Jimmy Beaulieu : un livre, quatre titres

Il arrive que les auteurs québécois prévoient de conserver des droits distincts entre les éditions au Québec et en Europe, cela a plusieurs avantages : pour l’éditeur cela évite des transferts de livres d’un océan à l’autre, pour l’auteur cela évite que des publications en français chez d’éventuels autres éditeurs (c’est principalement le cas si un éditeur québécois n’est pas distribué en Europe) soient traitées en droits étrangers.

Jimmy Beaulieu est un auteur québécois assez lu en Europe francophone, et aussi un habitué des modifications d’ouvrages entre chaque réédition mais c’est un autre sujet (même si un peu lié). En 2013 ; les éditions Mécanique générale, qu’il a fondé des années plus tôt mais où il n’a plus d’activité éditoriale, on édité un gros recueil de ses récits autobiographiques. Le titre est clair et assez illustratif : Non-Aventures, sous titré « planches à la première personne ». Si quelqu’un pense tomber ici sur de la grande course-poursuite, c’est qu’il ne sait pas lire.

En janvier 2015 l’album est édité en Europe. J’entends souvent parler d’édition française mais c’est abusif puisque la maison d’édition, Les Impressions nouvelles, est localisée à Bruxelles. L’éditeur du livre est certes français (le scénariste et théoricien Benoît Peeters) mais il faut a minima parler d’édition européenne francophone. En tous cas, outre quelques modifications de contenu et d’agencement, la couverture diffère. Il y a le dessin, bien sûr, mais c’est assez classique avec une autre édition, le changement de titre l’est moins, surtout que la langue ne change pas. Et les « Non-aventures » deviennent « Les aventures » soit l’exact inverse.

Bon normalement si vous avez lu le début c’est clair.

Pourtant, le titre fonctionne très bien. Avec ce dessin laissant entendre une promenade calme et douce, loin de toute aventure, et le sous-titre conservé, le lecteur comprend bien qu’il s’agit d’un pied de nez et qu’il n’y aura d’aventure qu’intime et personnelle. Interrogé par Laurent Lessous pour BDZoom, Beaulieu explique le choix « Benoît Peeters, l’éditeur de l’édition européenne, n’était pas friand du titre un peu négatif de l’édition québécoise : Non-aventures. Je n’y tenais pas non plus. Nous avons bien cherché une alternative. Moi qui pense toujours à des titres de livres (à en rendre fou mon entourage), je bloquais. J’ai finalement proposé cette variante toute simple et plus drôle, “Les Aventures”, qui était le titre du premier chapitre de la section “Quelques pelures” (lequel s’intitule, dans cette édition, “Non-aventures”). » On note au passage le jeu de retitrage permanent de l’ancien album qui change nom en devenant chapitre… L’enfer des bibliothécaires.

Ce transfert de titre est passionnant, les deux jouent sur une contradiction : le premier sur la simple négation « non-aventures », l’autre peut-être plus subtilement en jouant le contraste avec l’image et le sous-titre. Aucun ne manque de poésie, je préfère a priori le second, mais peut-être est-ce simplement parce que c’est le premier que j’ai connu ? Ou que c’est un ciblage géographique efficace. Quand j’ai présenté le choix à des amis, au débotté, les avis variaient mais sans que ça ne se détache vraiment, ni se distingue par origine géographique. Esthétiquement je trouve par contre la deuxième édition plus réussie, sans aucun doute, c’est mon affaire, j’imagine.

Lors de mon séjour au Québec il y a quelques semaines, Jimmy m’a confié (pour la bibliothèque patrimoniale de la Cité internationale de la BD et de l’image) différentes éditions étrangères de ses livres. Parmi elles, deux de ce qui correspond aux (Non-)Aventures, qu’il m’a présenté comme des éditions directes de ce livre mais qui sont en réalité antérieures (il faut dire que les éditions Aventures sont déjà des anthologies, je vous le dis, un enfer pour les bibliographes).

L’édition canadienne anglophone (2010) et allemande (2014)

Une de ces éditions est paru en anglais chez l’éditeur canadien Conundrum Press en 2010 (avant la Québécoise donc), l’autre en allemand, chez l’éditeur allemand Schreiber & Leser en 2014 (après la Québécoise, mais avant la Belge, pour celle-ci). L’image de couverture est différente des éditions françaises, mais globalement partagée par les deux éditeurs en question, même si en bonne JimmyBeayulieuserie il y a des retouches (le choix de couleurs notamment, et le cadre plus ou moins serré). Le titre est évidemment traduit. Bien que pas très bon en langues étrangères il semble évident qu’aucun ne parle d’aventure, existantes ou non :

En anglais nous avons Suddenly Something Happened, qu’on pourrait traduire à peu près par « Soudain, quelque chose arrive » ou « Tout à coup, etc. ». Un très bon titre à vrai dire, qui résume lui aussi bien le contenu, et cette pseudo-aventure (prenant le contre-pied d’une vieille vision de la BD), peut-être plus explicite que les titres français, car sans sous-titre. En allemand, que je ne parle pas du tout, Am Ende des Tages (là aussi sans sous-titre). Google et des gens m’ont évoqué un « À la fin de la journée » voire « des jours » (ce qui n’est pas exactement la même chose), bon là en tous les cas, pour le coup, je vois moins bien le rapport. Mais cela semble confirmer un goût du jeu avec les titres, profitant de chaque édition pour proposer une variation, ce n’est pas si courant.

