Veille : Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?

Au sein de l’Institut national des études territoriales, différents groupes participent à une veille collective dont les synthèses sont publiées dans la L’Être Auclert, lettre d’actualité des élèves administratrices et administrateurs. Je suis membre de plusieurs groupes et ai fait quelques synthèses d’articles, globalement ce sont des résumés sans grand intérêt de conservation et assez bref, ils servent à partager de l’information. Pour le groupe Culture, j’ai toutefois fait ce point un peu plus détaillé à propos d’un ouvrage fameux de Denis Merklen dans la profession des bibliothèques, et sur sa résonance avec les mouvements sociaux et destructions de lieux culturels ayant suivi le meurtre de Nahel au début de l’été. Pour le coup je trouve intéressant de l’archiver, car il donne une synthèse et des ressources, voici donc :

Si un ministre a pu dire que « comprendre c’est déjà excuser », tous les professionnels travaillant sur les questions sociales, culturelles, et plus largement accompagnant la vie quotidienne, savent qu’il n’en est rien : comprendre, c’est tenter de comprendre, pour mieux prévenir et servir. C’est dans cette optique qu’en 2013 le sociologue Denis Merklen a publié Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? Un ouvrage de fonds au titre marquant, qui a fait date, dont les conclusions peuvent s’élargir à d’autres secteurs culturels, et qui résonne dans le contexte post-révolte de cet été. 

Dans cet ouvrage il révèle qu’entre 1996 et 2013 70 bibliothèques ont été incendiées en France, dans une relative indifférence. Comment un lieu souvent ancré dans les quartiers, pensé pour l’accès libre et l’émancipation peut ainsi être détruit ? Sans justifier l’attaque d’autres institutions, celle-ci — par exemple celles des maisons de quartiers — paraît insensée. Et le discours général va en ce sens, accompagnant une réaction de perplexité : nihilisme, volonté de détruire, idiotie… 

Dans sa grande enquête, débutée à partir des émeutes de 2005 où 13 bibliothèques ont été brûlées, Merklen a fait un large travail d’identification, mais aussi d’entretiens avec des bibliothécaires et quelques personnes condamnées pour avoir brûlé des bibliothèques. La conclusion est claire : le choix des bibliothèques, s’il n’est pas toujours particulièrement motivé, n’est pas absolument anodin, et il a une réalité politique. Malgré l’ouverture maximale des lieux, ils restent incarnés comme des lieux du livre, de l’écrit, et de la culture légitime, souvent en corollaire de l’école. De là, s’y trouve toute une gamme de fractures symboliques qui font de ces lieux ouverts des lieux violemment excluant. De par leur statut de lieu de culture, même s’ils sont portés par les mairies, ils incarnent une sorte de volonté descendante assimilable à un état qui ne reconnaît pas les siens. Par ailleurs, de par la neutralité des fonctionnaires, les employés ne peuvent prendre parti ou agir en militant, de ce fait ils sont forcément du côté de l’autorité. En témoignage cette étonnante déclaration d’un jeune déclarant en 2007 « Si Sarkozy passe, on crame la bibliothèque », quand bien même la ville est PCF et que Sarkozy n’est pas particulièrement lié au monde des bibliothèques. 

Merklen ne permet pas d’avoir une réponse à comment éviter de brûler des bibliothèques, mais son ouvrage rappelle combien, malgré un discours médiatique insistant sur des actes sans réflexions, la logique de certaines attaques vient de quelque part. En attaquant un lieu social au cœur de son quartier, on se punit, mais on attaque aussi un exemple de violence symbolique. Une idée qui peut être étendue, en se méfiant toutefois des contextes (2005 et 2023 n’ont pas les mêmes ferments), pour comprendre les actes de cet été, ce sur quoi s’est questionnée une table ronde de l’ABF en juillet. Le sociologue Julien Talpin, suivant Merklen, y a rappelé le rôle profondément « institutionnels » de lieux culturels qui ne sont que peu fréquentés par les habitants des quartiers défavorisés, et qui véhiculent des univers sociaux qu’ils rejettent régulièrement. Talpin souligne que si des services publics sont ciblés ils ne le sont pas tous : dans un quartier l’EPHAD et la piscine ne sont pas ciblés par exemple, le rapport n’est pas le même. C’est assez signifiant même si cela mérite d’être étudié. 

