DETER est un courant du parti écologiste français, entre autres organisé autour de Raphaëlle Rémy-Leleu pour les figures médiatiques, qui s’est créé il y a un an environ. Je l’ai rejoint, à une certaine distance, puisque bonne, le nouveau poste, la famille, tout ça. Une des forces de ce groupe reste de tenter de réfléchir et produire de la réflexion, sans pour autant ne faire que des articles pour Bac+8, une spécificité des verts.
Pour cela, une gazette interne est régulièrement publiée, en papier et en ligne, avec notamment un abécédaire sur des concepts, mots-clés, etc. Ils peuvent être très liés à l’image de l’écologie ou non. Des chroniques courtes sont aussi écrites. Le tout n’est pas signé directement, mais comme j’aime bien tracer ce que je fais, vous trouverez ci-après mes trois notules parues dans les différents numéros.
PS : En bon écolo et adepte de la phrase de Lavoisier (« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme »), ceux qui suivent verront que j’ai recyclé sur nonfiction, en l’étendant largement, ma chronique du livre de Sophie Chiari. Et à vrai dire ce que j’ai écris sur les bibliothèques je l’ai aussi déjà beaucoup écrit et dit.
Un des numéros de la Gazette, qui s’ouvre sur un plus long texte avant les brèves
Gazette DETER #0, journée d’été des écologistes août 2024
Bibliothèques De tous les lieux publics culturels, les bibliothèques sont les plus largement ouvertes et fréquentées. Leur gratuité d’accès a été assurée en 2021, mais il faut aller plus loin. Dans quels lieux trouvez-vous aussi bien des jeunes familles avec leurs enfants, des étudiant·es venus réviser, des SDF venus recharger leur portable et lire la presse, des retraité·es cherchant à socialiser, des CSP+ intéressés par diverses actions… Ces lieux sont essentiels, autant pour leurs fonds que leurs espaces, par les croisements qu’ils permettent. Au cœur des débats sur les droits culturels et sur l’information, les bibliothèques accompagnent également les évolutions sociales et sociétales : les fonds spécifiques « écologie » ou « féminisme » adossés à une extension des offres – par exemple le prêt d’outils pour favoriser le commun et éviter la surconsommation – et à une programmation culturelle audacieuse sont de plus en plus courants. Assurées d’une certaine souplesse et adaptation face à l’État par leur aspect décentralisées, les bibliothèques n’en sont pas moins menacées par des alternances locales et par les pressions des lobbies conservateurs : les dénonciations d’ouvrages de La Manif pour tous ou les récentes mobilisations contre des lectures par des dragqueens et kings en attestent. Les écologistes ont tout intérêt à épouser les mobilisations des professionnel·les qui, tout en voulant conserver leur autonomie locale, appellent à de forts soutiens de l’État sur différents points : formation des professionnel·les, défense de la pluralité des collections (sur les sujets comme les formes – livres, numérique, jeux…), soutien financier à la gratuité des cartes d’adhésion, véritable clef pour passer un cap symbolique et toucher tous les publics.
L’écocritique : un nouveau regard sur la littérature, de Sophie Chiari La petite collection L’Opportune, des Presses universitaires Blaise Pascal, propose de faire le tour d’un sujet contemporain en 64 pages, pour 4,5 €, de quoi démocratiser la recherche et la rendre accessible ! Un tout récent opuscule se penche sur l’écocritique, courant des studies américaines souvent traduit écopoétique en France. Venu de la place de la nature et des grands espaces dans la littérature états-unienne, l’écocritique s’est étendue à toutes les approches critiques de la nature dans la littérature, la croisant parfois avec les sciences sociales et le militantisme. Riches d’exemples, montrant les différentes évolutions de cette approche plurielle, le livre de Sophie Chiari est extrêmement stimulants. Parce que la politique c’est déjà reprendre la main sur les récits ! (Gazette DETER #0, JDE des écologistes août 2024)
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Gazette DETER #3, mars 2025
IDÉOLOGIE : C’est un lieu commun d’entendre qu’en politique, il faut « dépasser l’idéologie », souvent combinée d’un appel au « pragmatisme », terme qui surprend toujours quand il revient à défendre des mesures dont l’inefficacité, voire la dangerosité, sont prouvées (les exemples sont légion : frontières, agriculture…). L’idéologie est le mal, il n’y a pas si longtemps c’était pourtant le cœur de la politique, de l’appartenance à un groupe. On entrait dans un parti par conviction pour des lignes, par ancrage dans une famille de pensée, avec ses nuances et ses débats, mais dans un cadre commun. Marqués par des origines libertaires et mouvementistes, les Verts ont souvent été moins allant sur ce sujet que leurs prédécesseurs. Pourtant, de Reclus à Latour en passant par Guattari, Gorz, Dumont, d’Eaubonne… les noms de penseurs·euses de l’écologie ne manquent pas, et encore aujourd’hui. Nous avons une idéologie, nous ne sommes pas « apolitiques » et assumons depuis les années 90 un ancrage à gauche évident puisque le capitalisme menace par nature tout ce que nous défendons, quand bien même nous ne nous reconnaissons pas dans toutes les gauches. Il est temps de rappeler que la politique c’est de l’idéologie, et que oui, nous voulons « changer les imaginaires des enfants » (et des autres) comme l’avait si bien dit Léonore Moncond’Huy. Refuser l’idéologie, c’est sombrer dans le vide, le « Il n’y a pas d’alternative », le « en même temps », parfaitement idéologique, mais refusant de l’admettre. Affirmer la nôtre force au positionnement et permet de reprendre le contrôle des récits médiatiques.
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Voilà, bon quand je vois des tas de name dropping de penseureuses et une recension de bouquins de presses universitaires, je doute de réussir à parler ailleurs qu’aux Bac+8, mais d’autres y arrivent mieux dans la Gazette, promis.
Je reprends ici à fin d’archivage ce texte paru sur Bodoï qui dépasse la simple chronique de l’album Chanson d’avril. J’ajouterai que si je ne le dis pas dans le texte, le fait que la mère de mes enfants s’appelle Natacha ajoute à ma tendresse.
Natacha n’est sans doute plus une série très populaire au sein de Spirou, malgré un film récent : il s’agit clairement d’une des dernières grandes incarnations des séries de Marcinelle par leur auteur original – on peut aussi penser à Yoko Tsuno ou aux Tuniques bleues. Le fait que Walthéry, connu pour avoir été un des plus jeunes membres du studio Peyo, termine avec Chanson d’avril un cycle de trois volumes hommage à Sirius, un auteur central mais globalement oublié du Spirou de son enfance, rajoute à l’étrangeté de la proposition dans un magazine paraissant en 2024.
Je l’avoue, j’ai un faible toutefois pour cette série. Pas tant pour Natacha qui, si elle a certes été une des premières figures d’héroïne franco-belge (suivie de très près par Yoko Tsuno, justement), reste une héroïne pensée par ou pour les hommes, ce qui est assez flagrant dans certaines pages, postures, et plus encore dans les dédicaces. Néanmoins, malgré cela, c’est un personnage qui a pu servir d’identificateur et qui rénovait un peu les pages du Spirou des années 1970.
Si cette série m’a particulièrement intrigué, c’est par la manière dont elle raconte une certaine histoire de cette bande dessinée franco-belge, dans une approche très foutraque. Créée avec Gos (du Scrameustache, aussi venu de chez Peyo), cette saga de 24 tome laissent place à une grande diversité de scénaristes, dans une temporalité étonnante. On y retrouve des figures majeures de Dupuis : Maurice Tillieux, Peyo, Raoul Cauvin (une seule fois, ce qui est étonnant vu sa place dans l’écosystème), Marc Wasterlain (qui participe parfois au dessin, comme Will sur un épisode ilien mémorable !). À leurs côtés, des scénaristes moins connus du grand public, mais qui ne surprendront pas quiconque a fréquenté les magazines et publications de cette période : Thierry Martens, Mythic, Stoquart et surtout Mittéï, un prolixe scénariste de la période dont les productions sont assez aléatoires, entre inventivité et tâcheron, et qui reprendra intégralement une autre série de Walthéry (Le P’tit bout d’chique). Enfin, à cette liste déjà importante, s’ajoutent des quasi-inconnus : un copain de service militaire fan de science-fiction dont il reprend une nouvelle (Étienne Borgers signe finalement trois albums) et même un fan qui lui propose un scénario qu’il adaptera dix ans plus tard (Guy d’Artet).
Ce mélange très ouvert a quelque de touchant, on y retrouve du fameux « artisanat » tant vanté mais rarement très conforme à la réalité. On voit aussi, au fil des ans, soudain paraître des albums d’auteurs morts depuis longtemps, comme lorsque que Walthéry dessine un inédit de son ami Peyo en 2004, douze ans après sa mort, expliquant n’avoir pu le faire avant. Un bazar assez joyeux, parfois franchement foutraque, mettant les personnages dans des situations et ambiances très différentes selon les auteurs : certains sont nettement plus ancrés dans le roman noir et l’enquête, d’autres dans l’aventure exotique, voire la bouffonnerie purement humoristique (la série reste toutefois toujours de l’aventure humoristique, semi-réaliste).
À ce titre, il y avait une certaine logique à le voir se lancer dans l’improbable projet d’un remake de L’Épervier bleu, série de Sirius publiée dans Spirou de 1942 à 1951, avant de faire un retour de 1973 à 1977. Cette série un peu oubliée est une vraie série d’aventure, rocambolesque, avec un grand A, des rebondissements improbables et un imaginaire technique débridé qui se fichaient un peu du réalisme. Le projet est sympathique, on l’attendait pour un album, finalement en deux parties, et en voici un troisième, qui peut se lire indépendamment et clôt apparemment cette série d’adaptations. On peut s’étonner qu’autant de tomes de Natacha, série qui n’en compte pas tant que ça, aient été consacrés à cette idée étrange, mais l’auteur avait sans doute un fort tribut artistique et amical à payer.