PS : J’admets que le titre est un peu mensonger, puisque qu’il ne s’agit jamais vraiment du même livre malgré un contenu largement commun, même entre les deux éditions francophones (même s’il me semble que les rééditions de Non-aventures reprennent le contenu exact des Aventures). Mais bon, vous avez quand même l’idée générale, et au début je croyais que c’était bien le même livre.

Préface annulée aux Les trois visages de Tullula-Belle

Par le hasard du petit monde, un camarade de cantine municipale de Laval a sorti son premier album, projet dont il rêvait depuis des décennies, en septembre chez Mosquito, bel éditeur indépendant dont j’ai souvent recensé des livres. Nous nous étions croisés souvent, toujours avec plaisir, et il m’avait présenté ses planches, pour d’éventuels conseils d’éditeurs. Je ne crois pas lui avoir été très utile, mais c’était un verre très sympathique. Peu après il m’a annoncé sa joie d’être édité chez Mosquito, un des éditeurs qu’il estime le plus. Dans l’enthousiasme il m’avait demandé une préface mais cela n’était finalement pas possible, rien de grave, je lui avais dit que ça me donnerait l’occasion de parler de son livre. Voici donc ma presque préface aux Trois visages de Tullula-Belle, de Stéphane Doreau et Geoffroy Larcher, sorti en ce début de mois chez Mosquito/

Couverture de l’album

« Stéphane, c’est cet homme au sourire doux, très discret. On me le présente un jour, au bout de la table dans une cantine du foyer des jeunes travailleurs, à Laval, où nous déjeunons entre collègues. Nous ignorions encore que, quelques années après, nous allions tous les deux quitter nos postes, suivant chacun deux carrières vers le neuvième art.

« Il aime la BD, comme toi », me dit-on pour nous introduire. C’est une phrase qui me gêne toujours un peu, d’abord car si j’écris sur la bande dessinée, je dessine plutôt mal. Ensuite parce que j’ai un goût plutôt underground, qui fait qu’il y a souvent un malentendu avec des amateurs de « beau dessin ». De toute façon, il ne veut pas montrer son travail pour le moment, ce n’est pas fini. Il se concentre sur ce projet mystérieux, hors de ses heures de travail, sans faire de bruit, suivant son désir de toujours.

Lors d’une exposition, je peux enfin voir quelques-unes de ses planches, avec une maîtrise formelle importante mais, déjà, un goût de la fantaisie. Stéphane est un amateur au sens strict : il aime profondément le dessin, et c’est donc avec beaucoup de sérieux et d’attention qu’il travaille cette bande dessinée qu’il porte en lui depuis plusieurs années. Il reprend, refait, veut un produit fini, au risque du labeur. Alors lorsqu’il m’a présenté Tullula Belle, après des années, j’avais un peu peur d’être déçu et de lui donner trop de critiques.

Problème : s’il en était avide, je n’en avais pas tant à formuler. Ici un plan ou une approche, quelques coups de crayon en trop, peut-être, et encore. L’adaptation de cette histoire méconnue, écrite par le scénariste Geoffroy Larcher, est construite au cordeau, triant les mots avec finesse. Elle témoigne d’année de lecture et de passion pour la bande dessinée, cœur d’une compréhension intime. Ses couleurs, alors inachevées, étaient déjà placées avec une grande intelligence, ajoutant un charme suranné à l’ensemble, loin d’un remplissage. J’ai découvert le travail de Stéphane d’un coup, avec un album complet, et ce fut une très belle surprise. La cohérence graphique de l’univers, qui est évidemment onirique et si apaisant, malgré la violence de ce qui s’y déroule, m’a particulièrement marqué.

Je le savais amateur de Toppi, je me réjouis de le voir retrouver le catalogue de Mosquito, où il le voisine. Cet éditeur qui donne sa chance à un auteur qui ose enfin montrer son travail, d’une qualité remarquable pour un premier album. Si Stéphane accomplit un rêve d’enfant en faisant découvrir au monde le village de Mordaille, il était auteur pourtant depuis longtemps. Maintenant que son nom sera sur une couverture, il osera sans doute l’assumer et nous pourrons lire plus rapidement d’autres volumes, alors que débute une nouvelle carrière.

Maël Rannou
Critique et scénariste de BD
Ex-bibliothécaire de Laval »