Le Mini de la semaine n° 116, de Jean-Paul Jennequin – Une approche matérielle (entretien)

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Couverture et verso du Mini de la semaine n°116
(le papier est bien blanc, l’aspect jaune est un effet de la lumière)
L’agrafeuse et le massicot
Exemple d’ensemble de numéros remis à une personne précise
sur le stand de « J’AI ! », 5 décembre 2023

Entretien préparatoire : Julie Delporte

Mine de rien je suis dans la dernière année de ma thèse sur La bande dessinée québécoise et ses circulations dans et avec l’espace francophone européen. Il va falloir commencer à rédiger et soutenir vers mars ou avril. Comme dans le cadre d’autres travaux, travaillant sur un sujet en partie contemporain, je récolte une part d’information dans des entretiens, que je croise et avec lesquels je bâtis quelques idées. J’ai assez vite voulu interviewer Julie Delporte, incarnation pour moi de l’autrice québécoise avant même d’avoir la nationalité canadienne, exemple de ces circulations. Cela donne à l’entretien un thème évidemment assez éloigné de tout ce qu’on peut dire sur son œuvre brillante (voir par exemple cet entretien-là), mais qui aborde la question du sentiment d’appartenance à la BD québécoise, BD nationale sans passeport.

Extrait de Journal

Tu nais en tant qu’autrice au Québec, les premiers fanzines datent de 2008, peux-tu un peu revenir sur ton parcours ? Quand arrives-tu ici ? Tu débutes d’abord par l’écriture sur la BD dans le cadre de tes études c’est ça ?
C’était en 2005, j’étudiais en journalisme, j’aimais déjà beaucoup la bande dessinée alors en parallèle j’ai animé une émission sur la bande dessinée (Dans ta bulle ! sur Choq.fm) pendant de nombreuses années, et j’ai aussi écrit un peu sur la bande dessinée. Une fois diplômée en journalisme, je n’arrivais pas à trouver de médias où exercer cette profession dans des conditions qui me plaisaient, donc je suis revenue aux études, cette fois en cinéma.
J’aimais beaucoup le cinéma, cependant l’objectif c’était d’abord d’écrire un mémoire sur la bande dessinée. À l’époque j’envisageais une carrière universitaire dans la recherche sur la bande dessinée, un peu comme toi, mais ce n’était pas un but précis non plus, je voulais surtout satisfaire ma curiosité et augmenter mes connaissances générales en art. C’est en parallèle de l’écriture de mon mémoire que je me suis mise moi-même à faire de la bande dessinée, pour essayer d’abord. Je ne m’attendais pas du tout à pouvoir en faire professionnellement !

La pratique du dessin était-elle déjà là malgré tout ?
Je viens plutôt de l’écriture, quand j’étais petite je remplissais des cahiers avec des textes, je dessinais un peu mais pas énormément. Je n’étais pas un « génie » du dessin qui le pratiquait partout et tout le temps comme souvent les auteurs de BD le racontent. En fait, tous les arts m’intéressaient. On avait une petite caméra vidéo à la maison par exemple, et très vite je l’ai prise pour faire des choses. J’ai toujours été très interdisciplinaire mais plutôt douée avec le langage, je rêvais davantage d’être écrivaine que dessinatrice.

Tu apparais au milieu d’un bouillonnement créatif à Montréal, autour de la structure Colosse, est-ce que tu as suivi les cours de l’atelier de Jimmy Beaulieu ?
À cette époque-là, il y avait toute une vague de nouveaux auteurs qui apparaissaient (Pascal Girard, Iris, etc.). J’ai suivi les cours de Jimmy Beaulieu à l’atelier du Cégep du Vieux Montréal, mais aussi ceux de David Turgeon quand il les a donnés pour remplacer Jimmy. J’ai écrit et dessiné Encore ça dans un des cours, et Jimmy a voulu en faire un Colosse, ce qui m’a rendue vraiment heureuse. J’en ai fait plusieurs autres mais là où ça a vraiment changé pour moi, c’est quand je suis allée un an à White River Junction, dans le Vermont. J’étais « fellow » au Center for Cartoon Studies, autrice invitée en résidence dans cette école de bande dessinée. La bourse ne donnait pas vraiment de quoi vivre mais j’avais accès gratuitement à l’école. Je pouvais assister aux cours mais aussi apporter un regard plus expérimental. Le but de cette résidence est vraiment de donner une chance à de jeunes auteurs je pense. J’ai eu de la chance d’en bénéficier tôt dans ma carrière, j’avais commencé mon Journal en ligne avant d’aller à l’école, puis j’y ai rencontré l’éditrice de Koyama Press (Annie Koyama) qui l’a publié en anglais par la suite. C’est là que j’ai vraiment développé ce travail au crayon de couleur.
Mon dessin est constamment en changement, si le crayon est un peu ma marque de fabrique, dans Corps vivante il est devenu plus précis et réaliste qu’il ne l’était dans Journal. J’imagine que ça bougera encore dans mes prochains projets.

C’est comme une lente affirmation du fait que tu es dessinatrice. J’imagine que c’est aujourd’hui à peu près clair dans ta tête mais tu le remettais beaucoup en cause au début.
Oui, mais je ne peux encore m’empêcher d’avoir un peu un syndrome de l’imposteur sur le côté graphique de mon travail, j’ai toujours tendance à croire que c’est mon écriture qui est vraiment intéressante. Bon, j’essaie de changer d’avis là-dessus, je prends de plus en plus confiance.

Bien que rédigé en français, Journal est donc d’abord publié au Canada anglophone.
Je n’avais trouvé personne pour le publier en français, je pense que le fait que ce soit en couleur rendait ça vraiment très compliqué à l’époque, très peu d’éditeurs francophones pouvaient imprimer de la couleur au Québec, surtout pour le premier livre d’un auteur. D’ailleurs le premier éditeur en français [le livre a depuis été republié par Pow Pow], L’Agrume, n’était pas québécois. Pour mon second livre, Je vois des antennes partout, ça a d’ailleurs été la même chose, il est d’abord paru chez Drawn & Quaterly, un éditeur québécois, mais anglophone, avant que Pow Pow ne le publie.

Ha oui, je savais pour le premier, mais je ne savais pas que ça avait été le cas aussi pour celui-ci. C’est donc ton premier à paraître chez Pow Pow, qui va alors publier tous tes autres livres en première édition. J’ai l’impression qu’en France c’est vraiment avec Moi aussi, je voulais l’emporter – pourtant publié par un éditeur québécois contrairement au Journalque tu apparais vraiment dans la presse, pour le public.
En fait c’est pas mal vrai ici aussi, c’est ce livre-là qui a vraiment eu le plus d’échos.

Pour en venir au cœur de l’entretien, en terme « national », j’ai l’impression que tu es perçue comme une autrice québécoise, est-ce que tu le ressens comme ça aussi ?
Il faudrait peut-être demander aux autres comment ils me perçoivent mais, en ce qui me concerne, mes éditeurs sont québécois, mes collègues de travail sont québécois – ou Français émigrés –, une grosse part de mon travail est autobiographique et se passe au Québec, je n’ai jamais créé en bande dessinée ailleurs qu’au Québec, sauf ponctuellement pour des résidences. Alors oui, je suis une autrice québécoise.
Après, c’est l’histoire de l’immigration : est-ce que je peux me sentir 100 % québécoise ? J’ai toujours l’accent français… L’immigration des Français au Québec est une immigration ultra-privilégiée par rapport à d’autres parcours de vie. Les Québécois ont une histoire d’amour-haine avec les immigrants français. Je ne suis pas vraiment fière d’être une Française à Montréal, j’essaie de m’intégrer sans toutefois renier mes origines. Dans tous les cas, si on me considère comme une autrice québécoise, cela me rend fière. 
Du côté de la réception en France, je ne me rends pas compte si je suis perçue davantage comme québécoise ou française, je n’ai pas eu beaucoup d’entretiens en France, quand Moi aussi, je voulais l’emporter est sorti il n’y en avait pas assez de copies arrivées en Europe, c’était le début de la distribution européenne de Pow Pow… 

Extrait de Moi aussi je voulais l’emporter

Et du côté des médias québécois, est-ce que cela t’est renvoyé (le fait que tu es d’origine française) ?
Pas trop. Je sais qu’à la radio ça peut être compliqué. J’ai des amis qui travaillent à Radio-Canada qui m’ont déjà dit qu’ils tâchent de limiter l’accent français en ondes, je ne sais pas si c’est vrai. Mais bon, ça ne me pèse pas en tous cas, dans le milieu personne ne me renvoie que je suis française, ou vraiment très rarement. Je ne suis pas la seule aussi il faut dire… Chez Pow Pow il y a Mirion Malle et moi. Qui d’autre ? En fait, je ne sais pas si on est tant.

Justement je pensais à elle, car c’est un pendant intéressant. Comme toi elle émigre, et le Québec imprègne son œuvre, dans le décor comme le vocabulaire, mais elle avait déjà une carrière en France avant.
C’est un peu différent pour elle, car elle a plus d’éditeurs français que québécois. Je ne me rends pas compte si les lecteurs la considèrent comme québécoise ou française. On nous vous probablement comme des montréalaises ! Je me dis que c’est peut-être plus sur la réception en France que le fait que l’on soit des émigrées a une incidence : il y a une sorte d’imaginaire positif (peut-être parfois exotisant !) du Québec en France.
Je sais qu’on est assez lues en Europe francophone et il y a plein de jeunes qui veulent émigrer, alors je me dis que ça joue peut-être sur notre rayonnement… Obom, qui est à moitié française mais y a peu vécu (seulement très jeune), a une carrière importante au Québec mais elle n’est quasiment pas lue en France : cela dit c’est sans doute une question de distribution de ses livres avant tout. Chez Pow Pow quelqu’un comme Sophie Bédard a un beau succès ici, mais je crois qu’elle est encore assez peu lue en France… Alors nos origines géographiques jouent peut-être pour accrocher le public français. 