Si sympathiques que soient le projet et la série, celle-ci date, et en se fusionnant à un récit des années 50, elle ne gagne guère en modernité. De fait, Walthéry ne fait pas que reprendre des trames – parfois très précisément, parfois avec plus de distance –, mais aussi des dialogues, et s’il veut remettre au goût du jour la série, il la remet au goût du jour avec son regard d’homme de 79 ans. À ce titre, si le dessin n’est pas aussi précis qu’il l’a pu l’être et qu’il ne manque pas de postures curieuses de Natacha, et que certaines images peuvent paraître datées, rien n’est comparable au dramatique Spirou et la gorgone bleue. Si un méchant paraît avoir des traits étonnamment sémitiques (ce qui n’aurait rien eu d’étonnant chez un élève de Peyo qui invoquerait alors Gargamel), il n’est d’une part pas si méchant et son dessin semble laisser penser qu’il s’agit d’un portrait de Wasterlain. Une jeune fille algérienne dont les traits ne sont pas caricaturaux accompagne d’ailleurs nos héros. Walthéry évite donc quelques écueils, mais au-delà de cela (qui est un minimum), peut-on vraiment lire Natacha au premier degré en 2025 ?
Vous l’aurez compris, il m’est difficile de répondre à cette question, et la cible n’est sans doute pas le plus grand public possible. Il reste qu’en lisant cet album comme un lecteur curieux, lecteur qui n’a pas lu les précédents d’ailleurs, on peut au moins constater qu’il est fluide et se tient bien en tome autonome. Le récit principal est franchement sans queue ni tête, mais cette acceptation de l’aventure pour l’aventure fait partie du deal, et l’on va donc voir une course contre des brigands de la mer au ciel, sur un gigantesque bunker volant où un savant fou (qui n’a pas mauvais fond) et un ancien nazi (qui est parfaitement nazi) sont associés. Sans surprise, ça ne peut pas bien tourner. Ce genre de scénario n’a plus vraiment cours aujourd’hui, mais après tout la base volante géante dans les films de divers Avengers n’est guère plus crédible, et l’on peut se laisser embarquer.
Le défaut principal de Chanson d’avril est sans doute lié au fait d’à tout prix vouloir en faire un Natacha, en reprenant un principe lancé dans L’Hôtesse et Monna Lisa (scénarisé par Mittéï en 1977) : Natacha a trouvé un carnet appartenant à sa grand-mère qui, hasard, fréquentait aussi le grand-père de Walter (son acolyte), et lit ses aventures. Si cela pouvait tenir dans l’aventure initiale de 22 pages pour un Spirou spécial rétro, le procédé paraît paresseux sur tout un album (et c’est ici le troisième). La séance de lecture est interrompue par une scène dans l’avion, running gag avec un passager alcoolique (par ailleurs autoportrait assumé de l’auteur plus jeune), qui n’a franchement aucun intérêt. Comme je le soulignais au début, la série est par nature très polymorphe, le mieux à faire semble donc de sauter ces séquences tentant artificiellement de les relier à un grand axe général flou. Ainsi, c’est en acceptant de lire ce Natacha en renonçant à ce qu’il en soit un qu’on peut en savourer la fraîcheur désuète, drôle d’oxymore pour un franchement étrange et plutôt agréable album.
Comme vous le savez peut-être, je suis passionné par le Québec, de facto aussi par le Canada. Je croise mes passions donc fais une thèse sur la BD québécoise et, étant engagé en politique, m’intéresse de prêt à la politique canadienne. Cela s’est incarné durant plusieurs années par un site dédié (archives ici), par des amitiés avec des élu.e.s ou militant.e.s au Québec et surtout par beaucoup de posts sur un forum de passionnés de politique, où j’ai rédigé sans doute 90% des messages (dans un aspect monologuiste assez effrayant, mais heureusement j’ai quelques retours) des 95 pages de sujets Canada & Québec cumulés. J’ai donc rédigé pour des camarades du parti écologiste cette synthèse des élections qui viennent d’avoir lieu, avec une partie contexte, une partie campagne, une partie résultats. Comme je n’aime pas travailler pour juste quelques personnes, je la poste ici, ça a été pensé pour que des Français puissent comprendre le système électoral et ses enjeux, même si la construction est un peu foutraque.
Mark Carney, un banquier comme figure de la résistance à l’annexion trumpiste…
I. Le contexte Il s’agissait des élections fédérales canadiennes, pays fédéraliste, qui a des gouvernements provinciaux (comme le Québec). Pays bilingue, mais la francophonie est très massivement au Québec (un peu en Ontario et au Nouveau-Brunswick). La question autochtone traverse aussi le pays, Radio-Canada avait recensé que le vote des Premières Nations pouvait avoir une vraie influence dans un 10 % de circo.
Le Canada est le deuxième plus grand pays du monde, il s’y trouve 20 % des réserves d’eaux douces et pas mal de pétrole – vraie fracture dans le pays puisque du côté est (Québec notamment) c’est l’hydroélectricité qui est reine, à l’Ouest c’est le sable bitumineux et le pétrole.
La Chambre des communes comprend 5 partis, malgré un système favorisant le bipartisme hérité de l’Angleterre : le scrutin uninominal à un tour, le seul système pire que le nôtre, je crois ! L’argument c’est qu’il donne des majorités et, je vous le donne en mille, cela fait deux mandats que le parti au pouvoir est minoritaire (trois si on compte les élections de lundi mais je spoile/divulgâche).
Les 5 partis sont : – les conservateurs (droite, pro pétrole, très ancré à l’ouest, globalement peu intéressé au bilinguisme, avec une frange anti avortement et cie mais ce n’était pas la ligne du chef cette fois ci, dérégulateurs… Leur candidat cette fois ci était Pierre Poilièvre, député depuis 2004, francophone et dans une ligne assez trumpiste non revendiquée : anti-écolo, veut arrêter de subventionner l’audiovisuel public (sauf en français), contre les excuses trop fortes envers les premières Nations, par ailleurs un peu fan de crypto, etc. En 2021 les conservateurs ont obtenu + de voix que les libéraux, mais massivement à l’Ouest, avec des 70 % parfois dans des circos, ce qui ne sert à rien, quand les libéraux ont pu en gagner avec 30 % dans des luttes serrées. – Les libéraux, le centre droit qui varie sur l’axe selon les chefs. Justin Trudeau, fils de Premier ministre, dirigeait le pays depuis 2015 : un mandat majoritaire de 4 ans, une élection minoritaire en 2019, une dissolution en 2021 qui a mené strictement au même résultat. Trudeau était plutôt sur l’aile gauche des libéraux, il a mené des réformes sociales, légalisé le cannabis, porté une taxe carbone très impopulaire mais largement redistribuée (pourtant). Après une « Trudeaumania » il était devenu assez détesté en fin de mandat, il a annoncé sa démission tout début janvier alors que les sondages donnaient depuis un an les conservateurs au pouvoir avec une super-majorité en cas d’élection. – Le Nouveau parti démocratique, social-démocrate, toujours tiers parti (sauf en 2011, opposition officielle après une « vague orange », mais le parti à ensuite chuté). Avec une vingtaine de sièges seulement (sur 338 jusqu’ici) ils avaient toutefois la balance du pouvoir et avaient signé un accord avec les libéraux, permettant de vraies réformes sociales, comme un large élargissement d’une assurance dentaire publique, mais comme souvent ils n’en ont tiré aucun profit dans les sondages. Ils ont déchiré l’entente en fin 24, précipitant la fin de Trudeau. – Le Bloc québécois, le parti indépendantiste qui ne se présente qu’au Québec, conchiant le fédéral mais disant devoir y être pour défendre les intérêts du Québec. La colonne idéologique est assez faible, souvent un peu progressiste, et en même temps parfois d’un identitaire qui ne sent pas bon, mais c’est vraiment une coalition indépendantiste donc il y a des droitiers, des gauchistes… Par la magie du mode de scrutin, c’était le 3e parti à la chambre avec 32 sièges pour un peu plus de 7 % au pays (contre 25 sièges pour 17 % pour le NPD) – Les verts, 2 députés, au max de leur carrière 3. « Puissant » en Colombie britannique, mais qui se sont écrasés après des déchirures internes en 2021, leur députée historique et ex cheffe Elisabeth May est redevenue cheffe pour unir les troupes, et a tenté de propulser un co-chef québécois dans la campagne, mais avec leurs sondages ils ne remplissaient pas les critères des débats.
Le 20 janvier Trump devient officiellement président, dès qu’il arrive il met en avant deux idées concernant le Canada : augmenter les tarifs douaniers de 25 %, et annexer le pays, à la blague mais clairement pas du tout finalement.
Résultat, tout l’enjeu de la campagne change, l’aspect « du changement » passe à « de la stabilité » et « une stature économique face à Trump ». Les candidats à la chefferie libérale tentent de faire exister une course mais Mark Carney, jamais élu, écrase les autres candidats (dont l’ex-VPM de Trudeau qui n’obtient que 8 %). Carney est l’ex gouverneur de la banque du Canada, puis d’Angleterre (premier non-Britannique à la diriger), il a notamment été à la manœuvre lors de la crise des subprimes. C’est un libéral plutôt à droite, même s’il ne nie pas les dérèglements climatiques comme certains conservateurs, son outil sur le sujet typiquement ce sont des fonds de pension verts (il gérait des trucs comme ça avant son entrée en politique). Carney ne parle pas très bien français, est très peu charismatique, mais semble Dieu sur Terre. Devenu Premier ministre son premier acte est d’annuler la taxe carbone sur les particuliers (tout en la maintenant sur les entreprises). Si les conservateurs disent qu’eux veulent tout abolir, leur slogan central de campagne « axe the tax » s’effondre.
La campagne n’est pas folle, Carney fait de grosses erreurs, comme confondre la tuerie de Polytechnique Montréal avec une autre en parlant d’une candidate vedette justement porte-parole de l’asso née de ce traumatisme, mais ça glisse. Régulièrement Trump hausse les tarifs et il doit cesser sa campagne pour des conseils de crises comme « vrai premier ministre » et ça marche bien. Le seul sujet désormais c’est Trump.
Les conservateurs voient leur avance fondre, personne ne veut bousculer dans ce contexte, la taxe carbone n’existe plus, et qu’importe si Trump est élogieux avec Carney et n’endosse pas Poilièvre, le lien est totalement fait entre les deux. Poilièvre n’est pas aidé par la Première ministre de l’Alberta qui intervient dans des podcasts MAGA pour appeler Trump à ne pas recevoir le PM en poste car il faut l’affaiblir, Poilièvre étant pour elle la plus alignée sur les positions de Trump et Trump ayant intérêt à sa victoire. Poilièvre se débat avec ce compliment gênant et indique que Carney est le seul légitime à représenter le Canada à ce jour – évident mais une quasi première.
