La revue d’histoire culturelle Le Temps des Médias prépare un numéro sur les luttes sociales. J’ai eu l’opportunité d’y rédiger un article sur la bande dessinée pendant et sur le « Printemps Érable », terme recouvrant les très grandes manifestations de janvier à septembre 2012, cristallisées à partir de la hausse des frais de scolarité mais englobant bien plus largement les questions de corruption, de lois liberticides, de répression, etc. Pour réaliser cet article sur une matière très contemporaine, j’ai pu interroger directement des auteurs. Comme souvent, ces entretiens préparatoires sont très utiles mais n’apparaissent que peu dans les articles, au-delà quelques citations.
Je publie donc sur ce site deux entretiens que je trouvais dommage de garder enfermés, ils pourront toujours servir à qui veut pour une recherche ultérieure ! Le premier est avec Philippe Girard, alias PHLPPGRRD, auteur bien ancré dans le paysage de la BD québécoise, qui a réalisé le webcomic puis fanzine Passionrougeman lors des manifestations. Le second, plus bref, est avec Antoine Corriveau, dessinateur et chanteur dont On est + que 50, carnet de grève est la dernière bande dessinée publiée. Les deux entretiens ont été réalisés par courriel en avril 2020.
ENTRETIEN AVEC PHLPPGRRD
Vous vous lancez dans Passionrougeman sur votre blog, qu’est ce qui vous a poussé à faire une bande dessinée durant le Printemps érable et pourquoi ce choix de la parodie de superhéros ?
Tout ça est venu assez spontanément en fait. À cette époque, je travaillais sur une BD (Lovapocalypse, Glénat Québec) dont le sujet était très lourd (L’ordre du temple solaire) et j’avais besoin d’alterner avec un sujet plus léger et surtout, plus drôle. Pour me changer les idées, je sautais parfois sur mon vélo et j’allais faire un tour au centre-ville de Québec pour trainer dans un magasin de comics (Librairie Première Issue). Je pense que c’est en achetant des comics là-bas que le goût de dessiner un superhéros a germé dans mon esprit. Ceci dit, je suis fan de BD de superhéros depuis longtemps et c’est un genre auquel je ne m’étais pas encore frotté à ce moment-là.
De manière assez intéressante Passionrougeman parle assez peu de la grève étudiante, mais de son corollaire, le système de corruption endémique, la loi anti manifestation… Cela peut surprendre à première vue.
Vous êtes le premier à le remarquer. En effet, à mes yeux, le problème était que le gouvernement libéral en place était soupçonné de corruption et qu’il essayait de refiler la facture de sa mauvaise gestion aux étudiants. On savait que les élections approchaient et je me suis dit qu’il fallait souligner où était le véritable problème de cette crise. Il faut aussi savoir qu’au Québec, les gens ne sont pas poussés vers les études comme en France. Au Canada, c’est l’endroit où la population est la plus réticente à faire des études supérieures (c’est la raison pour laquelle les frais de scolarités sont plus bas qu’ailleurs en Amérique). À mon sens, il fallait lutter contre la volonté de faire grimper ces frais parce que ça aurait eu un impact direct sur l’accès aux études supérieures.
Quel accueil avez-vous constaté pour les planches au moment de leur production ? J’ai retrouvé un certain nombre d’articles semblant montrer qu’elles ne sont pas passées inaperçues.
Non, effet. Il y a eu un impact assez retentissant. Le journal Le Devoir a même publié une pleine page (que j’avais dessinée exclusivement pour eux) dans son édition du Devoir des écrivains au mois de novembre suivant. Mais surtout, c’est dans les partages que je faisais sur Facebook le soir que je pouvais mesurer l’impact de chaque publication. Je dessinais trois bandeaux chaque jour (du lundi au vendredi) que je partageais vers 19 h. Le lendemain matin, j’avais des tonnes de messages et de partages.
Vous les avez ensuite autoédité à cent exemplaires, encore dans la période de mobilisation. L’autoédition permet de garder une trace, mais y trouviez-vous aussi ce côté immédiat, permettant de publier rapidement, en phase avec la lutte en cours (un mois après, ça aurait été un peu trop tard) ? J’ai cette impression avec la production de plusieurs fanzines au sein de la lutte et aimerait savoir si cela sous-tendait le choix de l’autoédition, ou si c’était tout autre chose ?