Dans ta bande dessinée, je trouve qu’on perçoit le Québec mais en même temps ça me semble assez simple pour le public français.
Ça se fait assez naturellement, j’ai l’impression que je n’écris rien qu’un Québécois ou un Français ne pourrait pas comprendre, je peux mettre du vocabulaire québécois en tout cas. Il faudrait sans doute demander à Luc [Bossé, son éditeur] ce qu’il en pense. Mais on n’a jamais discuté de la manière dont j’écris… Je ne doute pas que j’ai des traces de français de France qui doivent m’échapper dans mes productions. Il y doit y avoir les deux sortes de Français qui s’y croisent : cela reflète sûrement ma façon de parler, après toutes ces années que j’ai passées à Montréal.

Là où la question de l’identité se ressent aussi, ça peut être tout bêtement administratif : le droit d’avoir un prix de la BD québécoise, de recevoir une bourse du gouvernement du Québec, etc. cela était-il conditionné à une nationalité, une durée de résidence ?
Pour les prix c’est un débat interne aux prix j’imagine, mais pour les bourses du Québec et du Canada, dès que nous avons le statut de résident permanent nous y avons droit. Avoir la nationalité canadienne ou pas – moi je l’ai depuis plusieurs années – ne change rien.
Une chose qui peut être intéressante peut-être, c’est la différence dans la manière dont on réussit à vivre de nos créations.
Je suis vraiment une autrice qui a toujours vécu dans la création au Québec, dans un petit marché où même quand on vend assez bien, c’est quasiment impossible de vivre de la BD alternative, du coup on y vit principalement de bourses de création. J’ai l’impression que quelqu’un, avec une production publiée en France et une carrière qui y a débuté, vit bien plus de publications et de droits d’auteurs que de subventions… c’est peut-être là qu’est la différence la plus marquée à vrai dire.

Enregistré à Montréal le 30 août 2022, 
repris par courriel en juillet 2023.

Le Cri qui tue : entretiens préparatoires avec Jean-Pierre Mercier, Jean-Paul Jennequin et Jean-Louis Gauthey

Il y a peu, j’ai regardé une fort intéressante conférence de Claude Leblanc sur la revue Garo, tenue à la Maison du Japon à Paris dans le cadre d’une exposition liée :

Avec en plus une bonne captation, que demande le peuple ?

Cela m’a rappelé que, contrairement à une pratique que j’ai plusieurs fois réalisée sur ce site, je n’ai pas publié les entretiens préparatoire pour un long article consacré au Cri qui tue publié dans Les Cahiers de la BD n°11, paru en juin 2020. Pour l’élaborer, outre une lecture fibe de chaque numéro (où Tatsumi, auteur de Garo, publiait), j’ai interviewé plusieurs personnes, dont les entretiens n’ont été que très brièvement repris dans l’article. À l’exception de Frédéric Pajak, lettreur du magazine (« Ce travail était purement alimentaire. Je n’y ai trouvé aucun intérêt, ni artistique ni humain. Une corvée. Bien à vous »), tous étaient plutôt enthousiastes.

Tous les interviewés ont un rapport important avec la revue, et le manga en France. Mercier est un cofondateur des éditions Artefact, qui a publié un album de Tatsumi en 1983, Jennequin a participé aux premiers fanzines sur le manga en France, quand à Gauthey il a fondé les éditions Cornélius et a publié Tezuka et Tatsumi, deux auteurs majeurs du magazine, ainsi que d’autres grandes figures historiques du manga.

Les propos ont été recueillis par courriel et, pour J.-L. Gauthey, par téléphone, en avril 2019. On peut toujours trouver la revue et lire l’article.

La couverture de l’album de 1983

Jean-Pierre Mercier

Lisais-tu Le Cri qui tue à sa sortie ? Quelle que soit la réponse, comment ce projet est-il né : Atoss Takemoto t’as emmené le projet, tu l’as contacté ?
Oui, nous connaissions et lisions Le Cri qui tue et nous avons croisé plusieurs fois Atoss Takemoto lors des conventions, festivals, etc. Je suppose que c’est lui qui nous a proposé d’éditer des œuvres dont il avait la « représentation » (je ne sais pas quel type de relation il entretenait avec les auteurs qu’il publiait dans le Cri qui tue et qu’il proposait aux éditeurs francophones).
Il me semble me souvenir qu’il proposait des histoires de Tezuka, Golgo 13 et un certain nombre de classiques. Nous avons lu tout cela et décidé que nous publierions Tatsumi, dont le type de récit nous correspondait le plus. Il faut replacer ce choix dans le contexte de l’époque : nous ne connaissions RIEN à la bande dessinée japonaise et nous avons réagi « à l’instinct ». Sans rien y connaitre, nous pensions que Tatsumi était un grand auteur. Je le pense toujours.

Hiroshima reprend un récit paru dans le n°1 du Cri qui tue (Good Bye) et un récit inédit (Enfer), est-ce vous qui avez opéré ce choix avec Takemoto ou le projet était-il « clef en main ».
Honnêtement, je ne sais plus. Je suppose qu’Atoss Takemoto nous a proposé un choix d’histoires. J’ai repris la traduction déjà faite et corrigé des bricoles, me semble-t-il.

Le format d’Hiroshima est celui d’un album franco-belge, le titre reprend le thème d’une des histoires de manière plus directement compréhensible, on sent que vous vouliez toucher un plus large public. Quel a été l’accueil du livre ?
Pour le format, la question ne s’est même pas posée, on a placé ce livre dans une collection dont le format était immuable, en cartonné, et voilà. Le titre est un effort conscient d’essayer de se faire repérer par un lectorat un peu plus large. L’accueil a été comparable à celui de tous nos autres livres : un petit noyau de lecteurs a été réceptif, au-delà pas de visibilité. Certains libraires nous ont reproché la couverture, qui ne rendait pas justice au contenu. À raison, me semble-t-il. La publication du livre en France a incité José Maria Berenguer (El Vibora) a publier Tatsumi en espagnol, ce qu’il a fait avec une couverture et un titre plus accrocheurs.

Aviez-vous conscience de publier quelque chose de particulièrement original (le manga) ou pas plus que l’underground néerlandais par exemple ?
Sans doute, mais on n’en faisait pas des caisses là-dessus. On avait commencé avec Tante Leny, on continuait avec El Vibora, publier un auteur japonais était logique. On s’acharnait à publier des auteurs étrangers inconnus à l’époque de l’explosion de la nouvelle BD française… De vrais Indiens contraires.

Enfin, y avait-il d’autres projets liés à Takemoto d’envisagés par Artefact durant un temps ?
Je ne sais plus. Si on avait pu, on l’aurait fait je suppose, mais notre situation financière était tellement tendue que nous étions sans doute occupés à colmater les brèches par ailleurs.

Numéro de Manga 10000 images consacré à Tezuka, Jennequin y a écrit un article (sommaire en cliquant sur l’image)

Jean-Paul Jennequin

Tu étais lecteur du Cri qui tue, comment as-tu découvert cette revue et te souviens-tu de ta réaction à l’époque ?
J’ai découvert Le Cri qui Tue tout simplement chez mon marchand de journaux habituel. À cette époque, il y avait encore une large presse BD qui valait la peine de passer régulièrement chez le kiosquier. Quand j’ai vu de quoi il s’agissait, je me suis jeté dessus. J’attendais une revue de ce genre depuis l’article (enfin disons, l’articulet) sur la BD nippone qui était paru dans Phénix 21.

Quelle BD t’aurais particulièrement marqué, s’il y en a eu une, et quel impact cela a-t-il eu sur ton intérêt pour le manga (tu as participé à des zines sur le mangas dès les 90’s, a écrit un long article sur Tezuka…) ?
Je pense que les BD de Tezuka et d’Ishimori (c’est comme ça qu’Ishinomori signait à l’époque) m’ont particulièrement impressionné. Tezuka, j’avais déjà vu son style de dessin dans les dessins animés Le Roi Léo et Le Prince Saphir, qui passaient à la télé quelques années auparavant. Et Ishinomori, j’avais vu, là encore, un épisode de Cyborg 009 dans un cinéma vers1969. Le Cri qui Tue publiait des articles sur les auteurs et la BD japonaise, ce qui aidait à placer les bandes dans un contexte. Le Cri qui Tue a renforcé un intérêt pour le manga né avec ce fameux « article » dans Phénix. C’est véritablement avec cette revue que j’ai commencé à prendre conscience de la vaste terra incognita que constituait la BD japonaise.