Les tiers partis paraissent inexistants, le Bloc québécois – qu’on prédisait potentielle opposition officielle avec une cinquantaine de sièges face à des conservateurs ultras dominants et des libéraux écrasés en troisième place – se débat avec sa spécificité mais les Québécois commercent beaucoup avec les US et l’économie semble prioritaire. Le NPD fait campagne contre les conservateurs, menace ultime selon eux, mais cela renforce de fait les libéraux, assez vite la campagne du NPD est « donnez-nous assez de députés pour que les libéraux n’aient pas la majorité absolue et que nous puissions encore conquérir des avancées sociales ». Les verts, eux, qui espéraient un 3e ou 4e siège, disparaissent complètement du débat (concrètement aussi des débats des TV publiques car ils ne remplissent pas les conditions nécessaires, faute d’avoir assez de candidats – eux-mêmes disent avoir volontairement désisté des candidats pour favoriser le NPD ou des libéraux selon les circos, bon).
Bref, comme l’ont dit les sondeurs, il n’y a pas vraiment eu de mouvement durant la campagne, il y en a eu un énorme juste avant, puis une ligne. L’objectif central de Carney était d’éviter la bourde qui tue, ce qu’il a fait.
Le résultat attendu était donc une possible majorité libérale, mais très incertaine, et une augmentation des conservateurs sur fond de rebipolarisation. Rien que pour une deuxième place les libéraux auraient signé des deux mains début janvier, ce qui fait dire à quelqu’un comme Nicolas Hénin que les résultats sont la première défaite de Trump dans un pays étranger (depuis l’Australie a fait de même, et là bas le candidat défait promis à la victoire il y a quelques mois était ouvertement trumpiste)… et donc…
Post bluesky du 29 avril.
III. Les résultats
Les sondages ont globalement été justes : alors que la participation était relativement élevée (68,72 %, pas incroyable mais 5 points de plus que la dernière fois, on est à peu près au score de 2015), les deux partis principaux ont obtenu leurs meilleurs scores depuis longtemps, dépassant tous les deux les 40 %. Pour exemple en 2004 avec 39,62 % le conservateur Harper a obtenu un mandat majoritaire, en 1997 le libéral Chrétien avec 38,4 %. Avec 43,7 % pour les libéraux et 41,3 % pour les conservateurs (le meilleur score du parti depuis sa refondation en 2004), les deux partis réunissent à eux seuls 85 % des suffrages, dès lors il n’y a plus beaucoup d’espace pour les autres. 6,3 % pour le Bloc québécois, qui réussit à jouer de sa spécificité locale pour obtenir 23 sièges (-9), même score pour le NPD qui tombe à 7 sièges, répartis dans tout le pays, et perd le statut officiel de parti reconnu à la Chambre. Pour les verts, sous les 1,25 %, seule Elizabeth May est réélue, le sortant d’Ontario est battu, et l’ex-député Paul Manly ne réussit pas à se faire réélire.
Mark Carney réussi donc à obtenir un 4e mandat libéral de suite – un exploit impensable en décembre, mais conforme aux attentes depuis février. Il le souhaitait majoritaire : les libéraux progressent, mais il reste minoritaire, de quelques sièges. Cela a été très serré dans certaines circonscriptions, dont les attributions ont encore pu changer récemment, mais on reste à un gouvernement libéral minoritaire.
Au rang des grosses défaites, le chef du NPD Jagmeet Singh est battu dans sa circonscription de Colombie-Britannique, où il termine même troisième. Plus inattendu, alors que les conservateurs font une percée en Ontario, Pierre Poilièvre est battu par un libéral dans la circonscription qu’il occupe depuis 2004. Certains sondages commençaient à l’annoncer mais c’est un vrai coup de semonce car sans siège de député, on ne peut pas être chef de l’opposition officielle : pas de réponse au Premier ministre en chambre (forcément), plus de résidence officielle… Un député d’Alberta, fief conservateur, réélu systématiquement à + de 70 % dans sa circonscription a accepté de démissionner pour que son chef ait un siège et Mark Carney a indiqué qu’il ne jouerait pas au plus malin et déclencherait la partielle le plus tôt possible, ce qui prendra quand même quelques semaines obligatoires.
Cela contribue à faire de ces élections des élections étranges, même si rien ne paraît avoir été étonnant une fois le lancement fait. On pourrait imaginer que les grands partis ont conservé leurs sièges et en ont grappillé d’autres ici où là, mais la réalité est plus complexe. En réalité il y a eu de lourdes défaites : on a parlé des chefs, mais on a aussi des ex-ministres libéraux, comme Diane Lebouthillier, battue par le Bloc québécois, ce alors que les libéraux atteignent un de leurs plus hauts scores historiques au Québec ! Si l’Alberta et la Saskatchewan sont restées ultraconservatrices, quelques sièges libéraux apparaissent mais en Ontario, essentiel dit-on pour remporter le pays, les libéraux subissent plutôt une défaite et perdent des sièges… tout en gagnant celui du chef conservateur ! En bref : c’est plus compliqué qu’un simple balayage de la carte on des pions conservés aux mêmes endroits, ça a beaucoup bougé, le Bloc a plutôt résisté, et les fractures provinciales sont fortes.
Pour ce qui est sûr : il y a moins de femmes qu’avant et c’est une première depuis plusieurs élections, on rappellera que Carney a rompu avec les cabinets paritaires de Trudeau. On pourra noter qu’il y a autant de femmes qu’avant à être élue, mais il y a aussi 5 sièges de plus qu’en 2021, donc la proportion avait baissé. En réalité avec les dernières variations cela s’est peut-être rééquilibré, on en sera certain à la fin des derniers recomptages judiciaires, mais il reste que les deux grands partis ont investi beaucoup moins de femmes, ce qui a des effets nécessairement, ça ne va pas augmenter à tout le moins, et c’est dynamique en baisse. Pour le reste Carney va gouverner avec une période de grâce faible, et en devant négocier avec le NPD – qui est certes plus faible que jamais mais a la balance du pouvoir… – ou le Bloc, qui a déjà dit qu’ils étaient prêts à utiliser leur balance du pouvoir pour avoir un maximum de gains pour le Québec.
Si la majorité se joue à quelques voix, la voix de la seule élue verte peut peser, paradoxalement Elizabeth May pourrait marquer l’histoire en obtenant un poste impensable il y a peu : celui de première présidente de la Chambre, et premier membre des verts à un tel poste. En effet, la tradition veut que la présidence soit au-dessus des partis et des luttes triviales de la Chambre. Devant assurer l’ordre et la bonne tenue des débats, son titulaire ne peut pas voter ni prendre part aux débats. Dès lors, quand une majorité ne tient à rien, il est très risqué de sacrifier un vote pour la présidence, et l’on peut se dire qu’il vaut mieux faire nommer à la présidence quelqu’un issu d’un autre parti. L’idéal stratégiquement reste d’affaiblir l’adversaire dangereux en lui enlevant un vote, mais May a indiqué être intéressée et prête pour le poste, donc ce 1,23 % des verts pourrait valoir cher…
En résumé : un portrait pas bien excitant, mais il n’y a pas de petites joies
Un dernier truc sans rapport mais qui m’a amusé. Carney est né dans les Territoire du Nord-Ouest, puis à grandi en Alberta avant d’aller faire ses études à l’étranger et à Toronto, en Ontario, où il s’est fait élire : trois provinces ou territoires de vie pour un premier ministre ! Poilièvre avait cependant le même avantage, en plus d’être bilingue : né en Alberta, il a grandi en Saskatchewan chez des Fransaskois qui l’ont adopté, et a été élu en Ontario (avant de repartir en Alberta bientôt). Vivre dans trois province se retrouve aussi sur le parcours de Jagmeet Singh, né en Ontario, puis ayant grandi en partie à Terre-Neuve (après un passage en Inde), études aux USA, retour en Ontario, puis élection en 2019 en Colombie Britannique où il vivait depuis ! Intéressant de voir que ces trois leaders fédéraux ont tous plusieurs provinces dans leurs parcours de vie, mais je l’ai surtout vu mobilisé pour Poilièvre.
En dehors de la dernière image (issue du site La Presse), et du post de Nicolas Hénin, elles viennent de wikicommons.
Je l’évoquai dans un précédent post, me voici père de deux enfants, forcément merveilleuxes. Vous trouverez ci-dessous le faire-part, en BD et dessin bien sûr, réalisé avec leur mère, Natacha Czornyj-Béhal (déjà vue ici ou ici). Mais au-delà de cette BD, un mini fanzine exclusif (sur les réseaux j’ai diffusé le PDF d’impression car c’était l’intention), parsemé d’indications et d’hommages plus ou moins intimes (Alice, le trilinguisme, une barre de pole et un poster d’Alizée, des carottes, une grotte lieux de paix à la Gaston, un vers détourné d’un autre Gaston pour nous lier au Québec, et sans doute des moins conscients), sur un faire-part on donne des prénoms, et je voudrais y revenir ensuite.
Et puis il y a des hasards, la naissance le 22 janvier, jour de l’unification de l’Ukraine, on maitrise des symboles, d’autres s’imposent.
Comme leurs parents, nos enfants ont donc trois prénoms (je m’appelle ainsi Maël, Simon, Vivien, sachez-le), chacun construits sur le même principe : un prénom slave, un prénom celte et, en troisième, un prénom de personnage de bande dessinée.