Une recette est bien difficile à appliquer, mais dès un texte de 2008 Merklen et Murard soulignaient une voie possible : celui de reconnaître pour commencer que oui, les employés d’établissements culturels ressemblent très rarement aux populations qu’ils veulent toucher. Vivant de la culture et dans un monde culturel, ils doivent forcer leur nature pour réussir à faire entrer plus fortement le public souhaité dans les lieux, et qu’ils se l’approprient. Cela peut paraître injuste étant donné l’important travail sur l’inclusion et les droits culturels, notamment en bibliothèques, mais il reste que la majorité des populations restent des non-publics, et être convaincu de l’injustice d’un regard ne suffit pas. Plus largement, si les bibliothèques doivent assurément continuer ce travail sur elles-mêmes, il faut aussi admettre que la question est plus large et que sans une politique générale de désenclavement des banlieues et d’une lutte générale sur les questions de discriminations et de maintien de l’ordre, en admettant des problèmes systémiques, il n’y a guère de salut possible. 

Tout cela est expliqué de manière bien plus détaillée et sourcé sur ces trois ressources, de longueurs comme de support divers : 
– L’ouvrage de Denis Merklen est disponible entièrement en ligne sur OpenEdition : https://books.openedition.org/pressesenssib/2139 
– Article plus court, exploratoire du livre en devenir : Denis Merklen et Numa Murard, « Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? », La Vie des idées, 2008, en ligne : https://laviedesidees.fr/Pourquoi-brule-t-on-des-bibliotheques
– Webinaire « Bibliothèques et mouvements sociaux » de l’ABF, avec Denis Merklen, Julien Talpin et Christophe Evans, juillet 2023, en ligne : https://www.abf.asso.fr/1/22/1038/ABF/webinaire-bibliotheques-et-mouvements-sociaux-des-quartiers-populaires 

Natacha dans ses albums : quand le paratexte éditorial d’une BD jeunesse franco-belge migre vers son public

Natacha est une série importante de la deuxième génération d’après-guerre de Spirou. Alors que Franquin et Peyo s’affirment comme les incontestables têtes de gondoles du magazine (Will a moins d’hérédité et Morris migre chez Dargaud en 1968), les rédacteurs en chef tentent de renouveler les personnages, tout en créant régulièrement des épigones graphiques de deux stars suscités. Gos et Walthéry sont de ceux-là, les deux viennent d’ailleurs du Studio Peyo – c’est sensible chez Gos dont les Galaxiens sont clairement des sortes de Schtroumpfs verts (mais pas verts Schtroumpfs !), moins chez Walthéry qui développe un dessin plus réaliste. Il faut dire que celui qui est un des plus jeunes assistants des studios Peyo, il y entre à 17 ans, travaille principalement sur Benoît Brisefer et Jacky et Célestin. Ces deux séries de Peyo, plus mineures que les Schtroumpfs, sont par ailleurs toutes les deux contemporaines et régulièrement urbaines, loin du moyen-âge fantastique des lutins bleus. Si les humains restent proches au début du style développé par Peyo, Walthéry s’en détache largement au fil du temps.

Après avoir réalisé ensemble Tonton Placide, épisode de Benoît Brisefer que je chéris pour l’avoir lu et relu enfin dans une version poche dénaturant complètement la mise en page, Walthéry et Gos créent donc Natacha, un personnage féminin d’hôtesse de l’air sexy et prompte à se jeter dans la bagarre et l’aventure – une révolution dans Spirou où les femmes se devaient d’être mères au foyer si elles étaient belles. Si des critiques saluent Natacha pour son aspect féministe, et qu’elle a sans doute eu un rôle dans l’identification des jeunes filles (même si empiriquement on m’a plus cité Yoko Tsuno, de Leloup), cela reste une bande dessinée où les blagues grasses sont régulières et Natacha semble bien souvent être d’abord apprécié des lecteurs pour son corps. En témoignent les nombreuses dédicaces de Natacha dénudée qu’on retrouve en ligne : le site bédédicaces consacre même une section de sa page sur l’auteur à « Natacha la coquine ».

Exemple typique d’une dédicace Natacha trouvée sur le site ci-dessous

Natacha reste une série intéressante, notamment par la manière dont Walthéry s’est ouvert à de très nombreux scénaristes, après Gos il a ainsi vu son héroïne vivre des aventures sous la plume de grands noms comme Maurice Tillieux, Marc Wasterlain, Raoul Cauvin ou même Peyo, dont l’album La Mer de rochers sort en 2004, douze ans après sa mort. Walthéry est en effet connu pour ses retards homériques et accumuler de nombreux scénarios dans ses tiroirs. À ce titre je trouve intéressant qu’à côté de ces grands noms de la francobelgie, ainsi que d’autres auteurs moins réputés mais bien présents dans Spirou comme Mittéï, certains albums soient signés par des inconnus du neuvième art : son camarade de service militaire Étienne Borgers, auteur de nouvelles de SF à ses heures perdues, ou Guy d’Artet, un médecin et lecteur fan qui lui propose un jour un scénario, adapté en album des années plus tard. J’aime beaucoup ce côté très ouvert et foutraque de la série, dont le ton change tout en restant cohérent au fil des scénaristes et albums (qui vont du très chouette aux parfaitement dispensables).