Peux-tu me redire l’anecdote, non attestée mais intéressante, sur la venue de Tezuka et le dépôt de Cri dans Angoulême ?
Je pense que je la tiens de Didier Pasamonik. Selon lui, l’année où Tezuka était venu à Angoulême (1982), Takemoto aurait mis des invendus du Cri qui Tue en distribution gratuite dans tous les hôtels de la ville, pour que les gens se servent. Mais ça n’intéressait pas grand-monde, apparemment. Il faut dire que ceux que ça intéressait les avaient déjà achetés. 
Tu pourrais poser la question à Didier, qui pourrait peut-être te la confirmer. Bernard Joubert était à Angoulême cette année et a photographié Tezuka sur le stand où il dédicaçait. Et François Corteggiani était à Angoulême cette année-là également (on le voit représenté par Tezuka dans le petit reportage en BD que ce dernier avait fait de son passage à Angoulême).
Sinon pour le crédit, Tsunami n’était pas le premier zine manga de France [NDA : j’avais contacté Jean-Paul en lui disant que je l’interviewais en tant que premier éditeur de fanzine sur le manga en France]. Cet honneur revient à Mangazone, créé par Patrick Marcel qui en auto-édita une première version photocopiée avant de l’animer pour sept numéros édités par l’association Saga (celle qui éditait et édite toujours Scarce). J’ai repris la rédaction en chef de Mangazone au huitième et dernier numéro. C’était peu ou prou au moment où Tonkam m’a proposé de faire une revue manga/Japanime. Ce fut Tsunami. Si ça t’intéresse, je dois encore en avoir quelques exemplaires en double dans ma documentation.

Couvertures des n° 1, 3 et 5 du Cri qui tue (1978-79-80). On note la curieuse présence de Mafalda, qui proclame « I’m back » alors qu’elle n’a jamais été là (Léa de Louise Attaque style)

Jean-Louis Gauthey

Tu étais lecteur du Cri dès la sortie où tu l’as trouvé a posteriori ?
Oui, dès la sortie, le n° 1 avec Golgo 13 en couverture. Mais c’est flou, je l’ai peut-être découvert après.

On repère une influence directe sur ton catalogue, on y retrouve Tezuka et Tatsumi, mais ça a pris du temps, plus de 30 ans pour les publier. Tu as eu envie de les éditer dès cette époque et ça a maturé ou c’était moins évident ?
Tatsumi oui ça c’était évident, l’album d’Artefact a du sortir en 1983 et c’était ça le plus grand choc. C’est vraiment ce livre, avec l’histoire sur Hiroshima qui n’est pas parue dans la revue je crois. J’ai du le lire avant sans imprimer son nom.
Dans Le Cri qui tue ce que je trouvais étrange c’était ce mélange qui m’apparaissait sans aucune cohérence Entre Demain les oiseaux de Tezuka et Golgo 13 de Saïto, je ne voyais aucun fil conducteur. À la rigueur en cherchant je pouvais faire un lien, mais avec Tatsumi plus du tout. À l’époque je devais avoir dix ans, j’ignorais tout des liens historiques et personnels qui les unissaient tous les trois. C’était complètement aberrant.
Mes références étaient la bande dessinée franco-belge et un peu d’underground français digéré qu’étaient L’Écho des savanes et Fluide Glacial, les codes étaient complètement différents.

Autour de cette nouvelle culture, Le Cri qui tue publiait aussi des articles sur le Japon et sa culture, sur les mangakas, tu les lisais ?
Oui, et justement à l’époque ça a conforté mes a priori. La télévision française à cette période parlait surtout du Japon à travers des particularisme, voire des légendes, édifiés en généralités comme « les japonais mangent la moitié des poissons au restaurant et rejettent le restent dans un aquarium » ou « les japonais dorment dans des hôtels avec des chambres capsules » qui devient « les japonais prélèvent juste ce qu’ils veulent manger sur un animal » ou « les japonais dorment dans des capsules ». Ce que décrivait Le Cri qui tue aussi c’était l’industrie des auteurs de mangas et tout ça fusionnait dans ma tête et a retardé ma rencontre avec le Japon.
Ce n’était pas tant ce qu’ils racontaient, les sujets sont noirs mais c’est vraiment ce décalage, cette dissonance esthétique qui a collé avec tout ça. La manière dont Takemoto décrivait ses rencontres avec les auteurs était sympathique mais ça semblait très différent et cela me laissait penser que je n’aurais jamais les contacts, alors qu’avec les auteurs français j’avais les contacts. Je comparais avec ce que je connaissais et je me disais « ohlalala c’est très différent ». Bon, c’est vrai que c’est très différent, incontestablement, après j’ai pu y aller, rencontrer, corriger des informations médiocres, mais l’écart culturel reste réel. Certains font semblant de ne pas le voir mais moi c’est ce qui me plaît.

Le premier Tezuka (2005) et le premier Tatsumi (2008) de Cornélius.

Si la sélection des auteurs du Cri qui tue peut paraître incohérente le choix est quand même extrêmement fort. Tezuka, Ishinomori, Saïto et Tatsumi sont désormais reconnus comme des auteurs majeurs.
Oh il en manque, forcément, mais on constate surtout qu’à part Tatsumi ce sont des auteurs venus de grandes maisons comme Shueisha ou Shogakukan. Dans la revue il dit très simplement qu’il veut publier des trucs assez commerciaux, même si à part Golgo 13 il n’y a rien qui se vendait si bien que ça.

Outre Tatsumi, tu as aussi directement repris Tezuka dans ton catalogue, même si tu n’as pas publié Demain les Oiseaux. Pourquoi avoir publié Tezuka, et que trouvais-tu dans les titre que tu as publié que tu ne retrouvais pas dans les autres publications de l’auteur ? En tous cas, ça a lancé dans ta structure un vrai fonds de classiques du manga.
Demain les oiseaux est chez Delcourt, quand j’ai enfin pu le lire j’ai finalement été un peu déçu. C’est très décousu et il fait référence à Demain les chiens de Simak, qui est quand même un excellent bouquin, que j’ai lu entre-temps et ce n’est pas le même niveau. Ce n’est pas ce que je préfère de Tezuka. Mais bon Tezuka je n’aime pas tout, souvent ça commence très bien et ça s’affaiblit. Il aurait pu publier d’autres choses, Blackjack aurait très bien marché dans ce format…
Mais pourquoi Tezuka ? C’est quand même un acte fondateur, ça me paraissait cohérent de présenter cette période de Tezuka qui été peu présentée en France, et elle l’est encore assez peu d’ailleurs, en gros mi-50/mi-60, qui est à mes yeux sa meilleure période. J’aurai aimé en publier d’autres mais il faut savoir que ça se vend assez mal Tezuka.
Ce qui m’intéressait c’était ce qui sortait du cadre du mangas tel qu’il était conçu en France : une bande dessinée de flux très commerciale. Le mangas c’est bien plus que ça, incluant la BD expérimentale et de niche. Tezuka pouvait poser ça, puis Tatsumi évidemment mais les choix sont presque théoriques.

Tatsumi est aujourd’hui fondamental dans ton catalogue, avec désormais une anthologie annuelle, on a vraiment l’impression que c’est de lui qu’on part pour découvrir des dizaine d’autres auteurs méconnus.
J’ai payé mon tribut à Tatsumi, de la même manière que si je peux un jour je le paierai à Gotlib. Ce sont deux auteurs absolument fondateurs pour moi donc c’était une évidence que je devais le publier. Malheureusement je n’ai pas pu le publier le premier, après Artefact, parce qu’il y a eu un malentendu avec l’éditeur japonais qui a cru que je ne voulais pas le faire et l’a proposé à Vertige Graphic qui l’a publié en 2003. Il faudra encore cinq ans pour sortir L’Enfer, le même titre que le deuxième récit de l’album Artefact.

Cornélius débute la publication de Tatsumi en 2008, en 2015 l’éditeur lance une grand anthologie chronologique. Cette ville te tuera est le premier volume.
Je l’avais chroniqué ici

Entretien préparatoire : José Jover, Aziz Bricolo, la politique et Pif Gadget.

Dans la série des entretiens préparatoires, une courte série de questions à José Jover, membre d’Anita Comix, qui a publié dans beaucoup d’endroits dans les 80’s et notamment dans Pif Gadget, avec Aziz Bricolo. Envisagé pour mon livre à paraître chez PLG (Pif Gadget et le communisme) dans quelques mois, j’ai reçu ces réponses il y a quelques semaines, alors que la maquette du livre est bouclée ! Très souvent, le camarade Jover répond à mes questions en développant autre chose, d’imprévu et de tout de même fort intéressant ! C’est l’occasion de parler de bande dessinées, d’édition (José Jover a lancé Tartamudo), du nouveau Pif Gadget et de militantisme, un terme qui – chose rare – n’effraie pas notre invité !

Avant de collaborer avec Pif Gadget, en étiez-vous lecteur ?

Oui bien sûr et aussi de son ancêtre Vaillant !

La série Aziz Bricolo est signée avec Boudjellal et Larbi, vous formiez ensemble un groupe nommé « Anita Comix », souvent présenté comme le premier atelier d’auteur de BD issu de l’immigration. Pouvez-vous présenter un peu ce que vous voulez dire par là et comment la série Aziz Bricolo est arrivée dans Pif Gadget ?

Aziz Bricolo est né d’abord dans le magazine du syndicat national des instituteurs Virgule (1981). J’avais pris rendez-vous avec la rédaction, dont le rédacteur en chef était PEF : auteur Jeunesse célèbre avec son Prince de Motordu mais à l’époque il n’avait publié qu’un seul album Jeunesse : Moi ma grand-mère (La Farandole, 1978). Pef, est devenu un ami très proche aux cours de toutes les années qui ont suivi.