Que se cache-t-il donc derrière ? Rien d’incroyable, mais comme on le demande parfois, et qu’on a quand même réfléchit…
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Anya est un prénom qui est vite venu, par amour d’Anya Jenkins, notre personnage préféré de Buffy. Bon, c’est un démon de la vengeance ultra capitaliste, mais c’est surtout un très beau personnage, à mes yeux une claire métaphore de l’autisme et, comme dirait cet article, celle qui a bien que démone a sans doute le cœur le plus humain de toute la série (un peu comme Dawn est la plus essentiellement magique en étant la moins magique). Le monologue d’incompréhension de l’épisode « The Body » m’a brisé le cœur, et par ce prénom nous voulions aussi rendre justice au personnage vis-à-vis de sa fin inacceptable. C’est ensuite qu’on s’est rendu compte que le prénom était slave, diminutif d’Anastasia (c’est d’ailleurs ainsi que s’appelle le personnage dans le dessin animé), puis nous avons vérifié ce qu’il en était du nom plus largement : pour beaucoup il fera sans doute penser à l’héroïne de Spy X family, manga et anime à grand succès que nous avons regardé pour nous assurer que le perso n’était pas horrible : elle est adorable, très bizarre et mignonne, parfait
Anya Jenkins déguisée pour Halloween en sa pire frayeur
J’avais en tête de donner des prénoms bretons à mes enfants, Natacha pas forcément de donner des prénoms ukrainiens, ce hasard nous a semblé intéressant et nous avons donc élargit à des aires plus larges (slave/celte) et décidé de donner un nom de chaque à chacun des enfants. Je ne connaissais pas le prénom breton Bleuenn, qui contracte le mot « fleur » et le mot « blanc » (gwen). C’est joli, et mon frère s’appelant Gwendal, j’aimais bien le rappel. On a découvert la chanson de Gilles Servat pour sa fille, très belle, pleine de sonorité rappelant le babil, on la passe régulièrement aux petits car il y a de chouettes jeux sur les mots, les rimes, les rebonds. Reste à savoir ce que disent les parties en breton.
Sunnymoon est plus complexe. L’origine est simple, c’est le nom d’une princesse de Donaldville (oui) inventée par Blutch pour Fluide glacial, dans de très étranges épisodes entre l’absurde, l’amer, le fantasque… Sunnymoon se voit imposer la recherche d’un mari par son père, est poursuivie par les hommes, est malade… pas forcément le plus positif même si elle est rebelle et que son air très Nouvelle vague est merveilleux. Mais c’est une série que j’aime beaucoup, elle a été importante pour moi et, surtout, c’est un très beau prénom que cette « lune ensoleillée » (qui fait écho à la « lune trempée de lait » de Servat). J’avais un peu peur que ce prénom inexistant soit refusé, mais il est sur les actes de naissance et je doute qu’il soit contesté désormais, il existe donc désormais.
Un extrait de Sunnymoon, de Blutch, l’intégrale est publiée à l’Association.
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Owen n’est pas un prénom breton mais plus lointainement celte, on retrouve un saint irlandais, cela voudrait dire « beau », parfois « fort ». On l’avoue c’est d’abord la sonorité qui nous a attirés, avec leur long nom on voulait du court, et c’était assez convaincant. Comme pour Anya j’ai un peu cherché dans les références et ma foi, peu de roman ou films sur un Owen si ce n’est un roman de John Irving assez curieux nommé Une prière pour Owen, où c’est un petit personnage à la voix improbable, qui fascine ses camarades de classe, est passionné, perdu au fond des USA, qui tue par accident la mère de son meilleur ami, qui reste son plus loyal sujet tant Owen est christique. Je n’ai pas encore trminé le roman de 500 pages mais c’est mon premier Irving, une star des années 80-90 un peu moins lu aujourd’hui, bien présent en bibliothèque (chose étonnante dans ce livre Owen a une voix très aiguë, et en même temps très sonore, qui est représentée par des majuscules, ce qui s’apparente à un cri aujourd’hui, mais on s’y fait). Par la suite on s’est rendu compte qu’Owen était aussi la forme anglicisée du prénom d’Owain Glyndŵr, dernier Prince de Galles non anglais, leader des guerres d’indépendance du Pays de Galles, ce qui m’est plutôt sympathique même si je ne souhaite aucun destin guerrier à mon enfant.
En cliquant vous verrez Irving dans Apostrophe parler d’Une prière pour Owen, en dialogue avec Jacques Attali ??
Milan est le prénom slave, nous n’avions même pas regardé le sens à vrai dire – je découvre que cela veut dire « aimable, doux » ou « aimé du peuple », ce qui me plaît bien. Si l’idée nous est venue via Milan Kundera, un auteur qui m’a beaucoup marqué et qu’a également croisé Natacha dans ses études de lettres, ce n’est pas un hommage direct, mais ça nous va qu’on pense à lui. C’était avant tout esthétique. Il s’avère que la racine est commune à Émile, prénom du grand-père aimé de Natacha, ce qui tombe bien.
Philémon, c’est le héros de Fred, une bande dessinée profondément onirique, inventive, un personnage en marinière, avec son âne mangeur de pissenlit. L’explorateur des lettres de l’océan Atlantique sur la mappemonde, des mises en pages qui explorent les codes du médium, et beaucoup de douceur et d’humour même si parfois le pauvre Philémon est balloté dans un monde un rien absurde. Je suis très très heureux d’avoir un enfant qui porte ce nom, moi qui ai tant lu, enfant, deux aventures du personnage (dans des éditions toutes remaquettées pourries, mais qu’importe) dont les titres sont déjà si incroyables : Le Piano sauvage et Le Château suspendu. Je commence à racheter la série, comme toute autre référence aux divers prénoms des enfants, pour une étagère spéciale dans notre bibliothèque.
Les deux volumes lus et relus, dans la collection 16/22. Malgré le massacre de maquette, tout restait incroyable.
(cet article propose une liste de gens complètement arbitraire et personnelle, mais tenter d’objectiver vaguement ce choix arbitraire et personnel, liste en fin d’article, après le contexte)
En tant qu’auteur de quelques albums à compte d’éditeurs, j’ai un privilège : le droit de voter chaque année pour le Grand prix de la ville d’Angoulême. Cela a longtemps été frustrant vu les résultats, mais ça a aussi été pour moi la rare occasion de « gagner mes élections », ce qui n’arrive pas souvent par ailleurs. Évidemment, il y a eu la grande joie Julie Doucet (pour qui je votais systématiquement, mais qui a été porté par la sortie de Maxiplotte), d’autres fois j’ai voté « utile » pour des gens ne me passionnant pas, mais me semblant important, en influence ou apport.
J’ai ainsi voté Bechdel, arrivant au second tour plusieurs fois, reconnaissant l’apport majeur de Fun Home, le fait qu’elle ait été autrice de la première bande dessinée à être sélectionnée pour un prix Médicis ou l’invention du Bechdel test, qui dépasse carrément la sphère de la bande dessinée pour une importance majeure dans la pop culture. Et qu’importe si Le Secret de la force surhumaine (le fameux album sélectionné au Médicis) me tombait des mains. Au dernier tour j’ai tendance à privilégier les autrices et les étrangers, pour renverser un problème évident quand on regarde la liste : Martin Veyron, Philippe Vuillemin, Max Cabanes, Jean-Claude Denis grand prix, mais pas Quino, Carl Barks, Tove Jansson ou Osamu Tezuka (mort en 1989 on pouvait se dire que c’était compréhensible). Voir JC Denis, auteur à l’œuvre sympathique, mais très peu influente au-delà de la francobelgie, succéder à Spiegelman avait quelque chose d’assez incroyable tant l’importance est incomparable. Et si j’adore les Vuillemin et Cabanes des débuts (Raoul teigneux, Dans les villages !), qui étaient inventifs, c’est quand même très loin de l’œuvre des précités.
C’est le principe des prix, qui lit les discours de Churchill quand Proust, Virginia Woolf ou Calvino n’ont jamais eu le Prix Nobel de littérature ? C’est le jeu de trouver que des gens n’ont rien à faire là et qu’il y a des manques criants, dans le cas du « Festival international » d’Angoulême la liste montre toutefois bien qu’avant la réforme du vote en 2013, l’aspect international était très faible et, c’est bien noté, les femmes quasi absentes (Bretécher avec un prix spécial, et Cestac). En dehors des Franco-belges (tous francophones), seuls Will Eisner (2e lauréat, ça partait bien), Hugo Pratt (un prix spécial en 1988), Robert Crumb (en 1999), José Muñoz (en 2007) et Art Spiegelman (en 2011) avaient été récompensés du Grand prix. Et un peu comme les Oscar récompensant The Artist, cela était beaucoup dans un regard français : Pratt, Crumb, Munñoz vivaient en France, Spiegelman est particulièrement francophile…
Bref, les premières années post-2013 étaient celles du rattrapage, notamment féminin et japonais, avec quelques backlash (Hermann ! ou Corben, même si américain, qui est vraiment un auteur que je juge aberrant en soit, mais qui a incontestablement eu une influence massive sur les auteurs des 80-90’s, et a donc sa place). De fait sur 11 prix 4 seulement récompensaient des auteurs de la zone franco-belge : Hermann et Cosey, piliers du magazine Tintin, un Belge et un Suisse, Emmanuel Guibert (dont l’œuvre est intéressante entre l’importance symbolique et esthétique de La Guerre d’Alan et l’énorme succès public de l’œuvre jeunesse Ariol), et Riad Sattouf, dont l’œuvre ambitieuse s’est associée à un succès public majeur sur la dernière décennie. On ne sait trop où ranger Julie Doucet qui, si elle est francophone, ne vient pas d’Europe (elle est la seule récipiendaire canadienne du prix) et a une influence large en zones francophones ou anglophones. Cela laisse en tous cas en 11 ans une bien plus grande diversité nationale avec 7 pays représentés : 3 lauréats étatsuniens, 2 Japonais, 2 Français, et un représentant pour la Belgique, la Suisse, le Canada et le Royaume-Uni. Au niveau linguistique la diversité des créations est moindre avec uniquement le français (5 lauréats), l’anglais (4 lauréats) et le Japonais (2 lauréats), pas délirant vu les sphères d’influence de la BD, mais l’espagnol ou le coréen finiront bien par être plus largement représenté.
Bref, là vient le moment où les auteurices recensées par le FIBD reçoivent leurs codes pour voter, et c’est toujours bien compliqué. Pour ma part j’ai des auteurices en tête – je votais Edmond Baudoin sans discontinuer durant des années, mais j’ai cherché à internationaliser depuis, cet auteur réellement majeur en fait les frais dans mon vote depuis un an ou deux.
