions de rédactions ? Y aviez-vous des amitiés ou inimités ? En bref quelle était l’ambiance de l’écho quand on était un acteur direct ?
Je n’ai jamais participé à des réunions de rédaction. Je restais assez solitaire. C’est plutôt à l’occasion de festivals ou de séances de signatures que j’ai rencontré d’autres auteurs.

Vous collaborez à l’Écho jusqu’à son rachat par Albin Michel en 1982, qui l’ancrera vers un côté cul paradoxalement moins jouissif. Votre œuvre a témoigné de capacités érotiques et pourtant vous ne participez pas à la reprise. Comment avez-vous vécu cette période, ou la regardez-vous désormais ?
Je ne suis pas sûr du tout d’avoir collaboré à L’Écho jusqu’au rachat par Albin Michel, bien que j’aie eu un album édité par Albin Michel, Contes suaves, mais c’était déjà un esprit très différent de la période précédente. J’avais évolué et publié dans Pilote des histoires largement inspirées du cinéma de Fellini.
Je ne suis pas sûr qu’on puisse parler d’érotisme en ce qui me concerne, pas dans le sens où on le dit de Manara par exemple. La sexualité était très présente dans une bande comme Angélique, mais était-elle pour autant érotique ?

Enfin, si jamais il vous semble qu’une chose doit être dite sur l’écho, qui serait important, sur votre vécu en son sein, etc. n’hésitez pas à me donner votre témoignage libre.
Il m’est difficile d’ajouter quelque chose : c’est déjà un passé bien lointain. On peut dire cependant une chose qui me paraît essentielle : l’époque qui a vu naitre Charlie Mensuel et L’Écho (pour ne citer que ces deux revues) a été à mon avis, l’âge d’or de la bande dessinée. La vitalité et la créativité qui se sont exprimée dans cette période n’ont rien à voir avec les platitudes consensuelles qui caractérisent (avec des exceptions bien sûr) l’édition de la bande dessinée aujourd’hui. Je sais qu’on pourra m’accuser d’être « passéiste ». Et pourquoi pas ?
Oui, je pense que « c’était mieux avant ». Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres (santé, enseignement, droit au travail, etc.), on ne peut pas avoir multiplié les coups sans que cela ait eu des conséquences : et ces conséquences sont des régressions profondes. Paradoxalement, la BD est maintenant considérée comme un médium de bon aloi. Je ne le regrette pas. Je suis ravi, en particulier, qu’elle entre à l’université. Pourtant, cette BD domestiquée paraît bien pâle comparée à la BD sauvage et agressive des années 70.

Bonus : À la lecture de vos pages je trouve une parenté forte avec Nicole Claveloux, connaissiez-vous son travail ?
Oui, je connais le travail de Nicole Claveloux et son engagement féministe. Mais je ne la connais pas personnellement. Je ne crois pas l’avoir jamais rencontrée. C’est peut-être dommage.

Entretien réalisé par courriel le 27 juin 2020.

Site de Philippe Marcelé : http://philippemarcelé.com
Marcelé dans L’Écho des savanes : https://bdoubliees.com/echodessavanes/auteurs4/marcele.htm

Image de titre : Couverture de L’Écho des savanes n° 83, décembre 1981.

D.J. Bryant et France Gall en allemand

Durant le confinement, j’ai voulu saluer la politique habituelle des éditions Tanibis, qui mettent de nombreux albums en PDF gratuits depuis longtemps et pas juste sur l’effet d’opportunité. J’ai donc acheté leurs nouveautés : La Vague Gelée, d’EMG, que j’attendais avec impatience (huit ans depuis son premier livre ! J’en ai parlé sur Bodoï) et Cité irréelle, de D.J. Bryant, que je n’attendais pas du tout puisque je n’en avais jamais entendu parler.

En regardant un peu, cet album publié par Fantagraphic en V.O. est plutôt salué par la presse professionnelle et le milieu alternatif, évoquant notamment comme références Daniel Clowes, Adrian Tomine et David Lynch (pour ses films plus que pour sa fameuse BD). Je l’ai lu et c’est une œuvre tout à fait intéressante, certains récits m’ont vraiment embarqué , d’autres moins, mais j’ai été surtout frappé par la page 98.

Soudain, mon cœur se mit à battre la chamade !

Il s’agit d’un extrait du dernier récit, Un objet d’art, mais surtout il s’agit d’une reproduction de Der Computer Nr. 3 , une chanson bien connue de la carrière allemande (moins connue certes) de France Gall lors de son creux de la vague post-Eurovision et pré-Berger. Ceux qui me connaissent savent que j’aime profondément ses chansons d’avant le romantisme doucereux (oui Si maman si est une très belle chanson, je ne le nie pas, je préfère avant c’est tout, je l’expliquerai un jour, j’ai un projet de fanzine). Cette carrière allemande à duré environ de 1966 à 1972, c’est souvent vu comme une période un peu triste, France Gall l’était sans doute, mais les chansons qui en sont sorties me fascinent comme les autres, même si je n’y comprends rien. Der Computer Nr.3 date de 1968 et se veut moderne avec ses impressionnants bruits de boutons électroniques, la version trouvée sur youtube nous montre une France Gall chantant et dansant (en bougeant à peine, comme toujours) sur une scène télévisuelle face à une foule enthousiaste. Le corpus de chansons en allemand en comprend plein d’autres qu’on peut regarder, comme Ein bißchen Goethe, ein bißchen Bonaparte, portrait du garçon idéal, en 1969.

Notez que Claudus1943 a une chaine entière de passages TV incroyables de France Gall, souvent en qualité fort correcte. Complètement fou (comme dirait Yelle pour rester dans le pop francophone).