Puis, j’ai dit à mes deux acolytes d’Anita Comix, Farid Boudjellal et Roland Monpierre de se joindre à moi pour ce journal, nous avons donc créé « Aziz Bricolo » pour Virgule. Nous avons commencé à travailler ensemble avant Aziz, avec un personnage que j’avais créé à la fin des années 1970, « Raymond Lafauche » : un pervers sympa et voleur, dont l’occupation principale était à base de gags sur le vol et sur une page ! (courrier des lecteurs bien gratiné d’ailleurs : ils adoraient ou détestaient !). Entre Raymond (qui était le prénom de mon beau père à l’époque) et Aziz, l’aventure a duré deux bonnes années, à raison d’une ou deux pages par mois, d’abord avec Raymond puis avec Aziz : ce dernier était une volonté de Pef qui voulait une série sur la diversité.

Bien plus tard (1987-1988 par-là…), j’ai proposé une autre série BD (Salséro) à Anne-Marie Schropff qui était rédactrice en chef de Pif Gadget, à l’époque encore sise rue du Faubourg Poissonnière. C’était aussi le siège des éditions VMS Vaillant-Miroir du Sprint ET la Farandole, j’avais commencé pour eux un album Jeunesse avec André Igual à l’écriture : La Vie privée des Monstres. C’était encore à la demande de Pef, directeur de collection, mais La Farandole et VMS ont fermé la boîte, avant que ça ne sorte. J’ai ai fait la toute première publication chez Tartamudo des années plus tard, en 1995.

Édition des Fictionnettes de 2004.

Nous avons passé plus d’un an dans des réunions de rédaction, tous les mois chez Pif Gadget (dernière formule coco historique), dans lesquelles participaient des auteurs comme nous, des repreneurs de personnages de Pif (Yannick avec Hercule), mais aussi des anciens très connus de notre milieu, comme Alberico Motta ou François Corteggiani. Anne-Marie m’a proposé de faire une série comme La Ribambelle, de Roba, alors j’ai pensé reprendre Aziz, mais ce coup-ci sans Roland Monpierre, parti pour d’autres aventures. Ce sera donc avec Larbi Mechkour au dessin et couleur, je l’avais connu à la radio libre « Carbonne 14 » au début des années 1980, et présenté à Farid, avec ils ont fait Les Beurs (Albin Michel, 1985).

Avez-vous, avec votre groupe Anita Comix, ciblé ce journal en fonction de ses valeurs revendiquées ? Ou avez-vous été contacté pour ces mêmes raisons ?

J’ai créé la rencontre d’« Anita Comix », chez moi au Kremlin Bicêtre (1981), et trouvé le nom à cause d’un 33 tours que j’avais sous les yeux à mon atelier à ce moment-là, un disque d’Anita Ward (Ring my bell). Roland Monpierre, que j’ai connu aux Beaux Arts de Paris (octobre 1975, c’était l’un des rares artistes noirs !), et Farid Boudjellal, ami d’enfance de Toulon, ne se connaissaient pas, et lorsque nous avons lancé « Anita comix » nous ne savions pas que nous avions créé le concept Black Blanc Beur ! Je me suis dit aussi, que les rédacteurs en chef préféreraient imaginer voir débarquer une belle sud-américaine, plutôt que trois poilus issus de l’immigration ! Et ça a marché, comme quoi… Plus tard, nous avons participé à la naissance de SOS Racisme dont les leaders étaient des sous-marins du PS, Harlem Désir (choisi pour son nom !) et Julien Dray. Nous avons fait l’affiche pour « La Marche des beurs N°2 : convergence 84 ». Nous apparaissons aussi dans le film Performances, sur les talents issus de l’immigration, avec Rachid Taha et une grande et belle expo à Beaubourg sous l’égide de Jack Lang. 

Affiches d’Anita Comix pour Convergence 84 et SOS Racisme

En plus de Pif Gadget, nous avons commencé à bosser pour Pilote, dirigé par Jean-Marc Thévenet, réalisé des tas d’affiches et de plaquettes illustrées, et beaucoup travaillé pour toute la galaxie de la presse communiste : Révolution, Regard, L’Humanité et L’Humanité dimanche, pour qui j’ai illustré des articles de presse et quelques couvertures… Pif Gadget est dans cette galaxie.

Ma motivation est simple à comprendre : j’ai été un immigré avant ma naturalisation, avec une carte de séjour et une carte de travail. J’ai participé à des associations (oubliées) en faveur des immigrés, telle le CUFI (Comité Unitaire Français Immigrés) et suis entré dans l’extrême gauche Trotskiste d’Alain Krivine. Ils me paraissaient les mieux indiqués au regard des sectes des malades maoïstes, de Lutte Ouvrière, voire des trotskistes dits Lambertiste, dont avait fait partie Jean-Luc Mélenchon, par exemple. On a pu débattre sur ces thèmes ensemble, au début des années 2000 puisque je l’ai fréquenté de près.

C’est la raison pour laquelle il est présent dans le documentaire Jeunesse (collectif avec entre autres, Cavanna, Luis Régo etc) Mon album de l’immigration en France, que j’ai publié et co-dirigé avec ma jeune assistante de l’époque, que j’ai formé, Bérengère Orieux, qui est devenue éditrice de Ici-Même.

Aziz Bricolo est publié en 1987-1988 dans Pif Gadget, pourquoi la série s’est-elle arrêtée si vite ?

Parce que ça a fait faillite : les communiste feraient mieux d’engager un expert-comptable plutôt que des leaders politiques. François Cortegianni a pu récupérer des originaux  des grands anciens, à VMS : DANS LES POUBELLES ! Ils avaient été jetés. Du coup, il m’a offert un original des Rigolus et des Tristus, de Cézard

On entend souvent qu’après 1975 le lien entre Pif Gadget et le communisme devient très ténu. Aviez-vous eu des échanges politiques avec la rédaction ou des collègues ? Sentiez-vous ce ce patronage du parti qui existait toujours ?

De fait, quand Pif Gadget renait de ses cendres vers 2004-2005, j’ai monté l’affaire avec les gars et les filles du journal des jeunesses communistes Avant Garde : à leur demande ! Je suis allé à des réunions place du Colonel Fabien, leur siège, et à L’Humanité, à Saint Denis. J’avais fait un « business plan » à hauteur de 50 000 en kiosques, avec une culbute financière à 30 000 vendus. Patrick Appel-Muller, rédacteur en chef adjoint de L’Humanité, que je connaissais de mes activités de dessinateur dans cette presse, est venu à plusieurs reprises à mon petit bureau de Tartamudo. Il venait prendre des notes pour savoir comment j’allais m’y prendre suite aux réunions !

J’avais monté une équipe de dessinateur, et de journalistes, dont Laurent Mélikian : il pourra témoigner de ce que j’écris là. Me voilà bombardé rédacteur en chef du nouveau Pif Gadget ! Puis, Patrick Apel Muller a pris le pouvoir du journal sur la base de mes notes, et a recruté François Cortegianni comme rédacteur en chef ! Il s’en excuse encore aujourd’hui, et indique que ce n’était pas sa volonté : ce à quoi je luiai dis que c’est de l’histoire ancienne. Bref, de fait au lieu de lancer 50 000 ex comme je l’avais prévu, ils en lancent… 400 000 ex… et ça a marché ! Ils ont même dû retirer les trois premiers numéros. Laurent Mélikian voulait faire un gros dossier dans le magazine Lanfeust Mag, où il bossait aussi, mais je lui ai dit que je ne voulais pas la guerre avec les cocos. Il a quand même fait une page sur cette histoire dans ce journal (que j’ai gardé bien sûr !).

Enfin, ne vous a-t-on pas par la suite étiqueté parce que vous veniez de Pif Gadget ?

Oui, je suis considéré comme un « militant » EN GÉNÉRAL (pas que pour Pif !), ce à quoi je réponds systématiquement : militant de quoi ?! Militant de la cause littéraire, artistique et des auteurs et artistes, certainement !

Entretien réalisé par courriel
en décembre 2021

Les folles années de l’intégration, réédition des Beurs et d’Aziz Bricolo par Tartamudo en 2004.

Entretien avec Elsa Abderhamani (Bien, monsieur.)

Pour le numéro 13 des Cahiers de la BD sorti en janvier dernier, j’ai réalisé la majeure partie du dossier sur l’engagement. Dans les travaux préparatoire j’ai rapidement échangé avec Elsa Abderhamani, une autrice-éditrice dont j’aime énormément le travail comme la radicalité des propos. In fine j’ai du en utiliser deux phrases. Nous l’avions évoqué à l’époque avec elle, je publie donc notre échange. C’est frustrant car elle ne semble pas avoir de site où acheter son formidable ensemble de zines sortis récemment (l’image chapeau en est un) qui sont pile dans le sujet. Reste son compte instagram.

Le zine Bien, monsieur. est un peu plus facile à trouver et se commande sur leur site. Ce travail collectif est très recommandable et mêle des formes bien différentes de récits politiques, dont toujours des propositions des deux fondatrices (Elsa Abderhamani, donc, et Juliette Mancini).

EDIT : On peut trouver quelques uns de ses zines au Monte-en-l’Air (Ménilmontant) et sur le site du FRAC PICARDIE.

Bien, monsieur. n° 6, hiver 2017. Couverture d’ Elsa Abderhamani et Juliette Mancini.