Voici donc une liste complètement arbitraires de gens important.e.s à mes yeux, pour qui voter fait sens, pas forcément des gens que j’adore mais qui me semblent pouvoir être dans la compétition et dont l’influence sur la bande dessinée me semble majeure – et c’est à mes yeux ce que doit représenter le prix -, et qui me semblent pouvoir être dans la compétition.
Je n’y remets pas Bechdel, Meurisse ou Bagieu, pourtant régulièrement finalistes depuis plusieurs années, pas tant sur un jugement de fond que parce que du coup ça ne me paraît pas spécialement nécessaire de parler d’elles. J’ai déjà dit plus haut pourquoi Bechdel me semble nettement plus importante, Meurisse c’est parfois très bien (d’autres fois ça m’ennuie) mais au-delà de l’Europe francophone elle est inconnue, bien sûr elle incarne aussi Charlie, l’année des dix ans du massacre, Bagieu beaucoup taperaient dessus facilement, ça ne m’intéresse, d’autant qu’ elle a eu une influence incontestable – que ce soit à l’époque du blog « girly » ou avec son évolution vers des bandes dessinées féministes au trait nettement plus affirmé. Elle est par ailleurs traduite aux USA, avec succès, donc pas inconnue internationalement, et parfaitement légitime, mais j’en vois beaucoup d’autres (tous genres confondus) avant elle.
Je ne sais toujours pas comment choisir. Une autre langue que les trois langue suscitées pourrait être intéressant aussi comme critère (mais je n’en ai aucun). Longtemps je cherchais à voter pour un européen, un américain, un asiatique, mais il y a aussi toujours un énorme retard de Japonais… bref peut-être finirai-je simplement par prendre les plus vieux dans un côté tristement froid sur la possibilité de mourir (ce qui est arbitraire, des gens jeunes meurent et peuvent avoir été très inflents tôt), je les classe donc du plus jeune au plus âgé.
Les finalistes 2022, Meurisse et Bagieu l’avaient déjà été. En fait, assez régulièrement un.e outsider débarque et remporte la mise. Meurisse est finaliste systématiquement depuis 2020.
Jean-Christophe Menu (60 ans, France) Pour ceux qui en douteraient, Menu est un grand auteur, l’exposition à Angoulême l’a bien montré, tout comme le Livret de phamille, qui a marqué la BD autobiographique francophone, mais aussi Gnognottes – somme de récits épars dont des inachevés pris comme œuvres pleines et entières. Son influence va en cependant au-delà de l’œuvre d’auteur, puisqu’il est un éditeur majeur, la voix incarnant L’Association (parfois en effaçant les autres associés, mais il a forgé le discours de la structure et clairement porté la majorité des ouvrages) et donc le renouveau de la BD alternative au moins européenne (et pas que francophone pour le coup), mais aussi le théoricien. Il ne s’agit pas tant de forger des concepts que de porter un parole militante, assumée, parfois excessive, mais qui a fait bouger les lignes. Plates-bandes paraît évident lu aujourd’hui, mais a été essentiel, les Éprouvette également, c’est par exemple dans le n°3 qu’il incluait Charlotte Salomon dans le champ de la bande dessinée, avant que le Tripode ne la réédite. Auteur, éditeur, théoricien, cela mériterait une récompense.
Daniel Clowes (63 ans, États-Unis) Je m’étonne toujours qu’il ne l’ait pas encore eu, souvent cité, il était en finale l’an dernier. En tous cas cet auteur a une influence incontestable (il suffit de voir Brunetti, Tomine ou D.J. Bryant…), qui contient plusieurs réels chefs d’oeuvres. Pour ma part Ghost World est indétrônable (le livre comme le film adapté, que Clowes a coscénarisé), mais David Boring est aussi incroyable, comme Ice haven ou récemment le réussi Monica (qui a eu le prix du meilleur album). Son dessin est glacial, clinique, loin de ce que j’aime d’habitude, mais dans son cas ça fait sens avec les récits, ça ajoute à la puissance et au malaise – parfois aussi il est très drôle. J’ai longtemps eu un trifecta Clowes/Baudoin/Doucet, si je dois garder un seul homme c’est sans doute lui (mais pas sur un critère d’âge). Mon seul regret serait qu’il soit sacré alors que Cornélius a perdu une bonne partie de ses titres pour Delcourt, mais bon, c’est de toute façon le cas.
Moto Hagio (75 ans , Japon) Je mentirais si je disais que je la connais bien, je n’ai lu d’elle que les deux volumes anthologiques parus il y a quelques années et Le Cœur de Thomas. Mais outre que c’étaient d’excellentes lectures, les spécialistes du manga assurent que c’est une autrice fondatrice du shojo et du boy’s love, jouant avec les frontières des genres (dans tous les sens du terme). Elle a eu une énorme exposition l’an dernier, qui a permis à des traductions de se diffuser un peu, je voterai bien pour elle mais craint que, faute d’autres personnes le faisant, se soit un vote « perdu ». D’ici à ce que la mobilisation se développe, je lirai sans doute ses autres titres disponibles.
Edmond Baudoin (82 ans, France) Il a été et reste mon plus grand choc dans la bande dessinée, découvrant via lui à 14-15 ans, après la voie de l’absurde de Thiriet, qu’une autre bande dessinée existait. Ce rôle il l’a eu dans les années 80 sur les futurs fondateurs de l’Association, qu’il a rejoint et soutenue, il a très clairement influencé des centaines d’auteurs (sans que ce ne soit forcément direct), et a été un des quelques auteurs français qui ont eu des carrières dans d’autres sphères, avec notamment les différents récits chez Kodansha (ils n’y ont pas forcément eu un grand succès mais cette traversée dit quelque chose), il a aussi été professeur au Québec et a influencé des étatsuniens (comme Craig Thompson). Il y a des choses qui vieillissent mal chez Baudoin, son rapport aux femmes nettement plus jeunes, qui questionne (que Neige Sinno évoque dans son Triste tigre, tout en disant qu’il n’a justement pas abusé de son pouvoir), ses carnets de voyages porteurs d’un universalisme qui a un peu vieillis dans son approche. Mais il reste, chose rare, un auteur qui expérimente continuellement : il a fait de l’autobio, mais aussi de la fiction, du reportage, de la BD documentaires, il s’est mis à la couleur, a tenté la théorie en BD (le sous-estimé Crazyman), a publié chez des tout petits éditeurs, des fanzines, tout en sortant des livres chez les gros, a accompagné de jeunes auteurices, cherche toujours à inventer, à tenter. Parfois il se plante, parfois il est brillant, c’est la force de quelqu’un qui essaie et se remet en question. Il aurait assurément dû recevoir le prix plus que d’autres, mais le recevra-t-il un jour ?
Nicole Claveloux (84 ans, France) Autrice majeure de l’illustration et de la littérature jeunesse (elle a notamment reçu le Prix sorcières), qui fait partie de l’écurie révolutionnaire des éditions Harlin Quist, Claveloux est aussi une des figures d’autrices de bande dessinée. Dans les années 70/80, alors que les autrices sont souvent réduites à l’exception Bretécher, elle participe ponctuellement à Charlie Mensuel (et signe la couv du n°126) et (À suivre…) mais surtout à Métal Hurlant et Ah ! Nana, dont elle est une des signatures constantes. Son trait luxuriant, l’audace réelle (graphique comme thématique), les jeux formels, en font une incontournable. À côté de ses récits pour adultes (dont La Main verte, avec Édith Zha, dont la réédition chez Cornélius a eu le Prix du patrimoine du Festival d’Angoulême 2020), elle publie des centaines de pages de bande dessinée complètement délirantes pour Okapi, de 1973 à 1993, marquant considérablement les jeunes lecteurices. Si elle s’éloigne de la bande dessinée à partir des années 1990, elle y était bien pleinement active jusque là, jusqu’à prendre position en étant des cosignataires (avec Montellier, Puchol et Cestac) de la tribune «« Navrant », dans Le Monde, parlant du sexisme du milieu. Il s’avère qu’elle vient de publier un nouvel album chez Cornélius, Ce soir c’est cauchemar, qui est vraiment très bien, ce qui n’était pas gagné après tant de temps loin de la bande dessinée. Il semble qu’une mobilisation se fasse dans le collectif Égalité BD pour appeler à voter Claveloux, ma foi, ce serait avec joie.
Yoshiharu Tsuge (87 ans, Japon) L’Homme sans talent m’avait complètement renversé lors de sa sortie en 2004, avant de découvrir Tatsumi (un autre que j’aurai tant aimé voir Grand prix) c’est vraiment Tsuge qui me fait entrer dans « l’autre manga », le gekiga, social, dur, avec un humour désespéré. L’absence de traduction a ajouté à une sorte d’aura d’auteur maudit refusant la publication a ajouté au mystère, mais quand Cornélius a enfin pu sortir une anthologie raisonnée, force a été de constaté que ce pilier de Garo, revue majeure du manga d’auteur, méritait l’attente. Si ce n’est pas très funky, les récits de Tsuge mêlent angoisses et onirisme, et ont exploré les limites du manga. Il a porté dans ses pages beaucoup de choses qui ont infusées ailleurs, le festival lui a consacré une grande expo il y a quelques années, vraiment magnifiques, et il serait un primé mérité – même s’il ne faut pas compter sur lui pour une masterclass.
Jules Feiffer (95 ans, États-Unis) C’est assurément le plus vieux de ma liste, et il crée encore ! Ses cartoons et strips croquant la vie américaine sont très drôles, justes, souvent acérés dans l’aspect social. Il a été publié un peu par Charlie mensuel, il a infusé sur des générations de cartoonists américains et on lui prête une influence sur Bretécher, ce qui paraît crédible quand on voit ses pages. Il est trop peu publié en français, même si Actes Sud publie Kill my mother, une série qui est en cours – pas ce que j’ai préféré de lui mais le dessin croqué est encore très beau, ce qui est impressionnant à cet âge. Un peu comme Hagio je crains cependant que peu votent pour lui.
Jules Feiffer, « Me Me Me », 1972. Je me reconnais un peu trop dans cette BD, mais j’y travaille.