Bref forcément, voir un Américain citer France Gall en allemand, je suis surpris. D’autant plus qu’il ne s’agit pas exactement du texte de la chanson, mais d’une version mêlant allemand et français, quand celle d’origine n’est qu’en allemand. J’imaginais, je l’avoue, un choix de traduction curieux. Une chanteuse anglophone qui aurait eu un trou de carrière et aurait tourné dans un autre pays et une autre langue ? Mais pourquoi en traduire des bouts ? Puisque le forum bulledair est parfois fréquenté par l’éditeur je l’ai questionné sur ce point précis et certes un petit peu obsessionnel. Et bien la réponse est simple : l’auteur américain a bien cité cette chanson précise, en en traduisant des bouts en anglais. Alors là reste l’autre question, comment et pourquoi un auteur contemporain états-unien un peu hype se retrouve à citer cette chanson ? A-t-elle eu une carrière particulièrement notable en Alaska ou à Seattle où l’auteur a vécu ?

La VO, reproduction de la planche originale qui est d’ailleurs en vente ici si vous avez 1000$ à dépenser pour me faire un cadeau.

A priori il s’agit surtout d’une illustration des nombreuses références pop et jeux de mémoires et mélanges d’influences que l’auteur peut développer. Comme le dit l’éditeur sur le forum : « On pourra trouver (ou pas) dans Cité irréelle des réminiscences du film noir, de Mœbius, de Jack Kirby période romance comics, de Crepax, de Maruo, de la Nouvelle Vague… et donc aussi de France Gall (précisément, sur son blog Sequential Monitor, D. J. Bryant dit avoir découvert les chansons de France Gall… via les BD de Guy Peellaert). »

Sur son blog, D.J. Bryant explique en effet avoir découvert cette chanteuse via un grosse réédition pleine de doc de Jodelle. Anecdote étonnante, car on identifie plutôt les connexions chanteuse pop-Peellaert à Pravda la surviveuse, reprise du physique de Françoise Hardy, mais en effet par un jeu de connexions artistiques et d’époque on peut évidemment tomber sur France Gall. Je ne connais pas très bien les BDs de Peellaert, mais il est vrai qu’il a notamment fait l’entière décoration d’une boite de maquillage France Gall, accompagnée d’une BD en 1967. Un objet rare, que j’adorerai découvrir d’ailleurs, mais plusieurs sources indiquent comme un projet jamais réellement commercialisé (dans son intégralité en tous cas, on trouve parfois la sacoche). Et bon, bon les boites de maquillages ne sont ni les objets les plus collectionnés ni les plus faciles à trouver des années plus tard…. Ci-dessous deux photos promotionnelles de France Gall présentant la boite et le poster-BD à son effigie.

La boite en couleur.
Photographie de Michael Holtz à Paris lors de la campagne de promotion de la boite de maquillage, trace de la page de BD avec France Gall en personnage. On l’aperçoit aussi dans un docu, peut-être est-elle dans l’anthologie consultée par Bryant ?

Enfin, sur son blog, l’auteur détaille son intérêt pour Gall en écrivant « Some of my favorite tracks of hers are Cet air-là, Musique, Der Computer N°3, and Laisse tomber les filles which April March covered as Chick Habit and played at the end of Tarantino’s highly underrated Death Proof. » soit « Certains de mes morceaux préférés à elle sont Cet air-là, Musique, Der Computer N°3 et Laisse tomber les filles, qu’April March a reprise sous le titre Chick Habit et qui passe à la fin du très sous-estimé Boulevard de la mort de Tarantino. » Je suis assez d’accord sur le fait que ces chansons sont très bonnes, j’y rajouterai 24/36, les chansons jazzy avec Gorrager (ha, Y’a du soleil à vendre) ou Avant la bagarre. Bon par contre Boulevard de la mort non, désolé. Mais clairement j’ai des choses à échanger avec ce monsieur autour de France Gall et Cet air-là est vraiment une chanson qui est envoutante et qu’on peut se passer en boucle sans cesse pour entrer dans une transe sixties (sixty six même).

PS : Sur son album Chick Habit April March proposait une reprise en français de la chanson Laisse tomber les filles, et une version anglaise sous le titre Chick Habit , la version Boulevard de la mort semble mixer les deux. En tous cas la version anglophone me semble être une reprise nettement moins classique, notamment dans la voix (qui montre toujours cet aspect fascinant de la différence de nos voix selon les langues).

PS2 : Merveille de l’internet, j’ai reçu le 4 juin ce mot de D.J. Bryant via Tanibis: « France Gall isn’t super well-known in the United States but thanks to the magic of the internet musical tastes are getting less and less based on regionality. I’ve played some France Gall at my day job and had at least one customer who was a Ye Ye fan and recognized it. »

En roulant ma boule, de Raoul Barré (1901)

Avant d’ouvrir la Librairie Z à Montréal, le critique québécois Jean-Dominic Leduc a créé les éditions Mém9ire, consacrées à l’histoire de la BD Québécoise. Avant cela il avait même eu d’autres vies, de comédien notamment. Après la publication de plusieurs ouvrages historiques et numéros d’une revue (Sentinelle), il a lancé la collection « Chronographe », dirigée par Michel Viau, auteur du premier volume d’une importante histoire de la BD québécoise et un des plus grands spécialistes du sujet.

Cette collection avait pour but de proposer des classiques de la bande dessinée québécoises en version numérique de haute qualité, accompagnés d’une petite présentation historique. Au moins deux titres de cette collection furent toutefois imprimés en un petit nombre d’exemplaires Les dossiers de l’ineffable M. Brillant de Jack Der (1952) et donc En roulant ma boule, réédition soignée d’un recueil de gags de 1901, alternant les récits en séquences (toujours via des illustrations pleines pages) et des cartoons en une image. Le titre, apprend-on, vient d’une chanson célèbre du folklore, datant du XVe siècle.