Politique, militant ? Ce sont des termes que la majorité des artistes fuient comme la peste mais qui semblent revendiqués par Bien, Monsieur. Sur quel constat initial avez vous créé la la revue?

Pour préciser le terme militant, Bien,monsieur. est l’association de plusieurs thèmes et idées que Juliette et moi partageons sur le féminisme, l’anti racisme, les rapports de pouvoir, etc. On fait particulièrement attention à ne pas privilégier une idéologie, ou nommer des groupes, des personnes politiques. On ne s’associe pas à un courant politique en particulier.

Mais il me semble que ceux et celles qui dessinent et se disent apolitiques ont tort, c’est impossible. On participe ou non à l’ordre établi.

Avec Juliette, nous avons eu l’idée de cette revue en 2015, juste avant et après les attentats à Paris, qui ont accéléré la création de notre association. C’était une période de brouhaha constant et de publications continues de dessins et de représentations violentes, ce qui rajoutait à la violence et au stress subis par les attentats. Nous avions besoin et le désir de nous exprimer, sur ce qu’il se passait, sans nécessairement réagir dans l’urgence et la colère. Et comme cette revue était dans notre esprit depuis quelques mois, nous l’avons créée rapidement, et sorti un premier numéro dès la fin 2015.

Notre envie de départ était également de nous lâcher, d’expérimenter, et de ne pas nous contenter de faire de jolis dessins.

Peut être une illustration
A droite, une de mes pages favorites (et des plus puissantes) de ce zine

Quelle forme de bande dessinée la plus percutante dans le combat politique ?

C’est une question difficile.

J’ai tendance à penser que ça dépend du sujet, et qu’il faut réserver le témoignage et la parodie à des cas exceptionnels, en ce qui concerne les différentes formes de luttes. Pour la parodie humoristique, les seules fois où j’ai eu un peu peur du ton en lien avec le sujet abordé dans des histoires pour Bien, monsieur. c’était justement en lien avec l’humour choisi.

Il y a tellement de manières de rire, et d’angles d’attaques, on oublie souvent qu’on n’a pas tous et toutes le même humour. Et qu’on peut être particulièrement blessantes en pensant pourtant avoir une idée géniale…

Je peux te donner ma façon de choisir une approche : si je décide le ton humoristique, je ris toujours de plus privilégié·e, plus puissant·e, que moi. Et lorsque je me rends compte qu’au contraire, mon propos peut être méprisant envers une personne qui a moins de droits, moins de pouvoirs, moins accès à la parole que moi, je ne choisis jamais le ton humoristique.

Pareil pour le récit esthétique et le témoignage ; la question que je me pose avant tout c’est : d’où je parle, et à qui je m’adresse, et quelles sont les personnes que ça pourrait atteindre ?

Ensuite, et ça ne veut pas dire que j’ai raison, mais j’applique mes propres règles aux autres, et en particulier aux dessinateurs et dessinatrices de presse. Par exemple, le dessin d’un homme blanc connu d’une cinquantaine d’année qui trouve un jeu de mot drôle sur les personnes migrantes ou déjà discriminées, et bien ça ne me fait pas rire. Et ça ne me parait pas percutant.

En tant qu’autrice racisée, comment approches-tu ces questions de représentations ?

La représentation en arts et en bande dessinée est vitale. Il n’y a aucune cohérence à parler d’égalité, de droits, de liberté d’expression, sans donner la parole à certains groupes entiers de population.

Et lorsqu’on invite des femmes étrangères ou non, noires, arabes, autant que des hommes blancs, et bien ça nous permet nécessairement d’avoir accès à d’autres histoires et d’autres personnages.

Je veux voir plus d’éditrices, de directrices de festivals, d’autrices et d’auteurs noir·e·s, arabes, hispaniques, etc. en France. Encore aujourd’hui, aller à un festival, pourtant international, de bande dessinée en France, c’est être confrontée à un monde entièrement blanc. Composé essentiellement d’hommes.

Ça me pose problème, et je ne comprends pas très bien pour quelle raison ça ne pose pas plus de soucis à des personnes qui évoluent soi-disant dans un milieu progressiste. Regardent-elles vraiment qui les entourent, qui elles publient et qui elles soutiennent ?

Ma réponse rejoint également la précédente: si on est entouré·e·s de personnes de milieux, d’origines, d’histoires variées, on aura tendance à mieux comprendre la société dans laquelle on vit. Et peut-être éviter l’écueil de répéter toujours les mêmes blagues et de représenter toujours les mêmes héros et personnages.

Peut être une image de texte
Le pack de zines et images Vive la France / Merci les colons

Bande dessinée et Printemps Érable : entretiens avec Phlppgrrd et Antoine Corriveau.

La revue d’histoire culturelle Le Temps des Médias prépare un numéro sur les luttes sociales. J’ai eu l’opportunité d’y rédiger un article sur la bande dessinée pendant et sur le « Printemps Érable », terme recouvrant les très grandes manifestations de janvier à septembre 2012, cristallisées à partir de la hausse des frais de scolarité mais englobant bien plus largement les questions de corruption, de lois liberticides, de répression, etc. Pour réaliser cet article sur une matière très contemporaine, j’ai pu interroger directement des auteurs. Comme souvent, ces entretiens préparatoires sont très utiles mais n’apparaissent que peu dans les articles, au-delà quelques citations.

Je publie donc sur ce site deux entretiens que je trouvais dommage de garder enfermés, ils pourront toujours servir à qui veut pour une recherche ultérieure ! Le premier est avec Philippe Girard, alias PHLPPGRRD, auteur bien ancré dans le paysage de la BD québécoise, qui a réalisé le webcomic puis fanzine Passionrougeman lors des manifestations. Le second, plus bref, est avec Antoine Corriveau, dessinateur et chanteur dont On est + que 50, carnet de grève est la dernière bande dessinée publiée. Les deux entretiens ont été réalisés par courriel en avril 2020.

Extrait de Passionrougeman renContre Cap’n Crimson, PHLPPGRRD, 2012.

ENTRETIEN AVEC PHLPPGRRD

Vous vous lancez dans Passionrougeman sur votre blog, qu’est ce qui vous a poussé à faire une bande dessinée durant le Printemps érable et pourquoi ce choix de la parodie de superhéros ?
Tout ça est venu assez spontanément en fait. À cette époque, je travaillais sur une BD (Lovapocalypse, Glénat Québec) dont le sujet était très lourd (L’ordre du temple solaire) et j’avais besoin d’alterner avec un sujet plus léger et surtout, plus drôle. Pour me changer les idées, je sautais parfois sur mon vélo et j’allais faire un tour au centre-ville de Québec pour trainer dans un magasin de comics (Librairie Première Issue). Je pense que c’est en achetant des comics là-bas que le goût de dessiner un superhéros a germé dans mon esprit. Ceci dit, je suis fan de BD de superhéros depuis longtemps et c’est un genre auquel je ne m’étais pas encore frotté à ce moment-là.

De manière assez intéressante Passionrougeman parle assez peu de la grève étudiante, mais de son corollaire, le système de corruption endémique, la loi anti manifestation… Cela peut surprendre à première vue.
Vous êtes le premier à le remarquer. En effet, à mes yeux, le problème était que le gouvernement libéral en place était soupçonné de corruption et qu’il essayait de refiler la facture de sa mauvaise gestion aux étudiants. On savait que les élections approchaient et je me suis dit qu’il fallait souligner où était le véritable problème de cette crise. Il faut aussi savoir qu’au Québec, les gens ne sont pas poussés vers les études comme en France. Au Canada, c’est l’endroit où la population est la plus réticente à faire des études supérieures (c’est la raison pour laquelle les frais de scolarités sont plus bas qu’ailleurs en Amérique). À mon sens, il fallait lutter contre la volonté de faire grimper ces frais parce que ça aurait eu un impact direct sur l’accès aux études supérieures.

Quel accueil avez-vous constaté pour les planches au moment de leur production ? J’ai retrouvé un certain nombre d’articles semblant montrer qu’elles ne sont pas passées inaperçues.
Non, effet. Il y a eu un impact assez retentissant. Le journal Le Devoir a même publié une pleine page (que j’avais dessinée exclusivement pour eux) dans son édition du Devoir des écrivains au mois de novembre suivant. Mais surtout, c’est dans les partages que je faisais sur Facebook le soir que je pouvais mesurer l’impact de chaque publication. Je dessinais trois bandeaux chaque jour (du lundi au vendredi) que je partageais vers 19 h. Le lendemain matin, j’avais des tonnes de messages et de partages.

Vous les avez ensuite autoédité à cent exemplaires, encore dans la période de mobilisation. L’autoédition permet de garder une trace, mais y trouviez-vous aussi ce côté immédiat, permettant de publier rapidement, en phase avec la lutte en cours (un mois après, ça aurait été un peu trop tard) ? J’ai cette impression avec la production de plusieurs fanzines au sein de la lutte et aimerait savoir si cela sous-tendait le choix de l’autoédition, ou si c’était tout autre chose ?
Très dur de répondre avec exactitude à votre question. Je me souviens qu’il y avait beaucoup de fébrilité dans l’air et qu’un collectif avait été publié dans l’urgence pour garder une trace de tout ça. À un moment donné, la librairie Planète BD de la rue Saint-Denis à Montréal a annoncé qu’elle organisait une séance de dédicaces chez elle pour mousser les ventes du livre et comme j’étais invité à y participer, c’est là que je me suis dit que je devais en profiter pour lancer mon album de Passionrougeman. Le soir du lancement à Montréal, les copies se sont envolées comme des petits pains chauds. J’ai tout écoulé en une seule séance de dédicaces.