Quelques noms pour lesquels je ne pense pas vraiment voter, mais qui semblent parfaitement compréhensibles : – Bill Sienkiewicz (66 ans, États-Unis), un auteur de comics au style très reconnaissable, assurément influent, que je n’ai jamais vraiment lu (comme Dave McKean, 61 ans, Grande-Bretagne) ; – Frank Miller (67 ans, États-Unis), l’auteur de Sin City et de Batman Dark Kgnith, pas de débat sur l’importance mais a vraiment été trop républicain facho pour moi – on honore aussi une personne, pas qu’une œuvre, d’autant qu’avec Terreur sainte* ça s’est croisé ; – Dans le même esprit Neil Gaiman (64 ans, États-Unis), auteur très polymorphe, à grand succès, qui en bande dessinée a notamment créé Sandman, un incontournable (qui a eu beaucoup de mal à être bien édité) ferait sens, mais les polémiques récentes d’agressions sexuelles font que moi qui n’ai jamais voté pour lui ne vais pas me lancer ; – Clamp (Japon, collectif dont les autrices ont entre 55 et 57 ans), Nanase Ōkawa, Mokona, Tsubaki Nekoi et Satsuki Igarashi forment ce collectif marquant du manga, qui a notamment signé l’iconique succès popularisant les Magical girl Cardcaptor Sakura, mais aussi l’horrifique Tokyo Babylon, X ou le seinen Chobits, donneraient l’occasion d’honorer des genres diversifiés du manga et un collectif, ce que je trouve intéressant, mais j’ai lu bien peu de leurs travaux je l’avoue ; – Charles Burns (69 ans, États-Unis), j’ai adoré Black Hole, bien aimé pas mal de ses autres livres, il est souvent présenté avec Clowes mais me touche quand même nettement moins, et je dois avouer que ses deux dernières longues séries m’ont ennuyée (ça ferait cependant une bien belle expo) ; – Marc Wasterlain (78 ans, Belgique), dans les franco-belges à l’ancienne il y a quelqu’un comme Willy Lambil (88 ans, Belgique) que j’adore mais qui n’a rien de très inventif, le plus jeunot de dix ans Wasterlain mêle l’œuvre classique dans des journaux comme Spirou, Pif gadget ou Tintin à une capacité à réinventer un peu le modèle franco-belge avec Docteur Poche et Jeannette Pointue. Sincèrement, à la relecture, ce n’est pas si génial que ça avait pu le paraître, je pense, mais ça reste nettement plus inventif et poétique que la moyenne. Son dessin est aussi un des rares à fusionner classique franco-belge et une originalité très reconnaissable, des arguments, ça aurait du sens, mais ne compenserait pas les manques existants ; – Hiromu Arakawa (51 ans, Japon), l’autrice de FullMetal Alchemist (entre autres) a assurément marqué une jeune génération d’auteurs et autrices (par exemple, Léa Murawiec), mais il me semble que cette jeune génération n’a pas encore assez de poids dans le scrutin pour la porter, j’avais tenté de glisser son nom, sans grand écho, elle est encore jeune, pour plus tard ; – Andreas (74 ans, Allemagne), pays original, mais il vit en Belgique (ou y a longuement vécu) et est d’expression française. Bien qu’auteur dans le classique Tintin, il a développé des séries osant une certaine expérimentation, avec un trait entre classicisme et expressionnisme. Sa série Arq était fort intéressante et l’auteur en a assurément marqué, sans que ce soit ma tasse de thé. C’est un peu comme Marc-Antoine Mathieu (65 ans, France), un auteur intéressant, qui tente des trucs et chez de gros éditeurs, ça n’aurait rien de déshonorant sans qu’ils ne soient mes coups de cœur, chez Mathieu il y a la volonté constante d’expérimentation, plus ou moins convaincante (formidables Julius Corentin Acquefacques, nettement moins convaincants 3 » ou Livre des livres) mais il expérimente en touchant un public plus large que d’autres, ce qui est intéressant ; – Dans le même esprit qu’un Menu pour l’aspect triple auteur/éditeur/théoricien, mais en plus calme et sage, un Benoît Peeters (68 ans, France) aurait l’intérêt de récompenser un scénariste, sachant que les plus évoqués jusqu’ici sont soit morts (Christin), soit ont refusé le prix d’avance (Moore), soit bon je voudrais pas qu’ils l’aient (Van Hamme, Gaiman donc) ; – Riyoko Ikeda (77 ans, Japon), autrice de La Rose de Versailles, qui se pose là comme shojo d’importance, qui formalise un peu le genre, dans son aspect graphique, le développe, avec un gros succès en France pour l’anime dérivé (Lady Oscar). Elle est finalement assez peu traduite comparativement à l’importance, mais je me souviens avoir apprécié Très cher frère, mais je mentirais si je disais que je m’en souviens. – Mattt Konture (59 ans, France), un auteur fondamental pour moi et à mon avis pour le milieu underground/alternatif français, cofondateur de l’Association, mais sans doute impossible qu’il soit élu, je n’ai donc jamais voté pour lui si ce n’est au «Grand prix Bulledair» , site/base de données/forum qui élit chaque année un Grand prix alternatif (et au fort beau palmarès).
On le voit : je ne nomme aucun auteurice non francophone/anglophone/nippophone, c’est un manque, n’hésitez pas à me donner des noms.
EDIT : On a commencé à me proposer des noms venant d’autres nationalités. Giorgio Cavazzano (Italie, 77 ans), un des grands dessinateurs Disney, mais qui a aussi dessiné Pif ou même un Spiderman, il serait un très bon prix même s’il n’a aucune chance (en Disney l’étatsunien Don Rosa est sans doute plus connu). En italien on m’a aussi évoqué Gipi (61 ans), il a du succès, une influence dans la scène contemporaine mais j’avoue qu’il m’a toujours profondément ennuyé. Il y a sans doute à chercher en Espagne, Allemagne, Flandre/Pays-Bas. On m’a évoqué Ralf König (Allemagne, 64 ans), star de la BD gay, des planches très drôle, un vrai succès hors de la sphère uniquement BD, pas forcément très très connu ici, mais quand même pas mal. Ce serait assurément une chouette expo. En Amérique latine Quino ou Breccia auraient été évident mais sont morts, Carlos Nine (déjà nettement moins connu) aussi…
Régulièrement, je lis des entretiens d’auteurs et autrices de bande dessinées, parfois aussi, je lis des nécrologies. Dans les deux cas, les sujets sont souvent présentés comme les parents de personnages qu’ils ont créé, cela énerve souvent mes pairs, notamment lors des décès : cela manque de solennité et, surtout, cela prouve l’infantilisation de la bande dessinée, le mépris sous-jacent d’un truc un peu neuneu, qui dirait « le papa de [tel ou tel truc légitimes] ». C’est un thème que Xavier Guilbert, de Du9, aborde souvent sur X (ex-Twitter), je l’ai vu il y a quelques mois sur le même ton par l’auteur et éditeur Jean-Christophe Menu sur Facebook.
Pourtant, si c’est constant dans le cas des auteurs BD, ça me semble ici être plutôt un auto-complexe, une manière de se voir délégitimé par rapport à d’autres arts/champs. Dans les faits, une recherche rapide sur des sujets montre assez rapidement que « père de » est une expression très usuelle quand il y a un décès, particulièrement avec des auteurs ayant créé des personnages, et pas qu’en bande dessinée. Ainsi, en me limitant à des sites journalistiques (je ne recense pas les blogs ou critiques de fan, car là il y en a encore plus) on peut voir que cela concerne des romanciers divers, parfois dans des productions peu légitimes, donc qu’on peut mettre dans le même paquet. Exemples ci-dessous (cliquer sur les liens amène vers les articles).
Difficile de faire moins légitime que les aventures d’espionnage-érotico-facho SAS, reste que ce n’est pas de la BD. Mais cela touche aussi des romanciers et arts parfaitement légitimes :
Cela peut aussi toucher pas de l’art du tout, comme dans l’exemple ci-dessous sur le tableau des éléments :
Cela touche aussi d’autres champs, ainsi lors du décès de Badinter, on a beaucoup lu « père de l’abolition de la peine de mort », et il y a peu de chance que ce soit par mépris ou désir d’infantiliser. Ici l’extrait vient de Public Sénat, un média difficilement assimilable à du désintérêt badin sur la chose politique :
Il y a deux éléments là-dedans, on constate que le terme « père » (parfois « mère » aussi bien sûr) est utilisé dans le cas de choses bien identifiables : un texte de loi, une réforme, une découverte scientifique, un tableau iconique, je n’en ai pas mis mais j’en ai vu sur des chansons cultes, etc. À ce titre en littérature le terme est bien plus souvent utilisé pour des auteurices qui ont créé des personnages implantés dans le temps, grâce à la sérialité, des spécificités touchant beaucoup la bande dessinée (mais aussi la littérature jeunesse, le policier, la fantasy…), cet usage me semble bien plus lié à cela qu’à un certain mépris. C’est un mot-clef journalistique, peut-être une facilité, mais rien de péjoriatif.
Il faudrait cependant être de mauvaise foi pour ne pas distinguer « père » de « papa », et oui utiliser les termes papa/maman sont sans nul doute plus proche de l’enfantin, donc de l’infantilisation. Je n’ai pas trouvé de Badinter « papa de l’abolition ». On trouve un certain nombre d’Uderzo « papa d’Astérix »… mais ce sont des œuvres jeunesse, on ne peut pas le nier, et le fait que la bande dessinée porte souvent cette étiquette jeunesse peut être une confusion. On sait qu’elle a joué dans la délégitimation et le mépris du neuvième art, mais la littérature jeunesse est aujourd’hui pleinement étudiée et reconnue, cette confusion n’est donc pas si grave en soi sur le long terme.
Ce que je constate et qui me semble essentiel, c’est qu’il arrive régulièrement que des auteurices de séries plutôt jeunesses ne sont pas systématiquement décrits comme « papa ». Ainsi Toriyama n’a pas été que le « papa » de Sangoku dans la presse, ce qui est une forme de normalisation, au fond.
Sur le fond, ces énervements réguliers que je vois ici où là sur les « pères » me semblent donc avant tout être le témoignage d’une volonté de lutter pour sa légitimité, de se défendre face à des usages énervants d’éternels infantilisation, rabaissement, etc., mais, ici, cela paraît presque plus être une intégration si forte de ces processus qu’une chose assez banale pour tout créateur de sérialité ou de chose iconique apparaît un acte de mépris. De l’importance de, parfois, décentrer pour se rendre compte que, non, y a pas que dans la bédé qu’on a ce traitement !