Le très beau dessin de Raoul Barré a évidemment pris un coup sur les questions le fond – on y voit notamment un bourgeois se grimer en « sauvage » et un juif à la caricature qui fait désormais frémir, même si ici il le gag n’est pas proprement négatif (rien à voir avec une caricature antisémite des années 30) – mais l’intéressante introduction de Michel Viau rappelle bien qu’il s’agit ici d’une réédition historique pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de la bande dessinée du pays, et non un ouvrage comme un autre. Le thème central des gags est le défilé déguisé de la Saint-Jean, et moque gentiment les notables. Le livre est un des rares de l’auteur, qui ira s’installer à New York en 1903 d’abord comme dessinateur de presse, puis comme animateur pionnier. Il créera un studio en 1914, créera plusieurs dessins animés, participera à la version animée du comics Mutt and Jeff puis, à la fin de sa carrière, travaillera avec Pat Sullivan sur Félix le Chat.

Plus que pour le livre en tant que tel, En roulant ma boule vaut pour ce qu’elle présente (notons d’ailleurs que la réédition comprend la préface originale de Louis Fréchette), dans une perspective historique portée par un éditeur et un directeur de collection fascinés par l’histoire de la BD et voulant faire connaître celle de leur pays. Si le fascicule est publié par un éditeur et a tous les attributs de la publication professionnelle (maquette soignée, ISBN, dépôts légaux…), il rejoint cependant l’esprit des premiers fanzines de bande dessinée, tels GiffWiff ou Phénix, créé par des passionnés agissant en bénévoles amateurs dans les deux sens du terme. Son petit tirage, cherchant à rendre disponible un matériel précieux et oublié, qui a un écho limité, mais apprécié par un fandom, les range aussi assurément de ce côté. Les éditeurs ne renient d’ailleurs pas cette idée puisque la publication papier de cet album numérique a été réalisée pour une occasion précise : le festival Expozine de Montréal en novembre 2015. Un rappel actif des liens entre fanzinat et patrimoine, d’autant plus utile que malheureusement le site qui permettait d’acheter les PDF semble désormais indisponible quand le rare zine papier, lui, est encore là.

En roulant ma boule, Raoul Barré, introduction de Michel Viau,
22,8 x 15 cm, 40 pages, Mém9ire, coll. « Chronographe », 2015.
Chronique publiée en parallèle sur 1fanzineparjour.

Deuxième page du récit principal du recueil.

Ma première BD en librairie : « Hommage à Charlie Schlingo », Comix Club n° 3, mars 2006.

En 2006 l’Égouttoir et Gorgonzola existaient déjà, j’étais en première et un évènement majeur allait arriver ! C’était la glorieuse époque des blogs BD, je discutais parfois avec Fafé sur MSN et les éditions Groinge avaient lancé Comix Club. Pour moi c’était dans le nec plus ultra, j’aimais déjà Ibn al Rabin et Jean Bourguignon, avec qui je ferai un album plus tard (et bé). C’est aussi dans Comix Club que Bsk a publié un des meilleurs strips de l’histoire.

Mais en tous cas j’avais assez bizarrement dit à Fafé que mon frère écrivait bien et était calé en BD et pourrait écrire des articles, ils avaient vu ses chroniques sur bulledair, il avait un blog à l’époque aussi. Bref, il a ainsi reçu l’appel à participation et j’y ai vu cet appel pour un hommage à Schlingo, on ne m’avait rien demandé, mais j’ai fait cette page qui a été étonnamment acceptée (Était-ce déjà J-P Jennequin à l’époque ou encore Big Ben qui s’en occupait ?). Bon la page est pleine de défauts, mais on y note déjà l’autobio et le goût du sommaire (et le mécontentement face à une aberration). Sans doute lié au fait que je devais l’appel à communication à mon frère je l’y ai dessiné, de manière bien peu avantageuse et je m’en excuse encore.

En tous cas voilà, ma première page de BD était en librairie, j’allais devenir dessinateur pro c’était sur ! Bon, ce fut à vrai dire aussi (je crois ? en tous cas il y en a eu peu) la seule page que j’ai dessinée qui s’est retrouvée en librairie. Dans le numéro suivant, j’écrivais mon premier article. Son sujet ? L’amour que je portais au fanzinat. Pour le coup, là, je n’ai pas fini d’en parler, en librairie comme ailleurs.

Notes techniques d’un apprenti journaliste (Jade 200U – Nos amis les médias ?, septembre 2009)

L’intégrale des numéros de Jade a été mise en ligne par 6 pieds sous terre. J’avais eu le plaisir d’y entrer par ce texte, qui a bien des défauts (ha, la folie donneuse de leçon de la jeunesse ! Oui je sais, toujours, mais pas pareil) mais qui me semble à vrai dire plutôt vrai. Depuis je me suis collé à de la chronique alimentaire et que je comprends un peu mieux que quand on en vit, il faut bien manger. Je suis depuis revenu à un autre métier que j’apprécie bien plus de faire de manière alimentaire et n’écris donc que si envie, ce qui est bien (et ne m’empêche pas d(accepter des commandes intéressantes).
Le texte était paru dans le Jade 200U sur le thème « Nos amis les médias ? », j’avais eu la surprise de le voir précédé d’une BD de Gilles Rochier, auteur des si recommandables Les Frères Cracra, Dernier étage, Temps Mort, Ta mère la pute, Solo… Il racontait notre rencontre pour Du9 et a accepté que je reproduise ici la bande dessinée en introduction, merci à luit (son instragram est là).
J’avais trouvé – outre que je l’étonnement d’être représenté en austère très calme – qu’il exagérait un peu avec sa question à rallonge qui n’en est pas une, pour le ressort comique. Seulement, après vérification sur l’entretien retranscrit que l’on trouve ici, il s’agissait d’un pur copié/collé. Hum.

Un Gilles Rochier visiblement traumatisé, 2009.