Passionrougeman est revenu en 2016, la grève est passée, mais son carré rouge porte autant d’imaginaire de lutte ?
Au Québec, oui. Ce carré rouge est un symbole très puissant. La mère de l’un de mes amis avait d’ailleurs tricoté un carré rouge en laine pour l’un des leaders étudiants et ce carré rouge là est aujourd’hui exposé au Musée de la civilisation de Québec. Depuis, chaque fois qu’une organisation veut mobiliser la population québécoise, ses porte-paroles portent un carré dont la couleur change selon la crise.

Et une dernière question plus pour m’assurer que je n’ai pas une compréhension erronée. Je n’ai pas identifié Cap’n Crimson à un personnage médiatique particulier, peut-être par méconnaissance. J’y ai donc vu une manière de souligner, chose assez rare, que la lutte pouvait (et devait, tous ayant le même gouvernement) être commune avec la population anglophone ?
Non, vous avez bien vu. Généralement, la population anglophone du Québec (qui s’identifie plutôt au reste du Canada) ne se sent pas québécoise et elle vote systématiquement pour le parti libéral – parti fédéraliste pro-Canada – (c’était le gouvernement au pouvoir lors de la crise étudiante). Ce personnage de Cap’n Crimson était là pour signifier que deux héros, l’un francophone et l’autre anglophone, pouvaient (devaient) travailler ensemble pour renverser la vapeur et changer les choses.

Page 16 d’On est + que 50, d’Antoine Corriveau, 2012.

ENTRETIEN AVEC ANTOINE CORRIVEAU

Qu’est-ce qui t’a poussé à raconter tes carnets de grèves et pourquoi avoir choisi ce moyen-là plutôt que par exemple la chanson, autre moyen de diffusion militant ?
C’est assez étrange pour moi, car à l’époque, je n’avais pas fait de bande dessinée depuis quelques années et je ne pensais plus en refaire. Je ne pense pas que j’avais le recul nécessaire pour en faire des chansons immédiatement. Le sujet a été la toile de fond d’un disque que j’ai sorti en 2014, mais j’avais besoin de laisser reposer le sujet avant de m’exprimer en chansons sans que ce soit trop premier degré. Je pense que la bande dessinée, et surtout le format journal, m’autorisait à plus de simplicité, d’instantanéité et de liberté pour raconter ce que j’observais au quotidien.

Quel accueil as-tu constaté pour tes planches au moment de leur production ?
Très chaleureux. J’avais l’impression que maintenant que la bande dessinée n’était plus au cœur de ma vie, ce projet était celui qui rejoignait le plus les gens parmi tout ce que j’ai fait en bd. Je crois aussi que les gens ont été touchés parce que je mettais en scène un quotidien partagé par plusieurs.

Une partie des pages ont été publiés dans Je me souviendrais, mais tu ne les as pas édité en fanzine par ex durant la grève ? Uniquement en ligne ?
Oui, uniquement en ligne. Je me suis arrêté à 33 pages. Je trouvais ça mince un peu pour en faire un livre. Ça a été douloureux aussi, parce que la fin de cette période trouble a été un peu abrupte et du jour au lendemain, je n’étais plus certain d’avoir envie de raconter tout ça.

Huit ans après, comment vois-tu ces pages qui sont à ma connaissance tes dernières bandes dessinées publiées ?
Je ne les avais pas revues depuis. Je viens de les relire pour répondre à ta question. C’est un peu maladroit, mais aussi un peu touchant à relire pour moi. C’est un condensé d’émotions très vives. Ces événements sont en quelque sorte le premier sentiment de rassemblement social que j’ai eu dans ma vie. J’ai touché à quelque chose de plus grand que moi, au creux de ces milliers de gens qui marchaient avec moi. C’est un déraillement de quelque chose, un bouleversement que je suis heureux d’avoir vécu.

Entretien préparatoire : Christian Flamand, le communisme et Pif Gadget.

Dans la série des entretiens préparatoires, une courte série de questions à Christian Flamand. Entré très jeune chez Pif Gadget, il y fut assistant de Jean-Claude Poirier (Horace, Supermatou…) et auteur pour les « Poches ». Intéressant petit texte, car je conclus mon livre (parution chez PLG, 2021) par une ouverture liée à l’écologie politique… Avec l’envie de consacrer une communication de colloque à ce sujet et voici que Christian, qui a répondu un peu trop tard pour le livre, m’en parle !

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est flamand.jpg.
Christian Flamand vers 2013.

Avant de collaborer avec Pif Gadget, en étiez-vous lecteur ? Quand vous y rentrez chez Vaillant êtes-vous au courant que le magazine est lié au PCF ? Vous en parle-t-on ?
J’ai acheté Pif Gadget dès le numéro 1 (dommage, ma mère l’a jeté depuis…), mais enfant, j’étais déjà lecteur de Vaillant, et très admirateur d’Arnal et de Cézard… Ils font partie de ceux qui m’ont donné envie de faire ce métier. Quand je suis entré chez Pif fin 1972, il était de notoriété publique que la rédaction était liée au PCF, le bruit courait d’ailleurs que les bonnes ventes de Pif-Gadget permettaient de maintenir L’Huma à flot… Mais ce lien restait anecdotique et on ne m’en parlait pas plus que ça. 

Quels étaient à l’époque vos positions politiques et votre regard par rapport à l’étiquette rouge posée sur Vaillant ? Cela vous plaisait-il, vous gênait-il ou bien même vous laissait-il indifférent ?
J’avais 17 ans quand mes dessins ont été acceptés dans la série Poche, et encore assez gamins dans ma tête, donc ma position politique était encore assez floue… Mes parents n’avaient aucune culture politique, et de ce fait ne m’ont jamais influencé. Les jeunes gens de ma génération étaient plutôt de sensibilité socialiste. Moi j’avais des sympathies pour le PSU, situé entre la SFIO et le PCF. Donc, bien que n’étant pas adhérent au PCF (j’avais même quelques difficultés de dialogue avec les quelques camarades que je rencontrais à la Fête de l’Huma…), je me sentais plutôt à l’aise dans cette grande mouvance de gauche. Je me suis très vite rapproché de l’écologie, concept défendu très tôt par Pif-Gadget, et mon premier vote en 1974 a d’ailleurs été pour René Dumont. 

Un Supermatou de Flamand dans le Roi du rire poche n° 12 (mars 1979)

Votre série n’est pas marquée par la politique, mais avez-vous eu des échanges sur le sujet avec d’autres dessinateurs laissant penser qu’ils voyaient cet axe dans leur travail ?
Les jeunes dessinateurs des Poches avaient relativement peu de contacts avec les stars de l’hebdo. On présentait nos dessins rue Lafayette et on reprenait le train presque aussitôt pour retourner en province… Il est évident que le travail des auteurs était plutôt influencé par des idées progressistes : la tolérance, la parité, l’écologie, une certaine liberté d’humour qu’on ne retrouvait pas dans d’autres titres de la presse enfantine. Mais cela était non écrit, induit dans l’esprit de l’époque.

De manière générale avez-vous ressenti une quelconque manière le lien au PCF lors de votre collaboration ou était-ce uniquement une chose sue sans plus ?
Très honnêtement, jamais personne à la rédaction ne m’a demandé de faire passer un quelconque message idéologique. Le lien au PCF était connu et accepté, et cela ne semblait avoir aucune importance dans le cadre de notre travail. On sentait au contraire une certaine liberté d’action, peut-être idéologique en y pensant après coup, et on sentait que notre travail était respecté. Et payé convenablement, avant que les choses se gâtent à la fin des années 70…

Dans l’autre sens, ne vous a-t-on pas étiqueté idéologiquement, a priori à tort, parce que vous veniez de Vaillant ?
On m’a effectivement souvent posé la question. Cela ne m’a d’ailleurs jamais dérangé. J’imagine que d’aucuns ont pu penser que j’avais ma carte. Un célèbre joueur auxerrois de l’AJA des années 80 pensait d’ailleurs que j’étais communiste, comme lui… Au détour d’une conversation, il a appris que ce n’était pas le cas, et il en a été extrêmement peiné. Il a eu même du mal à me retutoyer !

Réalisé par courriel le 07 juillet 2020.


Entretien préparatoire : Philippe Marcelé et L’Écho des savanes

Lorsque je réalise des articles de fond sur un sujet ou un autre, il m’arrive régulièrement de poser des questions à des acteurs directs. Leurs réponses ne sont qu’une source parmi d’autres, mais sont utiles, apportent des éclairages, des informations. Souvent il n’en reste que quelques citations dans les articles, parfois rien. Alors pour en garder mémoire, puisque c’est souvent intéressant, je publie sur ce blog les interviews complètes, il faut bien avoir en tête qu’elles ne sont pas faites pour l’être et sont loin de couvrir des carrières, elles se focalisent sur des points précis. Voici donc un entretien qui me sert actuellement pour rédiger un article sur L’Écho des savanes première période (1972-1982) pour le prochain numéro des Cahiers de la BD. J’ai également interrogé Nikita Mandryka et Martin Veyron.

« Tête, conte philosophique », L’Écho des savanes, n° 16, janvier 1976.