À l’origine, ce site était aussi pensé pour que quelques réflexions élaborées sur les réseaux sociaux ne s’y perdent pas à tout jamais (elles se perdent désormais à tout jamais dans Internet, bon). J’avais à une période posté quelques tops de livres sur Facebook, tout n’a pas grand intérêt, mais j’y avais notamment parlé de mon amour pour la trilogie Golgruber de Nicolas Mahler. En voici une version reprise et étendue.
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L’art selon madame Goldgruber (2005) est sans doute un des livres théoriques fondateurs pour moi ! C’est une semi-blague car Nicolas Mahler n’a pas la prétention d’un théoricien, et pourtant il m’a frappé avec de vrais questionnements et apport. Sur l’exposition de planches notamment (à l’époque je n’y avais pas réfléchi) ou avec son témoignage de diverses adaptations. Il y parle également d’enseignement, sujet qui me touche nécessairement alors que j’enseigne désormais dans différentes formations parlant de bande dessinée.
Ce livre est particulièrement drôle et j’aime le côté tellement trivial de l’argument fondateur : en Autriche les artistes ont une exemption fiscale, Mahler l’utilise donc chaque année. Mais madame Goldgruber est contrôleuse fiscale et proteste soudain : Mahler fait de la BD, ce qui n’est pas de l’art pour elle, il doit donc lui prouver que si. Cette question de la BD art ou non est à mes yeux dépassée depuis longtemps, même si la quête de légitimité est constante et qu’on parle de « sacre » pour l’exposition au Centre Pompidou qui a lieu en ce moment, après un « sacre » proclamé dans une revue légitime (Le Débat) en 2017, et divers sacre chaque dix ans… Cette proposension à proclamer que la bande dessinée est désormais légitime et digne d’intérêt artistique sans arrêt signe à mon avis un certain complexe d’infériorité, mais c’est un autre sujet et, justement, Mahler a l’intérêt de l’aborder autrement.
Ce refus de la légitimation et du grand discours est intrigant, d’autant plus quand on voit que Mahler passe son temps à s’inscrire face au « grand art », que ce soit avec Maître anciens, son Alice dans le Sussex, son livre sur les philosophes, son miniküs d’après Joyce, comme son adaptation d’Ulysses, ou sa toute récente biographie de Kafka, mais ça marche très bien. Ce côté très trivial est sans doute surjoué par Mahler, mais pour l’avoir interviewé pour un long dossier dans le « Gorgonzola » n° 21 j’avais été assez frappé (avec le traducteur Roberto Salazar) par ce côté très concret et sans aucun scrupule à parler d’argent, sujet souvent tabou. Il était très sympathique au passage et nous a filé plein d’images, d’inédits, a pris du temps. En parlant d’argent, j’ai mis l’interview gratos sur du9 mais le numéro est toujours disponible chez Les éditions L’Égouttoir (on a jamais été hyper fins dans nos stratégies de ventes).
En tous cas je parle quasiment toujours de L’Art selon madame Goldgruber quand j’ai une discussion sur la BD avec quelqu’un, car c’est toujours pertinent – ou en tous cas, j’en ai l’impression. C’est vraiment un livre auquel je reviens souvent, je l’évoquais d’ailleurs dans mon billet sur la question de l’original, rappelant que dans plusieurs scènes de ce livre il doit exposer, et que cela lui pose beaucoup de questions. Guide d’une exposition de ses strips, il décrit alors les centimétrages exacts, les plumes, le temps passé et l’aspect laborieux de la contrainte, à tel point que le galeriste lui dit qu’il donne l’impression de faire le métier le plus ennuyeux du monde. Un moment clef du livre sur cette question est sans doute celui où une galerie lui commande une murale, qui sera très minimaliste, et voit le commanditaire baisser son paiement final car la personne qui a repeint les murs après son expo avait utilisé plus de peinture que lui, et passé plus de temps à peindre, ce paiement ne semblait donc pas très juste.
Dans L’Art selon Goldgruber on suit aussi de façon assez passionnante un projet d’animation de Flashko, l’homme couverture chauffante, une série phare (mais pas ma favorite) de l’auteur. Il dépose un dossier de subvention sans trop y croire pour adapter ses strips, mais reçoit l’argent, procrastine et doit finir par s’y mettre, faisant tout : de l’animation au casting (très intrigant, avec une star de rock et une ancienne gloire de série TV autrichienne) en passant par la musique (avec José Parrondo).
J’avais moins aimé le tome 2, L’art sans madame Goldgruber (2008). Contrairement au premier, qui est pensé dès sa création comme un ensemble, ce volume recueille des histoires éparses de Mahler sur la BD et la création, il y en a des drôles mais un peu trop de pages de titre (à chaque histoire) avec des pages blanches entre qui font que tout ça est un peu court malgré l’épaisseur et m’avait moins convaincu. Sauf qu’après relecture il contient des trucs vraiment réussis et pertinents. Il est en fait du même niveau que Pornographie et suicide (2013), véritable troisième tome de la série même s’il ne le revendique pas. Je l’ai beaucoup aimé, jusqu’aux notes (dessinées) revenant sur des détails des histoires, mais son passage qui vaut vraiment d’être mis en avant est son introduction. Ou plutôt la conclusion de son introduction où l’on voit l’auteur et son grand-père, revenant sur sa vie, concluant après avoir raconté quelques pathétiques histoires pseudo-sentimentales « Nikie ! j’en ai vécu, des choses, dans ma vie. » puis « Mais je n’en ai tiré aucune leçon. » ce qui est un code éthique fascinant pour s’interroger devant l’éternel.
Quelques souvenirs en vrac des trois volumes, plus ou moins cryptiques mais marquants : des luttes face à des subventions, « j’ai chié du sang », des rêves avec Giger d’Alien, d’horribles souvenirs de théâtre avec des enfants tristes, des gens passant une vie à des films de 8 minutes, et le temps différent qui en découle, des publicitaires aimant le nom du livre « Kratochvil » et voulant brainstormer un son un peu pareil pour une brosse à chaussures, « Sauveur des femmes », des prix remportés, des bonhommes avec des visages.
Et puisqu’il faut conclure et qu’au fond cette question n’a pas beaucoup d’intérêt, disons comme cette chère madame Goldgruber à un moment « Bon, mettons que c’est de l’art ». Tous les volumes sont parus dans la collection L’Éprouvette, consacrée aux essais sur la BD, chez L’Association.
Note en passant : dans mon parcours de lecteur L’Art sans madame Goldgruber m’avait vraiment déçu, et j’avais vraiment aimé Pornographie et suicide, j’imagine donc que mon ressenti ancré est lié à la déception par rapport à L’Art selon madame Goldgruber quand j’ai lu le deuxième. J’avais moins d’attente avec Pornographie et suicide et ai du être positivement surpris et l’ai particulièrement apprécié, les chronologies de lecture ont leurs importances. Pour avoir tout relu : les trois sont très bien, mais « selon » est vraiment au-dessus.
Images : les deux premières planches sont tirées de L’Art sans madame Goldgruber, la dernière de Pornographie et suicide.
La bande dessinée de Marion Fayolle est quasi intégralement publiée par les éditions Magnani (des pages ont pu paraître ailleurs, notamment dans Nyctalope, fanzine étudiant dont elle était membre). L’an dernier l’éditeur a publié un petit livre d’entretien avec Tony Côme : Fond perdu. Petit format, beaucoup de densité dans le propos et une forme qui m’a parfois énervée (pas de questions mais un dialogue formulé avec des interpellations de l’intervieweur, bon). Il reste que Fayolle étant une autrice vraiment intrigante et quelqu’un qui a une vraie réflexion sur son travail, même si c’est en rebond, c’était une lecture tout à fait intéressante. Pas mal de pages pourraient être retenues, mais je m’arrête sur celle-ci :
Cette tension entre le résultat final imprimé qui serait l’œuvre véritable et les originaux, qui ne serait que des traces, est une semi-banalité, elle était par exemple extrêmement bien expliquée dans L’Art selon madame Goldgruber de Mahler (qui reste un de mes livres théoriques favoris). Dans une difficulté économique forte pour les auteurs, l’artification des originaux est cependant une vraie source financière, et la prise en compte de cet élément de la chaîne (qui disparaît de plus en plus avec la création numérique) est cependant intéressante, mais on vit aujourd’hui un peu l’excès inverse de l’époque où les imprimeurs jetaient les originaux, où qu’ils servaient de coloriages à des enfants (une anecdote qu’on m’a raconté sur un auteur québécois, je crois, j’ai oublié lequel, zut). Je me souviens d’auteurs créant de « faux originaux » pour les expositions faute d’originaux sur papier, puisque le public veut des originaux, ce qui pose quand même des questions sur le sens de tout ça.
Cela m’a particulièrement frappé quand j’étais en poste à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, en charge des bibliothèques, la conservatrice jugeait important de rappeler toujours l’imprimé et le processus industriel – ce que je rejoignais – mais je voyais bien combien pour la majorité des financeurs comme des fans des raretés imprimés avaient un intérêt bien moindre qu’un original. Sans aller contre l’original absolument, c’est une incompréhension qui m’a toujours frappé, exposer la bande dessinée doit se faire en exposant les magazines, les impressions d’origines, mais aussi les films plastiques, les bleus de colorisation, pourquoi pas des éléments de gravures de planches, etc. De la même manière, il serait pertinent de réussir à conserver la BD numérique native avec ses différents supports, les calques Photoshop par exemple ou les différents fichiers natifs de sites portant la bande dessinée en ligne (je pense aux Autres gens, à Professeur Cyclope, qui sont perdus a priori).