Jeune passionné de Bande Dessinée, j’ai pu, au fil des ans, m’essayer à la critique. Timidement d’abord au sein de la revue Comix Club, dont je suis devenu un collaborateur régulier, puis à travers des chroniques sur le site Du9, jusqu’à l’animation à la rentrée d’une émission radio bimensuelle consacré à ce médium. Durant ces années j’ai eu l’occasion de fréquenter un certain nombre d’expo, galeries, conférences de presse, festivals… et de pouvoir par la même occasion en admirer la faune… Ce qui suit n’est pas un système théorique : il s’agit de simple notes et observations tirées de cette expérience modeste, mais parfois édifiante.

1°) Le terme de Journaliste en Bande Dessinée porte en lui-même un paradoxe fort. En effet, ceux qui traitent le mieux du médium sont rarement officiellement journalistes (ils n’ont pas de carte de presse), alors que des journalistes assermentés se transforment bien souvent en simples reproducteurs de services de presse… Le travail véritable sur ce médium vient généralement de sites et revues spécialisées, dont les contributeurs sont amateurs, dans les deux sens du terme : ils aiment ce dont ils parlent – et le connaissent donc bien – et ne sont pas rétribués pour leurs travaux. Bien souvent d’ailleurs, ce bénévolat garantit une approche plus sincère. Ainsi, même des sites de tendance mainstream, défendant une conception rétrograde ou purement commerciale de la bande dessinée comptent parmi leurs rédacteurs des gens passionnés (dont la démarche est d’une grande sincérité), qui ont le mérite de savoir ce dont ils parlent. Ce qui parait rarement être le cas hors de la presse spécialisée.

C’est là que le bât blesse. On retrouve le même problème de légitimation qu’avec la diffusion des albums. Il a paru nécessaire de quitter le ghetto de la librairie spécialisée, pour que les ouvrages de bande dessinée rejoignent les autres livres. C’était d’ailleurs un combat légitime. Il n’empêche que sans certains de ces libraires militants pour la soutenir, la bande dessinée dite alternative n’aurait jamais pu avancer comme elle l’a fait, et ne pourra pas continuer à le faire. Le journaliste spécialisé connaît le même problème : il lui faudrait pouvoir intégrer des médias généralistes. En effet, bien qu’il lui soit toujours essentiel, la critique de bande dessinée aurait tout intérêt à sortir de son micro-microcosme.Il faut ces revues de fond, ces sites spécialisés avec un vrai travail et une vraie connaissance du travail des auteurs, des éditeurs, etc… Il faut avancer, et continuer de creuser le sillon ne serait-ce que pour donner une manne critique dans laquelle de « vrais journalistes », un peu plus scrupuleux que d’autres, pourraient venir s’informer, apprendre, et vulgariser. C’est le lot de toute critique qui se veut pointue d’avoir un public restreint. Il n’empêche que, même en sachant cela, un sentiment de vacuité peut naître chez l’apprenti critique qui se rend compte que, quelle que soit la dose de sérieux qu’il mettra dans son travail, il ne pourra jamais concurrencer l’amateurisme de certains professionnels…

2°) Au cours d’un micro-festival je surprends par hasard une discussion devant le stand de ma petite structure. Une personne, qui se révéle être malheureusement incontournable dans le microcosme, parle avec beaucoup de plaisir d’un article qu’il vient de publier sur un site d’information. En écoutant discrètement cette conversation, à laquelle je n’ai pas été convié, je reçois une leçon édifiante. Il évoque dans ce papier des planches d’Aurélia Aurita publiée dans Libération. La dessinatrice y racontait sa rencontre avec une journaliste d’Elle, qui lui avouait sans honte n’avoir pas lu son livre, après quoi Aurita refusait de donner l’interview. Jusqu’ici je trouvais en effet cela instructif : quel culot de la part de la journaliste ! Et bien non, notre homme expliqua alors qu’il était vraiment choqué de l’attitude de diva de l’auteur, que c’était vraiment se foutre du monde et que, franchement, « comme si c’était nécessaire de lire un livre pour en parler ».

Cette phrase, caricaturale au possible, est pourtant véridique. Le pire dans tout cela étant qu’en plus l’idée peut réellement se défendre. Ce journaliste tient le credo d’une bande dessinée diffusée le plus largement possible, d’où un engagement vers une BD plus caricaturale et souvent racoleuse1, et d’un combat incessant contre la majeure partie des alternatifs, sa seule jauge qualitative étant devenu les chiffres de vente. Dans ce schéma, il paraît simplement important que la bande dessinée rentre dans un maximum de médias. Il ne s’agissait dans Elle que de faire un portrait d’Aurita et non pas un travail critique, simplement faire découvrir l’auteur (et non son travail) à un public qui n’y connaît rien. L’incompétence de la journaliste d’ Elle dans le domaine de la bande dessinée n’aurait donc pas d’importance puisqu’il ne s’agit que de vulgarisation. Ce point de vue peut tenir, mais est-il vraiment viable ? On ne peut certes pas demander aux journalistes généralistes de connaître parfaitement la chose , mais, en sacrifiant tout recul critique au bénéfice de la médiatisation, on ne fera certainement pas le jeu de la bande dessinée : on préparera plutôt son caveau. Pourquoi paraît-il donc si aberrant de défendre une médiatisation populaire pointue ?

3°) J’ai un jour eu envie de m’adresser à un public un peu plus large, et ai frappé à la porte d’une revue importante dans le monde de la japanimation. Mon idée était de traiter de mangas plus alternatifs au sein d’une revue à large diffusion, pensant (et je le pense toujours) que les deux n’ont rien d’irréconciliable. Après avoir sollicité la rédaction, ils m’ont, fort logiquement, demandé un CV et un essai. J’avais justement publié un article sur Du9 à propos d’un livre de Ebine Yamaji, une mangaka révélée par Asuka qui me semble être parfaitement accessible et exigeante. Je leur ai envoyé mon texte, il faisait environ deux pages, car l’intrigue était particulièrement complexe et que j’avais vraiment voulu traiter de tout le travail de l’auteur. On m’a répondu qu’il était trop long.