Vous entrez à L’Écho en 1976, j’imagine que vous connaissiez l’origine du journal, en étiez lecteur. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce journal ?
Oui, je connaissais le journal. Je publiais déjà dans Charlie Mensuel poussé par Wolinski. Pour les gens de ma génération qui « entraient » en bande dessinée, encore largement méprisée, des revues comme Charlie ou L’Écho représentaient une bouffée d’oxygène. À la même époque, je découvrais la BD « underground » américaine, Crumb notamment, qui m’a indiscutablement influencé.

Vous débutez avec un récit sur le bien et le mal, y publierez un « conte philosophique », une parenté avec l’esprit très marqué par la métaphysique chère au fondateur Mandryka ?
J’appréciais – et j’apprécie beaucoup – Mandryka. Mais sa « métaphysique » n’a rien à voir. J’avais, et j’ai toujours, des idées politiques et « philosophiques » qui se manifestaient inévitablement dans mes histoires, d’autant, qu’à cette époque, je travaillais presque toujours sur mes scénarii. L’opposition morale du bien et du mal me faisait plutôt rire. Mais ce n’est qu’un exemple. Cependant si mes sympathies et les haines se manifestaient dans mon travail, je n’ai jamais cru à la validité d’un « art engagé ». Je veux dire par là que je n’ai jamais cru qu’il soit possible de convaincre par la BD qui que ce soit. Si l’on veut agir politiquement il faut agir sur le terrain politique, autrement dit, s’engager comme militant. L’activité artistique se déploie sur un autre plan. Mais on peut être actif sur les 2 plans.

L’Écho de cette période est considéré comme un grand lieu d’expérimentation, au management parfois compliqué, de l’intérieur vous sentiez vous libre de tenter des choses diverses ?
Il n’y avait pas de contraintes. J’étais donc parfaitement libre. Mais une de mes histoires pouvait être refusée. Je la portais alors à Charlie. C’était aussi souvent l’inverse. En fait, en allant d’un journal à l’autre, toutes mes histoires ont été publiées. La liberté était donc très grande. Rien à voir avec ce qui se passe aujourd’hui dans la BD « dominante ».

77-82 est à mon sens un vrai beau moment du journal, qui va dans tous les sens avec une certaine furie, participiez-vous à des réunions de rédactions ? Y aviez-vous des amitiés ou inimités ? En bref quelle était l’ambiance de l’écho quand on était un acteur direct ?
Je n’ai jamais participé à des réunions de rédaction. Je restais assez solitaire. C’est plutôt à l’occasion de festivals ou de séances de signatures que j’ai rencontré d’autres auteurs.

Vous collaborez à l’Écho jusqu’à son rachat par Albin Michel en 1982, qui l’ancrera vers un côté cul paradoxalement moins jouissif. Votre œuvre a témoigné de capacités érotiques et pourtant vous ne participez pas à la reprise. Comment avez-vous vécu cette période, ou la regardez-vous désormais ?
Je ne suis pas sûr du tout d’avoir collaboré à L’Écho jusqu’au rachat par Albin Michel, bien que j’aie eu un album édité par Albin Michel, Contes suaves, mais c’était déjà un esprit très différent de la période précédente. J’avais évolué et publié dans Pilote des histoires largement inspirées du cinéma de Fellini.
Je ne suis pas sûr qu’on puisse parler d’érotisme en ce qui me concerne, pas dans le sens où on le dit de Manara par exemple. La sexualité était très présente dans une bande comme Angélique, mais était-elle pour autant érotique ?

Enfin, si jamais il vous semble qu’une chose doit être dite sur l’écho, qui serait important, sur votre vécu en son sein, etc. n’hésitez pas à me donner votre témoignage libre.
Il m’est difficile d’ajouter quelque chose : c’est déjà un passé bien lointain. On peut dire cependant une chose qui me paraît essentielle : l’époque qui a vu naitre Charlie Mensuel et L’Écho (pour ne citer que ces deux revues) a été à mon avis, l’âge d’or de la bande dessinée. La vitalité et la créativité qui se sont exprimée dans cette période n’ont rien à voir avec les platitudes consensuelles qui caractérisent (avec des exceptions bien sûr) l’édition de la bande dessinée aujourd’hui. Je sais qu’on pourra m’accuser d’être « passéiste ». Et pourquoi pas ?
Oui, je pense que « c’était mieux avant ». Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres (santé, enseignement, droit au travail, etc.), on ne peut pas avoir multiplié les coups sans que cela ait eu des conséquences : et ces conséquences sont des régressions profondes. Paradoxalement, la BD est maintenant considérée comme un médium de bon aloi. Je ne le regrette pas. Je suis ravi, en particulier, qu’elle entre à l’université. Pourtant, cette BD domestiquée paraît bien pâle comparée à la BD sauvage et agressive des années 70.

Bonus : À la lecture de vos pages je trouve une parenté forte avec Nicole Claveloux, connaissiez-vous son travail ?
Oui, je connais le travail de Nicole Claveloux et son engagement féministe. Mais je ne la connais pas personnellement. Je ne crois pas l’avoir jamais rencontrée. C’est peut-être dommage.

Entretien réalisé par courriel le 27 juin 2020.

Site de Philippe Marcelé : http://philippemarcelé.com
Marcelé dans L’Écho des savanes : https://bdoubliees.com/echodessavanes/auteurs4/marcele.htm

Image de titre : Couverture de L’Écho des savanes n° 83, décembre 1981.

À propos de Paul Tell, diffuseur militant de presse communiste (entretien)

Dans le cadre de mon projet d’ouvrage Pif Gadget et le communisme, à paraître en 2021 chez PLG dans le prolongement de mon mémoire de master 1 et d’une conférence donnée cette année au Festival d’Angoulême, je m’intéresse à des liens que je n’avais pas encore étudiés. Parmi eux, la réception des valeurs du journal par les lecteurs et la vente militante, un classique de la diffusion de la presse d’après-guerre. Le Parti communiste français a beaucoup investi la diffusion militante et j’ai eu la chance d’avoir des contacts avec différents ex-vendeurs et enfants de vendeurs grâce au groupe Facebook des fans de Vaillant et Pif, ce qui a donné lieu à des entretiens. Comme ils ne seront pas repris in extenso dans le livre j’en publierai directement ici, car ce sont des documents très intéressants. Débutons donc avec Fanny et Fabien Tell, qui nous parlent de leur père.

Un vendeur ambulant de L’Humanité dans 50 ans de cinéma de l’Huma. La Terre fleurira (1928-1981), Les Mutins de Pangée/Ciné-archives, 2015.

Qui était votre père et savez-vous comment il s’est retrouvé à vendre la presse communiste, sur quel secteur et durant combien d’années ?

Fanny Tell : Mon père Paul TELL (né le 13 02 1930, disparu le 26 décembre 1998 à Cavaillon) est le fils de Félicien TELL (né en 1902, décédé en 1986). Ouvrier agricole, il est communiste, anticlérical, anti-colonialiste et syndicaliste. Il est arrêté en 1941 et déporté pour raison politique à Buchenwald. Il survit au camp, deviens petit paysan, participe à fonder le syndicat agricole MODEF et devient conseiller municipal de son village, Sénas (Bouches-du-Rhône).
Mon père s’engage politiquement à la Libération. Il a 14 ans et milite d’abord aux côtés de son père au Parti communiste français et surtout à la CGT. Après avoir été ouvrier agricole, il est devenu secrétaire de la CGT, spécialisé dans le monde agricole, et élu à la Mutualité sociale agricole1. En 1977 il est élu maire de notre village d’Orgon (2500 hab), à côté de Sénas, et quitte son travail pour se consacrer entièrement à son poste. Après avoir perdu les élections en 1983 il se retrouve sans emploi, je vous laisse imaginer quels étaient ses revenus !
Au chômage durant quelques temps très difficiles pour notre famille de 5 enfants avec une mère au foyer, il travaille alors quelques années comme salarié commercial pour le journal La Terre puis devient commercial pour SOCASSUR, qui assurait les collectivités locales, avec en charge une bonne partie de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. C’est à peu près le seul moment où il a eu un salaire décent.
Mon père a vendu la presse communiste dans cette zone jusqu’à sa mort, en particulier L’Humanité dimanche.

Fabien Tell :J’ai toujours connu mon père vendant ces journaux le dimanche matin, je sais qu’ils les vendaient avant ma naissance. Je dirais des années 50 jusqu’à sa disparition en 1998. Sur le plan professionnel, après avoir été aide familial chez son père, mon père a toujours eu un « métier » de militant dans un organisme proche du PCF ou de la CGT jusqu’à la fin de sa vie.

Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire : nombre de titres approximatif, connaissance du fonds, est-ce sur les marchés ou aussi en porte-à-porte, etc. ? Était-il rémunéré pour cela où était-ce un acte totalement militant ?

Fanny Tell : Il a d’abord vendu Vaillant puis Pif Gadget ainsi que L’Humanité dimanche et La Marseillaise2 pour lequel il devient correspondant local. Il vendait aussi Regards, assez confidentiel et, vu notre milieu social, La Terre3.
Il diffusait les journaux le dimanche directement aux habitués puis en porte à porte et au café, il n’y avait pas de marché ce jour-là. Je suis née en 1969 et je l’accompagnais quelquefois quand j’étais enfant, j’adorai cela jusqu’à à peu près mes 12 ou 14 ans. J’étais chargée d’apporter Pif Gadget et L’Humanité dimanche aux voisins « abonnés ». Les familles me recevaient avec plaisir et les enfants avec joie, j’avais le droit à des bonbons j’étais, ravie. Petit à petit les gens continuaient à prendre Pif Gadget mais moins L’Huma dimanche.
C’était totalement bénévole sauf pour les quelques années, 2 ou 3  ans, où il a été salarié comme commercial par La Terre.