Fayolle a un discours assez clair « l’original c’est le livre », et elle a raison. Ou à tout le moins c’est l’aboutissement, qui a de multiples strates. Paradoxalement le descriptif de son travail donne très envie de l’exposer : ces rhodoïd, des grains, parfois ces coulures et ces documents peu compréhensibles en exposition sont des objets plastiques très curieux, mais dans un ensemble. Dans le même esprit je lisais il y a peu un message de Benoît Peeters vantant sur Facebook le PAFF, le musée de la bande dessinée de Pordenone, en expliquant notamment ceci :
« la collection permanente est très intéressante aussi, avec des partis pris muséographiques inédits et réellement interactifs. L’accent est mis constamment sur le dialogue avec les imprimés. Les planches originales ne se découvrent que dans un second temps, comme autant de surprises. »
Il ne s’agit donc pas de supprimer l’original, mais de bien lier le tout, de rappeler d’où viennent les choses, et cette différence aussi, intrinsèques, entre le marché de l’art unique et la bande dessinée qui est d’abord un art de la reproduction. Il y a eu de vraies propositions sur l’exposition, et il est agréable de voir des originaux et pas juste des reproductions géantes de cases comme les premières expositions qui cherchait le gigantisme de l’art admis, mais il semble essentiel d’assumer la réalité de la bande dessinée et pas juste d’exposer de grandes planches magistrales qui seraient impressionnantes, finalement en courant de manière complexée derrière les musées de peinture.
La Musée de la bande dessinée de la CIBDI a justement acquis récemment des bleus de coloristation d’Évelyne Tranlé, complémentaires des planches déjà possédées, c’est intéressant – même s’il s’agit encore d’œuvres uniques et signées. Cela montre en tous cas cette démultiplication de ce que peut être l’original et rappelle que le choix de ce qui est précieux revient beaucoup à celles et ceux qui conserveront, feront la médiation, l’histoire…
Occasion de rebondir d’ailleurs sur la couleur, avec la conclusion de l’extrait ci-dessus du livre d’entretien de Fayolle. Elle évoque la différence entre les originaux et la reproduction – l’original pour elle – par la superposition de ses divers supports, mais aussi le grain qui disparaît, etc. Elle m’évoque des entretiens d’auteurs ou des textes de commentateurs face à des originaux se plaignant de reproductions qui n’ont rien à voir avec les originaux et les gâchent. Mais la réalité est que l’impression n’a pas à avoir la couleur de l’original, de la même manière que le RVB des couleurs sur écrans n’est pas reproductible à l’identique en CMJN (les couleurs d’imprimeries, sans exception du type pantones ou sérigraphies). Tout le travail des photograveurs (qui se perd) était bien de réussir à trouver l’équilibre de cette balance de couleur avec le degré de perte qui fait que c’est acceptable. D’autres réussissaient à anticiper cela justement dans les originaux papiers. Si l’original est le livre, il faut admettre qu’il soit juste naturellement différent. Bon il ne faut pas faire n’importe quoi non plus, et n’avoir rien à faire de la reproduction, mais il y a sans doute une certaine souplesse entre faire n’importe quoi et chercher l’absolue reproduction de quelque chose qui n’a pas à être identique.
Le mieux reste d’avoir en tête à la création que le résultat sera forcément différent, et d’admettre que c’est là que sera l’œuvre, certains créateurs ont la formation et la compétence pour l’anticiper, mais tous devraient a minima être à un moment averti que dans le naturel de cet art de la reproduction, la trahison et l’abandon fait partie du processus.
J’aime beaucoup le travail d’Appollo, excellent scénariste dont les histoires se passent la plupart du temps dans l’océan Indien, notamment à La Réunion où il réside (un entretien a été réalisé pour Du9, je ne l’ai pas encore retranscrit et Du9 n’a pas re-ressuscité, à suivre). N’allez pas cependant en faire un auteur régionaliste, mais disons qu’il raconte des histoires inscrites dans l’Histoire et des territoires où elle est souvent absente des récits nationaux.
Début 2024 (un peu avant dans l’île) est sorti son nouveau titre avec Téhem : Vingt décembre, chroniques de l’abolition (Dargaud). L’album revient sur le processus selon lequel l’abolition de l’esclavage est proclamée, puis se met en place, à travers la figure d’Edmond Albius, esclave cafre rendu célèbre pour avoir découvert, enfant, comment féconder la vanille, trésor de la richesse de l’île. En parallèle de son itinéraire personnel, le lecteur croisera Sarda Garriga, méconnu dans l’Hexagone mais envoyé de La République pour appliquer l’abolition et gouverne l’île pendant deux ans, et deux dessinateurs : Antoine Roussin et Martial Potémont. Roussin dessine, peint et a importé les presses d’imprimerie dans l’île, important paysagiste de l’île, il travaille pendant quelque temps avec Potémont, artiste parisien au dessin plus fin, dont il va reproduire les dessins (et, a priori, parfois également s’approprier le travail).
Je veux écrire une chronique de Vingt décembre et revenir sur cet album ailleurs, de la même manière que je dois écrire (après ma thèse) quelques papiers sur Potémont et les débuts de la bande dessinée réunionnaise, suite à mon stage de sept semaines à la Bibliothèque départementale de La Réunion l’an dernier. Mais retenez que Potémont est un étonnant pionnier puisqu’il réalise lors de sa venue sur ce qui est alors encore l’île Bourbon, outre une série de gravures diverses et notamment de dessins d’actualités assez féroces, plusieurs planches de bande dessinée, qui semblent laisser penser qu’il a lu les travaux de Rodolphe Töpffer.
Les quelques pages qu’il publie en 1848 dans La Lanterne magique parlent de l’esclavage, jouent du décalage texte-images et osent parfois des conclusions audacieuses – on peut feuilleter ici plusieurs récits de Potémont et Roussin, « Triomphe du magnétisme » de Potémont est notamment frappant par l’explosion finale.
Bref, je reparlerai et de l’album, et de Potémont, disons que les deux sont liés. Téhem et Appollo offrent même d’intéressantes séquences où des cases de diverses planches de Potémont s’incrustent dans l’image en regard de celles du dessinateur contemporain :
Téhem et Appollo, Vingt décembre, page 70.
Dans cet album, soudain, un amusant échange retient mon attention. On y voit le jeune Albius rêver à sa vie d’homme libre après l’abolition. Il aurait un petit terrain et pourrait alors y exploiter la vanille. Et pour le cultiver :
id., page 24
Aussitôt m’est venu à l’esprit un des dessins d’actualité de Potémont que j’évoquais plus haut. L’hommage est direct et évident à qui connaît le dessin, donc passera globalement assez inaperçu. Il est intéressant de voir combien l’album mêle donc hommage directement explicite, avec extraits originaux à la clef, et références plus subtiles, avec un gag rescénarisé. Il y a peu de chance que ce soit particulièrement noté alors voici le dessin en question, titré « Les nouveaux Blancs » – surprenante, mais réelle expression utilisée pour désigner les noirs devenus libres. Le dessin est donc de Potémont, la lithographie réalisée par Antoine Roussin, l’image récupérée sur le site de l’Iconothèque de l’Océan indien qui pose des filigranes énervants et sans fondement (même si sur cette page il reste discret et que son « utilité » est encore plus absurde puisqu’on le voit à peine).
Martial Potémont, La Lanterne Magique n° 7, 1848.
Martial Potémont reste 10 ans à La Réunion (1847-1857), il y produit beaucoup de dessins puis rentre à Paris. Il y aura une relative notoriété avec des vues de la Capitale gravées à l’eau-forte. Il n’a a priori pas fait d’autres bandes dessinées qu’à La Réunion, et uniquement durant ses premières années. On redécouvre cependant régulièrement des dessins et planches inconnues, les tirages de l’époque sont très rares, donc peut-être y-a-t-il d’autres bandes dessinées cachées à découvrir (où à jamais perdues) dans la presse de l’île de la mi-XIXe…
Ce qui reste sans doute mon meilleur fanzine (en fait ce n’en est pas un selon ma définition, mais selon celle de Léa Murawiec si, mais ça c’est dans Définir le fanzine). Et tout en couleur s’il vous plaît. Il faudrait le réimprimer (enfin l’imprimer, il ne l’ai jamais été).
Il est intéressant d’y noter la forme : une couverture, des crédits, une reliure (agrafée) et surtout un numéro. IL n’y a pas (encore) de n° 2 toutefois. C’était une collaboration avec Gwendal Rannou au scénario, mon grand frère, Les éditions L’Égouttoir étaient déjà là.
J’évoque ce récit dans un article qui vient de paraître sur Comicalités, le lien vers lequel j’envoyais sur Facebook était mort, de fait ces réseaux ne sont pas très stable, cette adresse devrait l’être plus !
Le document est daté du dimanche 27 février 1994, j’avais alors à peine 5 ans, étant né le 20 février 1989, mon frère avait (et a toujours) deux ans de plus. Il n’est pas étonnant que nous ayons dessiné ça un dimanche, car comme le dit la chanson…
Ci-dessous les pages donc, et la retranscription des textes :
« C’est la panique chez les hommes les géants a blesser tout le monde »
« Pourquoi ils ont tous peur de nous » En bas, une bulle sur deux pages : « Moi je suis petit mais je suis cap d’écraser une maison »
« Normal parce’on est des géants » « Les gens meurent un par un car les docteurs sont blessés. »
« Bientôt les géants occupent l’univers » (avec quelques doutes d’orth)
« Planète Lune » « Super un extraterestre » « Arrête de crier ou je te pète la figure »
Monstre : « Ah ah je te rattrape sacripient » Légende : « Coupe de la fusée » Humain dans la fusée : « Je l’ai échaper belle il ne va pas venir me chercher » Texte off : « L’homme ses enfuit dans sa fusée mais le géant le rattrappe et l’ecrase (on dirait un tas de feraille) »
« Alors le monste est revenu sur terre voir c’est compagnon »
« Voila, voila, votre mousse » « Ce monstre qui a tué le dernière homme est devenu empereur de l’univers des monstres »
« Apporter moi ma mousse !!!!! »
*
Il y a des mystères dans ce récit, les personnages ne se reconnaissent pas toujours hyper bien, et cette histoire de mousse m’échappe. Après discussion avec mon frère et vu le dessin à base de bleu, le plus crédible nous semble que le monstre prend un bain et demande du produit pour faire du bain moussant, chose dont nous raffolions. C’est bien plus crédible que la bière à laquelle on peut penser avec « apportez moi ma mousse », car pour le coup l’alcool était plutôt absent chez nous (et ma foi, c’était pas mal).