Parfaitement prêt à faire des concessions, je réduis l’article à une page et le renvoie. On me répond qu’il est toujours trop long. «Une bonne chronique doit faire 500 signes » me signale-t-on. 500 signes ! Je veux bien croire que j’ai tendance à être bavard, mais 500 signes représentent environ 6 lignes ! Je me suis essayé à triturer et découper mon texte pour le réduire à cette portion congrue. Qu’en restait-il ? Un vague résumé et des compliments. Terminé les nuances, exit les petites réserves : on aime ou on n’aime pas. C’est ça la dictature du 500 signes, la revue qui me l’a appris n’est absolument pas un cas à part. C’est une marge naturelle ? Ma chronique ressemblait à un triste service de presse, j’ai donc renoncé à la publier. Je compris mieux alors pourquoi un grand nombre de « journalistes » se contentent de les recopier… Et la différence subtile que certains placent entre chronique et critique.

Quelques jours plus tard, je reçois un courriel enthousiaste de l’éditeur de Yamaji . Il était vraiment heureux d’avoir vu sur Du9 une vraie lecture de son livre, un peu plus longue que d’ordinaire, même s’il me signalait n’être pas d’accord sur tout. J’ai pu par la suite voir d’autres réactions d’éditeurs, ou d’auteurs, et tous étaient d’accord pour apprécier une critique un peu approfondie. En observant les lecteurs, j’ai pu constater qu’eux aussi préféraient plus de développement à un flot de textes courts purement informatifs, ne disant rien d’original, et ne donnant envie de rien. C’est à se demander alors pourquoi la pratique est si développée si personne n’y trouve son compte.

Une réponse se trouve peut-être du côté des journalistes eux-mêmes. La plupart des journalistes reçoivent des services de presse, et cet usage peut se défendre dans certains cas. Mais pour conserver ce privilège, il faut en traiter un maximum (généralement un peu chez chaque éditeur), même superficiellement. D’où une masse de titres traités en une page, ce qui conduit tout simplement à un paquet de notices illisibles, et une saturation pour le lecteur qui ne sera pas plus aiguillé qu’avant. Dès lors il lui est plus simple de se retourner vers des « valeurs sures » (toujours traités en tant que tels dans les entrefilets) que d’être curieux. Traiter plus de titres, pour gagner plus de services de presse ? Il serait sans doute excessif de réduire le problème à ce seul facteur2, il n’empêche que dans ce sacrifice de la qualité à la quantité, les seuls à vraiment y perdre sont une fois de plus les lecteurs…

1 Qu’il appellera populaire, faisant à mes yeux preuve d’un véritable mépris du « peuple » qu’il dit défendre.

2Mais il ne fait aucun doute que les SP jouent un rôle réel dans la dictature du 500 signes, le véritable commerce parallèle qui s’est développé par leurs biais en témoigne.

Mattioli, l’affreux végan et le contexte

Dans le Pif Gadget n° 758 d’octobre 1983, Massimo Mattioli propose un gag de Pinky titré Gastronomie où il est menacé par un horrible…. végan !

Évidemment, vu la date (le mot existait, mais était très peu usité en France ou en Italie) et le contexte général de la planche, on comprend bien que Mattioli (ou le traducteur d’ailleurs) a simplement choisi une planète pour l’extra-terrestre. La série Goldorak, où le héros affronte l’empire belliqueux de Véga, popularisait justement l’étoile, lors pourquoi pas Véga ? (il semble même que ce soit un gimmick classique de SF en général).

C’est quand même un assez formidable hasard que ça tombe sur une page qui parle cuisine. Qui parle notamment de rôtir. Mais le ressort comique ne repose pas que là-dessus, juste sur une sorte de reprise d’un retournement assez classique où le gentil utilise l’orgueil et la bêtise du méchant.

Et 40 ans plus tard, un possible gros facteur d’erreur de lecture pour qui tomberait sur la page sans savoir d’où elle vient, par exemple sur un réseau social x ou y. Un nouvel exemple assez marrant de l’importance du contexte et de chercher les sources de publications.

Et voilà, ma journée est faite avec ce genre de truc !

Voici la page, en ensuite un résumé des débats que ce mini-post a créé sur facebook, très intéressant je trouve !

Massimo Mattioli, Pinky : Gastronomie, Pif Gadget n° 758 d’octobre 1983.

Après avoir posé la page sur Facebook, on m’a signalé que le terme existait dans des fanzines alternatifs de la fin des 70’s, notamment dans des textes de la chanteuse Elli Medeiros.

Mattioli étant lui-même proche du milieu punk, il aurait pu connaître le mot et faire une blague à double niveau : le premier le simple gag pour le lecteur de Pif, qui n’avait aucune chance d’avoir la référence, le second pour quelques happes fews tombant dessus par hasard.

Un auteur italien que j’apprécie par ailleurs beaucoup est ensuite intervenu pour nous indiquer que les végans étaient des méchants assez classiques dans les BD de SF de Mattioli et que c’est la première fois qu’il les voyait dans un contexte de cuisine. Ce qui pour le coup évacuait un peu l’hypothèse.

Il faudrait aussi savoir si la planche comporte le même terme en italien et, si non, si c’est Mattioli lui-même qui traduisait ses planches… On ne saura jamais le fin mot, mais ça reste amusant cette affaire !

À propos de Paul Tell, diffuseur militant de presse communiste (entretien)

Dans le cadre de mon projet d’ouvrage Pif Gadget et le communisme, à paraître en 2021 chez PLG dans le prolongement de mon mémoire de master 1 et d’une conférence donnée cette année au Festival d’Angoulême, je m’intéresse à des liens que je n’avais pas encore étudiés. Parmi eux, la réception des valeurs du journal par les lecteurs et la vente militante, un classique de la diffusion de la presse d’après-guerre. Le Parti communiste français a beaucoup investi la diffusion militante et j’ai eu la chance d’avoir des contacts avec différents ex-vendeurs et enfants de vendeurs grâce au groupe Facebook des fans de Vaillant et Pif, ce qui a donné lieu à des entretiens. Comme ils ne seront pas repris in extenso dans le livre j’en publierai directement ici, car ce sont des documents très intéressants. Débutons donc avec Fanny et Fabien Tell, qui nous parlent de leur père.