Très dur de répondre avec exactitude à votre question. Je me souviens qu’il y avait beaucoup de fébrilité dans l’air et qu’un collectif avait été publié dans l’urgence pour garder une trace de tout ça. À un moment donné, la librairie Planète BD de la rue Saint-Denis à Montréal a annoncé qu’elle organisait une séance de dédicaces chez elle pour mousser les ventes du livre et comme j’étais invité à y participer, c’est là que je me suis dit que je devais en profiter pour lancer mon album de Passionrougeman. Le soir du lancement à Montréal, les copies se sont envolées comme des petits pains chauds. J’ai tout écoulé en une seule séance de dédicaces.
Passionrougeman est revenu en 2016, la grève est passée, mais son carré rouge porte autant d’imaginaire de lutte ?
Au Québec, oui. Ce carré rouge est un symbole très puissant. La mère de l’un de mes amis avait d’ailleurs tricoté un carré rouge en laine pour l’un des leaders étudiants et ce carré rouge là est aujourd’hui exposé au Musée de la civilisation de Québec. Depuis, chaque fois qu’une organisation veut mobiliser la population québécoise, ses porte-paroles portent un carré dont la couleur change selon la crise.
Et une dernière question plus pour m’assurer que je n’ai pas une compréhension erronée. Je n’ai pas identifié Cap’n Crimson à un personnage médiatique particulier, peut-être par méconnaissance. J’y ai donc vu une manière de souligner, chose assez rare, que la lutte pouvait (et devait, tous ayant le même gouvernement) être commune avec la population anglophone ?
Non, vous avez bien vu. Généralement, la population anglophone du Québec (qui s’identifie plutôt au reste du Canada) ne se sent pas québécoise et elle vote systématiquement pour le parti libéral – parti fédéraliste pro-Canada – (c’était le gouvernement au pouvoir lors de la crise étudiante). Ce personnage de Cap’n Crimson était là pour signifier que deux héros, l’un francophone et l’autre anglophone, pouvaient (devaient) travailler ensemble pour renverser la vapeur et changer les choses.
ENTRETIEN AVEC ANTOINE CORRIVEAU
Qu’est-ce qui t’a poussé à raconter tes carnets de grèves et pourquoi avoir choisi ce moyen-là plutôt que par exemple la chanson, autre moyen de diffusion militant ?
C’est assez étrange pour moi, car à l’époque, je n’avais pas fait de bande dessinée depuis quelques années et je ne pensais plus en refaire. Je ne pense pas que j’avais le recul nécessaire pour en faire des chansons immédiatement. Le sujet a été la toile de fond d’un disque que j’ai sorti en 2014, mais j’avais besoin de laisser reposer le sujet avant de m’exprimer en chansons sans que ce soit trop premier degré. Je pense que la bande dessinée, et surtout le format journal, m’autorisait à plus de simplicité, d’instantanéité et de liberté pour raconter ce que j’observais au quotidien.
Quel accueil as-tu constaté pour tes planches au moment de leur production ?
Très chaleureux. J’avais l’impression que maintenant que la bande dessinée n’était plus au cœur de ma vie, ce projet était celui qui rejoignait le plus les gens parmi tout ce que j’ai fait en bd. Je crois aussi que les gens ont été touchés parce que je mettais en scène un quotidien partagé par plusieurs.
Une partie des pages ont été publiés dans Je me souviendrais, mais tu ne les as pas édité en fanzine par ex durant la grève ? Uniquement en ligne ?
Oui, uniquement en ligne. Je me suis arrêté à 33 pages. Je trouvais ça mince un peu pour en faire un livre. Ça a été douloureux aussi, parce que la fin de cette période trouble a été un peu abrupte et du jour au lendemain, je n’étais plus certain d’avoir envie de raconter tout ça.
Huit ans après, comment vois-tu ces pages qui sont à ma connaissance tes dernières bandes dessinées publiées ?
Je ne les avais pas revues depuis. Je viens de les relire pour répondre à ta question. C’est un peu maladroit, mais aussi un peu touchant à relire pour moi. C’est un condensé d’émotions très vives. Ces événements sont en quelque sorte le premier sentiment de rassemblement social que j’ai eu dans ma vie. J’ai touché à quelque chose de plus grand que moi, au creux de ces milliers de gens qui marchaient avec moi. C’est un déraillement de quelque chose, un bouleversement que je suis heureux d’avoir vécu.