Fabien Tell : Dans mon souvenir, il devait, au plus fort des ventes, distribuer une trentaine d’Huma dimanche et une quinzaine de Pif Gadget pour un village de 2000 habitants. La vente n’était pas rémunérée, c’est sûr si ce n’est le fait d’avoir l’abonnement gratuit si je me souviens bien.
En fait, j’accompagnais très souvent mon père le dimanche car, étant le seul garçon, il y avait une volonté de transmission. J’étais très jeune (6-13 ans) et je ne me souviens pas avoir dû les vendre moi-même, j’en ai parfois livré à des habitués.

En tant que militant, comment voyait-il les publications liées à Pif : simple distraction pour les enfants ou y voyait-il les mêmes valeurs que dans les autres titres, mettait-il cela en avant dans ses ventes ?

Fanny Tell : Il y voyait certes une distraction, il lisait lui-même Pif Gadget et s’en amusait, ainsi que des gadgets, mais il était très conscient des idées véhiculées, qu’il qualifiait de progressistes. Les valeurs de solidarité, d’anti racisme et d’éducation à la science et à la culture générale étaient essentielles à ses yeux.
Il n’avait pas besoin de mettre ces valeurs-là en avant tout le monde ou presque lisait Pif sauf les familles anticommunistes forcenées.

Fabien Tell : C’était un lecteur assidu de Pif Gadget comme toute la famille (5 enfants). Je pense qu’il était conscient du rôle culturel d’un journal comme Pif Gadget face à l’invasion de l’idéologie américaine au travers des BD comme Mickey. Pour ses ventes, il ne mettait pas cela en avant, il n’était pas un prosélyte. À l’époque Pif se vendait fort bien du à la qualité des ses BD (pour tous les âges) et son gadget inimitable. Ce dernier, dans mon souvenir, visait plus à titiller l’esprit ou la curiosité scientifique qu’à simplement divertir. D’où peut-être son succès dans une époque qui se modernisait.

Paul Tell, la vingtaine, lors de son service militaire a Casablanca en « camp disciplinaire car anti-colonialiste et syndicaliste . Il en reviendra encore plus solidaire des immigres du Magreb qu’il défendra dans le milieu agricole, aux Prud’hommes notamment » selon sa fille.

De manière générale liait-il les publications de bande dessinées aux publications plus proches de l’information ou n’y voyait-il que de la distraction, sans idéologie nette ?

Fanny Tell : Chez nous pas de Mickey Parade jugé trop capitaliste avec Picsou. Pas de Tintin non plus, trop raciste et colonialiste, mais Astérix était en revanche bien vu, jugé intelligent et instructif même. Pour lui une BD devait être distrayante et drôle, mais avec un aspect éducatif et des valeurs.

Savez-vous si les vendeurs recevaient des « consignes » du parti au sens d’arguments de communications marqués : telle semaine plus parler de tel aspect, mettre plus en avant ce titre, etc. ?

Fanny Tell : Je n’en sais rien du tout, mais connaissant mon père qui détestait ce qu’il appelait le « catéchisme du parti », il devait faire un peu ce qu’il voulait à ce niveau-là.
Il faut peut-être voir avec mon frère plus âgé qui doit avoir des souvenirs sans doute plus précis que les miens, la mémoire est subjective .

Fabien Tell : Si vous parlez de Pif Gadget, je ne pense pas. Pour L’Humanité dimanche, je n’en ai pas le souvenir. À l’époque la communication au sens d’aujourd’hui n’existait pas encore. La presse partidaire revendiquait faire de la propagande qui n’était pas connotée comme aujourd’hui.

Pour vous enfant qui lisiez ces magazines, Pif était-il de cette « famille communiste », si oui qu’est-ce qui vous y faisait le plus penser ?

Fanny Tell : Oui, je savais déjà enfant que Pif Gadget était un journal de la famille communiste vu ma famille il aurait difficile de l’ignorer !
Pour moi, ce qui m’y faisait penser étaient les valeurs prônées par certains personnages comme Rahan le héros pacifiste et qui tente de découvrir d’autres tribus en ayant foi dans la bonté des hommes et leur solidarité. L’anti racisme du journal les valeurs de fraternité, d’amitié entre les peuples, l’égalité et le combat contre l’injustice m’apparaissaient à cette époque comme communiste ou progressiste.

Fabien Tell : Je dirais que Pif Gadget était plutôt d’inspiration humaniste et clairement dans la philosophie des Lumières : « le osez savoir !! » kantien. Les BD « tous publics » (Rahan, Doc Justice, Corto Maltese, Robin des bois) mettaient en avant à la fois la dénonciation de l’injustice et l’usage de la raison pour la combattre. L’homme qui marche debout est vraiment une métaphore de l’homme dressé pour ses droits.
Le fait d’avoir perdu un peu cette orientation, du fait du succès commercial de Pif Gadget, dans les années 80 pour concurrencer la presse jeune me semble avoir été une erreur. Pif était bien identifié par les gens comme un journal avec une opinion et cela n’empêchait pas ses ventes.
J’ai nettement perçu au début des années 80 un changement dans la nature des BD ciblant plus un public ado. Pif est devenu un journal jeunesse comme beaucoup d’autres. Certes le reflux de l’idée communiste, la chute du mur et la Mcdonalisation ont fortement joué, mais dans mon souvenir le changement rédactionnel a commencé avant. Je suis peut-être en train d’inventer des souvenirs…

Fanny, vous êtes ensuite devenue journaliste, avec un parcours atypique. Le contact quotidien dès l’enfance avec la presse et les discours d’émancipation a du influer ce parcours ?

Oui, tout à fait. Sociologiquement, étant enfants d’ouvriers agricoles, nous avions peu de chances d’une part de faire des études supérieures, d’autre part d’accéder à un métier « réservé » à une élite.

Outre le désir de mon père de pousser ses enfants à faire des études pour s’émanciper de la condition ouvrière (nous serons 3 sur 5 à faire des études supérieures), plusieurs choses ont eu une influence sur mon parcours et celui de mes frères et sœurs. D’une part, l’éducation était sacrée pour mes parents qui suivaient de près notre scolarité. De l’autre, nous avions accès au Livre, à la presse et à la culture

Mes parents achetaient beaucoup de livres, chose rare dans les familles de mes copains de classe. Par exemple, ils avaient investi dans l’encyclopédie Tout l’univers pour notre scolarité. À la maison : classiques de la littérature française (Zola, Hugo, Maupassant…), livres d’histoire, essais, revues (Courrier de l’UNESCO, La Recherche). Lorsque je commence des études de Lettres modernes en 1987 ma mère m’offre le Robert et plus tard un abonnement à la revue littéraire Europe. Aux fêtes de La Marseillaise, nous allions au salon du livre ; l’accès au spectacle vivant, à l’histoire et l’histoire de l’art, était valorisé également par une famille sensibilisée via l’école du parti. Une de mes sœurs tentera les Beaux-Arts. Mon père faisait tous les jours une revue de presse de tous les journaux qu’il archivait par thème.

J’ai travaillé dès mes 15 ans (baby-sitter, femme de ménage, animatrice en colonie de vacances et centre de loisirs) pour acheter mes livres scolaires. En 1988, sur les traces de ma sœur étudiante en A.E.S, je deviens surveillante d’externat pour financer mes études. Ma passion ? Le Livre, l’écriture et la culture. La formation aux métiers du Livre n’est pas accessible aux étudiants salariés. Je commence une maitrise de Lettres sur le roman sud-africain engagé contre l’Apartheid doublé d’un cursus de F.L.E. En 1995, l’artiste peintre Théo Gerber écrit un livre qui ne trouve pas d’éditeur classique. J’écris alors mon premier article sur cet ouvrage et le propose aux journaux locaux basés à Aix-en-Provence : Taktik, Le Provençal, et La Marseillaise.

La Marseillaise le publie et m’en demande bientôt d’autres. En 1996, je suis recrutée au siège de Marseille au moment où le quotidien s’ouvre à toutes les forces de gauche. J’apprends sur le terrain : social, éducation, droits des femmes, droits des minorités, extrême droite.

En 2000, je rentre chez « Demain ! », filiale de Canal + spécialisée entre autres dans l’écologie et le lien social, qui sera liquidée peu après suite au rachat par Vivendi. Je me réoriente alors dans la « presse institutionnelle à Bagneux, où se situaient les locaux de “Demain”, puis auprès du conseil régional d’Île-de-France comme journaliste multimédia en 2007 après l’obtention d’un concours de fonctionnaire territoriale.

Avec le recul, ce parcours non linéaire m’apparait comme logique.

Entretien réalisé par courriel
du 31 mars au 4 avril 2020

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Paul Tell fut candidat à de nombreuses élections pour le PCF dans son secteur. Ici, il suppléait le sénateur Louis Minetti pour les élections législatives de 1993. Archives électorales du CEVIPOF.

1 Régime de sécurité sociale des professions agricoles.
2 Quotidien régional du Sud -est (hebdomadaire dans le Sud-Ouest) issu de la résistance et longuement rattaché aux mouvement communiste.
3 Hebdomadaire fondé par Waldeck Rochet en 1937, consacré au monde paysan.