Ce qui m’intéresse ici est toutefois cette question du public, le même qui veut des Natacha dénudées en dédicace. Ce public qui, comme Guy d’Artet dans ce qui est une des rares biographies à circuler (sans doute extraite du dossier de presse de l’éditeur lors de la sortie de l’album) est « secrètement épris » de l’hôtesse. Je connaissais bien cet aspect de l’intérêt du lectorat pour Natacha, il reste que c’est une série jeunesse, paraissant encore dans Spirou quand j’étais enfant et même bien plus tard (L’Épervier bleu y a été prépublié en 2014), avec quelques pauses liées à des questions d’éditeurs que je n’ai pas creusés – à partir de 1989 la série passe de Dupuis à Marsu production et ne revient dans Spirou qu’en 1996. De fait, rien dans la série ne choque spécialement en termes de violence ou de sexe, mais est-elle vraiment lue par des enfants ? On peut en douter, et c’est ce qu’a semblé affirmer l’édition de 1998 du premier tome sur laquelle je suis tombé dernièrement.

L’album en question

De prime abord, rien ne semble particulièrement notable, la couverture est quasiment identique aux 9 éditions précédentes : bédéthèque nous apprend que l’écusson est apparu en 1988 à la 8e édition de l’album, je distingue la date réelle au fait que la quatrième de couverture annonce la sortie prochaine du 18e volume. Cette information, évidente pour identifier une période de parution, n’est cependant pas la première que j’ai observée et qui m’a crié « ceci est une édition relativement récente ! ». Plus encore, ce sont les pages de garde qui m’ont étonné et surpris :

Gardes de l’édition de 1998

J’ignore si ces gardes apparaissent avec cette édition ou avant, elles viennent en tous cas après le changement d’éditeur de la série pour les nouveaux tomes, mais dans le cas présent après le retour dans Spirou, et donc dans l’affirmation d’une cible relativement jeune – ce même si le lectorat de Spirou lui-même est connu pour mixer des enfants et des nostalgiques, ce qui porte toute la complexité d’une revue historique pensée pour la jeunesse mais devant continuer de plaire à un lectorat adulte voulant lire sa revue d’antan. Quoiqu’il en soit, il semble que pour les albums l’éditeur ait tranché : le public enfant n’est plus celui qui est visé. Par ces gardes il semble dire que oui, la majorité des lecteurs sont des hommes, sans doute cinquantenaires qui, eux aussi, étaient « secrètement épris » de l’hôtesse. L’éditeur le sait, mais ne peut l’affirmer plus loin, c’est pourtant bien ces lecteurs sa cible, et ces gardes sont comme un curieux aveu, d’un secret de polichinelle sur la réalité des enfants intéressés par cette vieille série franco-belge. Un bel exemple de paratexte éditorial qui clarifie sans un mot les intentions.

EDIT (jour même) : Ainsi que me l’a signalé Laurent Boutin sur Facebook, les évolutions de la couverture vont aussi en ce sens : les lèvres deviennent plus pulpeuse, le décolleté plonge, pas vraiment subtil et, en même temps, je n’y avais pas fait attention.

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On notera qu’il existe un certain nombre d’albums jouant des charmes de Natacha, mais publiés par des petits éditeurs (voir ici, ici ou ici), mais jamais l’éditeur officiel n’a franchi ce Rubicon.

Autre curiosité étonnamment signifiante trouvée lors des recherches pour ce petit article, il existe une édition de ce tome 1 dite « au téton », un téton étant apparu sur le chemisier. J’ai du mal à comprendre ce qui était une réimpression a pu donner lieu à cela, la maquette était identique, les fichiers avaient ils été perdus ? Le téton a-t-il été rajouté par un imprimeur ou « non effacé » ? Mystère, je n’ai pas creusé, mais on trouve ici où là de cette édition vendue sur des sites parlant « d’édition dite au téton ». Je ne sais quoi conclure de tout ça mais ça me semble assez conforme à ce que j’évoquais – même si ici cela ressemble plus à une erreur de l’éditeur.

Enfin, si vous voulez connaître un peu Walthéry (qui est quand même un témoin très intéressant de cette francobelgie, au-delà de cette manie de dessiner son héroïne nue), un numéro de La Crypte tonique lui est consacré, avec un entretien dessiné par l’ami Jean Bourguignon, c’est assez chouette je trouve.

La Crypte tonique n°6, novembre 2012 (couv de Franquin)