Un vendeur ambulant de L’Humanité dans 50 ans de cinéma de l’Huma. La Terre fleurira (1928-1981), Les Mutins de Pangée/Ciné-archives, 2015.

Qui était votre père et savez-vous comment il s’est retrouvé à vendre la presse communiste, sur quel secteur et durant combien d’années ?

Fanny Tell : Mon père Paul TELL (né le 13 02 1930, disparu le 26 décembre 1998 à Cavaillon) est le fils de Félicien TELL (né en 1902, décédé en 1986). Ouvrier agricole, il est communiste, anticlérical, anti-colonialiste et syndicaliste. Il est arrêté en 1941 et déporté pour raison politique à Buchenwald. Il survit au camp, deviens petit paysan, participe à fonder le syndicat agricole MODEF et devient conseiller municipal de son village, Sénas (Bouches-du-Rhône).
Mon père s’engage politiquement à la Libération. Il a 14 ans et milite d’abord aux côtés de son père au Parti communiste français et surtout à la CGT. Après avoir été ouvrier agricole, il est devenu secrétaire de la CGT, spécialisé dans le monde agricole, et élu à la Mutualité sociale agricole1. En 1977 il est élu maire de notre village d’Orgon (2500 hab), à côté de Sénas, et quitte son travail pour se consacrer entièrement à son poste. Après avoir perdu les élections en 1983 il se retrouve sans emploi, je vous laisse imaginer quels étaient ses revenus !
Au chômage durant quelques temps très difficiles pour notre famille de 5 enfants avec une mère au foyer, il travaille alors quelques années comme salarié commercial pour le journal La Terre puis devient commercial pour SOCASSUR, qui assurait les collectivités locales, avec en charge une bonne partie de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. C’est à peu près le seul moment où il a eu un salaire décent.
Mon père a vendu la presse communiste dans cette zone jusqu’à sa mort, en particulier L’Humanité dimanche.

Fabien Tell :J’ai toujours connu mon père vendant ces journaux le dimanche matin, je sais qu’ils les vendaient avant ma naissance. Je dirais des années 50 jusqu’à sa disparition en 1998. Sur le plan professionnel, après avoir été aide familial chez son père, mon père a toujours eu un « métier » de militant dans un organisme proche du PCF ou de la CGT jusqu’à la fin de sa vie.

Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire : nombre de titres approximatif, connaissance du fonds, est-ce sur les marchés ou aussi en porte-à-porte, etc. ? Était-il rémunéré pour cela où était-ce un acte totalement militant ?

Fanny Tell : Il a d’abord vendu Vaillant puis Pif Gadget ainsi que L’Humanité dimanche et La Marseillaise2 pour lequel il devient correspondant local. Il vendait aussi Regards, assez confidentiel et, vu notre milieu social, La Terre3.
Il diffusait les journaux le dimanche directement aux habitués puis en porte à porte et au café, il n’y avait pas de marché ce jour-là. Je suis née en 1969 et je l’accompagnais quelquefois quand j’étais enfant, j’adorai cela jusqu’à à peu près mes 12 ou 14 ans. J’étais chargée d’apporter Pif Gadget et L’Humanité dimanche aux voisins « abonnés ». Les familles me recevaient avec plaisir et les enfants avec joie, j’avais le droit à des bonbons j’étais, ravie. Petit à petit les gens continuaient à prendre Pif Gadget mais moins L’Huma dimanche.
C’était totalement bénévole sauf pour les quelques années, 2 ou 3  ans, où il a été salarié comme commercial par La Terre.

Fabien Tell : Dans mon souvenir, il devait, au plus fort des ventes, distribuer une trentaine d’Huma dimanche et une quinzaine de Pif Gadget pour un village de 2000 habitants. La vente n’était pas rémunérée, c’est sûr si ce n’est le fait d’avoir l’abonnement gratuit si je me souviens bien.
En fait, j’accompagnais très souvent mon père le dimanche car, étant le seul garçon, il y avait une volonté de transmission. J’étais très jeune (6-13 ans) et je ne me souviens pas avoir dû les vendre moi-même, j’en ai parfois livré à des habitués.

En tant que militant, comment voyait-il les publications liées à Pif : simple distraction pour les enfants ou y voyait-il les mêmes valeurs que dans les autres titres, mettait-il cela en avant dans ses ventes ?

Fanny Tell : Il y voyait certes une distraction, il lisait lui-même Pif Gadget et s’en amusait, ainsi que des gadgets, mais il était très conscient des idées véhiculées, qu’il qualifiait de progressistes. Les valeurs de solidarité, d’anti racisme et d’éducation à la science et à la culture générale étaient essentielles à ses yeux.
Il n’avait pas besoin de mettre ces valeurs-là en avant tout le monde ou presque lisait Pif sauf les familles anticommunistes forcenées.

Fabien Tell : C’était un lecteur assidu de Pif Gadget comme toute la famille (5 enfants). Je pense qu’il était conscient du rôle culturel d’un journal comme Pif Gadget face à l’invasion de l’idéologie américaine au travers des BD comme Mickey. Pour ses ventes, il ne mettait pas cela en avant, il n’était pas un prosélyte. À l’époque Pif se vendait fort bien du à la qualité des ses BD (pour tous les âges) et son gadget inimitable. Ce dernier, dans mon souvenir, visait plus à titiller l’esprit ou la curiosité scientifique qu’à simplement divertir. D’où peut-être son succès dans une époque qui se modernisait.

Paul Tell, la vingtaine, lors de son service militaire a Casablanca en « camp disciplinaire car anti-colonialiste et syndicaliste . Il en reviendra encore plus solidaire des immigres du Magreb qu’il défendra dans le milieu agricole, aux Prud’hommes notamment » selon sa fille.

De manière générale liait-il les publications de bande dessinées aux publications plus proches de l’information ou n’y voyait-il que de la distraction, sans idéologie nette ?

Fanny Tell : Chez nous pas de Mickey Parade jugé trop capitaliste avec Picsou. Pas de Tintin non plus, trop raciste et colonialiste, mais Astérix était en revanche bien vu, jugé intelligent et instructif même. Pour lui une BD devait être distrayante et drôle, mais avec un aspect éducatif et des valeurs.

Savez-vous si les vendeurs recevaient des « consignes » du parti au sens d’arguments de communications marqués : telle semaine plus parler de tel aspect, mettre plus en avant ce titre, etc. ?

Fanny Tell : Je n’en sais rien du tout, mais connaissant mon père qui détestait ce qu’il appelait le « catéchisme du parti », il devait faire un peu ce qu’il voulait à ce niveau-là.
Il faut peut-être voir avec mon frère plus âgé qui doit avoir des souvenirs sans doute plus précis que les miens, la mémoire est subjective .

Fabien Tell : Si vous parlez de Pif Gadget, je ne pense pas. Pour L’Humanité dimanche, je n’en ai pas le souvenir. À l’époque la communication au sens d’aujourd’hui n’existait pas encore. La presse partidaire revendiquait faire de la propagande qui n’était pas connotée comme aujourd’hui.

Pour vous enfant qui lisiez ces magazines, Pif était-il de cette « famille communiste », si oui qu’est-ce qui vous y faisait le plus penser ?

Fanny Tell : Oui, je savais déjà enfant que Pif Gadget était un journal de la famille communiste vu ma famille il aurait difficile de l’ignorer !
Pour moi, ce qui m’y faisait penser étaient les valeurs prônées par certains personnages comme Rahan le héros pacifiste et qui tente de découvrir d’autres tribus en ayant foi dans la bonté des hommes et leur solidarité. L’anti racisme du journal les valeurs de fraternité, d’amitié entre les peuples, l’égalité et le combat contre l’injustice m’apparaissaient à cette époque comme communiste ou progressiste.

Fabien Tell : Je dirais que Pif Gadget était plutôt d’inspiration humaniste et clairement dans la philosophie des Lumières : « le osez savoir !! » kantien. Les BD « tous publics » (Rahan, Doc Justice, Corto Maltese, Robin des bois) mettaient en avant à la fois la dénonciation de l’injustice et l’usage de la raison pour la combattre. L’homme qui marche debout est vraiment une métaphore de l’homme dressé pour ses droits.
Le fait d’avoir perdu un peu cette orientation, du fait du succès commercial de Pif Gadget, dans les années 80 pour concurrencer la presse jeune me semble avoir été une erreur. Pif était bien identifié par les gens comme un journal avec une opinion et cela n’empêchait pas ses ventes.
J’ai nettement perçu au début des années 80 un changement dans la nature des BD ciblant plus un public ado. Pif est devenu un journal jeunesse comme beaucoup d’autres. Certes le reflux de l’idée communiste, la chute du mur et la Mcdonalisation ont fortement joué, mais dans mon souvenir le changement rédactionnel a commencé avant. Je suis peut-être en train d’inventer des souvenirs…

Fanny, vous êtes ensuite devenue journaliste, avec un parcours atypique. Le contact quotidien dès l’enfance avec la presse et les discours d’émancipation a du influer ce parcours ?

Oui, tout à fait. Sociologiquement, étant enfants d’ouvriers agricoles, nous avions peu de chances d’une part de faire des études supérieures, d’autre part d’accéder à un métier « réservé » à une élite.

Outre le désir de mon père de pousser ses enfants à faire des études pour s’émanciper de la condition ouvrière (nous serons 3 sur 5 à faire des études supérieures), plusieurs choses ont eu une influence sur mon parcours et celui de mes frères et sœurs. D’une part, l’éducation était sacrée pour mes parents qui suivaient de près notre scolarité. De l’autre, nous avions accès au Livre, à la presse et à la culture

Mes parents achetaient beaucoup de livres, chose rare dans les familles de mes copains de classe. Par exemple, ils avaient investi dans l’encyclopédie Tout l’univers pour notre scolarité. À la maison : classiques de la littérature française (Zola, Hugo, Maupassant…), livres d’histoire, essais, revues (Courrier de l’UNESCO, La Recherche). Lorsque je commence des études de Lettres modernes en 1987 ma mère m’offre le Robert et plus tard un abonnement à la revue littéraire Europe. Aux fêtes de La Marseillaise, nous allions au salon du livre ; l’accès au spectacle vivant, à l’histoire et l’histoire de l’art, était valorisé également par une famille sensibilisée via l’école du parti. Une de mes sœurs tentera les Beaux-Arts. Mon père faisait tous les jours une revue de presse de tous les journaux qu’il archivait par thème.

J’ai travaillé dès mes 15 ans (baby-sitter, femme de ménage, animatrice en colonie de vacances et centre de loisirs) pour acheter mes livres scolaires. En 1988, sur les traces de ma sœur étudiante en A.E.S, je deviens surveillante d’externat pour financer mes études. Ma passion ? Le Livre, l’écriture et la culture. La formation aux métiers du Livre n’est pas accessible aux étudiants salariés. Je commence une maitrise de Lettres sur le roman sud-africain engagé contre l’Apartheid doublé d’un cursus de F.L.E. En 1995, l’artiste peintre Théo Gerber écrit un livre qui ne trouve pas d’éditeur classique. J’écris alors mon premier article sur cet ouvrage et le propose aux journaux locaux basés à Aix-en-Provence : Taktik, Le Provençal, et La Marseillaise.

La Marseillaise le publie et m’en demande bientôt d’autres. En 1996, je suis recrutée au siège de Marseille au moment où le quotidien s’ouvre à toutes les forces de gauche. J’apprends sur le terrain : social, éducation, droits des femmes, droits des minorités, extrême droite.

En 2000, je rentre chez « Demain ! », filiale de Canal + spécialisée entre autres dans l’écologie et le lien social, qui sera liquidée peu après suite au rachat par Vivendi. Je me réoriente alors dans la « presse institutionnelle à Bagneux, où se situaient les locaux de “Demain”, puis auprès du conseil régional d’Île-de-France comme journaliste multimédia en 2007 après l’obtention d’un concours de fonctionnaire territoriale.

Avec le recul, ce parcours non linéaire m’apparait comme logique.

Entretien réalisé par courriel
du 31 mars au 4 avril 2020

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Paul Tell fut candidat à de nombreuses élections pour le PCF dans son secteur. Ici, il suppléait le sénateur Louis Minetti pour les élections législatives de 1993. Archives électorales du CEVIPOF.

1 Régime de sécurité sociale des professions agricoles.
2 Quotidien régional du Sud -est (hebdomadaire dans le Sud-Ouest) issu de la résistance et longuement rattaché aux mouvement communiste.
3 Hebdomadaire fondé par Waldeck Rochet en 1937, consacré au monde paysan.

Hommage de Blutch à Uderzo : un beau dessin raté

Blutch, Couverture du Libé du 25 mars 2020.

Suite au décès d’Uderzo, Libé a fait appel à Blutch pour sa couverture. Il faut dire que Blutch est assurément un des meilleurs dessinateurs de bande dessinée actuels et qu’il avait déjà rendu hommage à Uderzo à plusieurs reprises, notamment en utilisant Astérix pour la couverture de Variations, son album de réinterprétations de planches canoniques de la bande dessinée paru en 2017.

En couverture de Libé un dessin simple, Astérix et Obélix portant, à la place du menhir habituel, une version géante du Coronavirus, sujet central de l’actualité depuis des semaines. Le dessin est plutôt beau, évidemment, et j’ai vite vu mes réseaux saluer le talent de l’auteur et la beauté de l’hommage. Ainsi qu’une interrogation, plusieurs personnes s’étonnant d’apprendre qu’Uderzo avait succombé du fameux Covid19.

Pourtant, ce n’est pas du tout le cas. Nonagénaire et malade, Albert Uderzo s’est éteint sans rapport avec le fameux virus. « son décès n’est pas lié à l’épidémie de coronavirus en France. » sous-titre Franceinfo avec l’AFP, quand d’autres précisent directement en titre « décès du dessinateur d’Astérix sans lien avec le Covid19 ».

Or le dessin de Blutch crée une ambigüité, en liant artificiellement les deux événements. Une alliance maladroite, qui porte de la confusion plutôt qu’elle ne participe à l’information, bref l’inverse d’un dessin de presse qui touche sa cible. Ce n’est pas dramatique en soi, mais on peut regretter qu’un journal qui emploie Willem (un des meilleurs dessinateurs de presse vivants) et qui a prouvé aimer l’image et la bande dessinée à de nombreuses reprises passe un dessin certes joli, mais aussi faible et même erroné en couverture. Vu les réactions, son analyse rapide – et évidente – donne presque une fausse nouvelle.

Pour la défense de Blutch, lier mollement deux informations sans rapport est un classique du dessin de presse, c’est ce que fait Plantu depuis des années tout en étant salué par l’enseignement et les médias majoritaires, en occupant une place centrale comme dessin de Une du Monde. Tout de même, se retrouver à mettre sur le même plan Blutch et Plantu est un peu déprimant, et semble bien être le signe de ce que Thierry Groensteen a très bien décrit il y a des années (2003) dans un texte nommé Considérations incorrectes sur Plantu que l’on peut lire ici, en voici un extrait qui touche à notre sujet :

« Disons-le sans ambages : c’est un signe parmi d’autres de l’inculture française en matière d’art graphique que cette unanimité dans les louanges adressées à un dessinateur qui n’en mérite certainement pas tant. […]

Plantu use et abuse d’un procédé lassant qui, neuf fois sur dix, ruine d’ailleurs par avance toute prétention du dessin à délivrer un commentaire pertinent : il organise la rencontre entre deux événements d’actualité qui n’ont pour seul point commun que d’être contemporains l’un de l’autre. Souvent arbitraire et laborieuse (voire indigne, comme ce dessin qui faisait intervenir le Front national dans un hommage à l’artiste Vasarely décédé la veille), cette construction syncrétique fonctionne comme une sorte de résumé des deux grands sujets de l’heure, mais n’en éclaire vraiment aucun. […]

Pour ne le comparer qu’aux autres dessinateurs du Monde, Sergueï a plus de fantaisie poétique, Pancho est meilleur portraitiste et Pessin a un sens bien plus aigu de la réplique qui fait mouche. Il faut pourtant s’y résigner : Plantu restera sans doute encore de longues années la coqueluche d’une intelligentsia parisienne qui l’admire… les yeux fermés. »

*
**

Pour l’anecdote, puisque nous parlons de Blutch et d’Astérix, notons que la couverture de Variations était une reprise quasi identique d’une affiche de « Drôles de Gaulois », série de conférences, expositions, animations qui ont eu lieu à Bobigny entre octobre et novembre 2009 et ont donné lieu à un ouvrage l’année suivante. Comme on peut le voir ci-dessous, la couverture de l’ouvrage de réinterprétation est elle-même une légère variation d’un dessin de l’auteur.

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est blutch.jpg.
Couvertures de Drôles de Gaulois (Berg internationa, 2010) et de Variations (Dargaud, 2017).