Comme vous le savez peut-être, je suis passionné par le Québec, de facto aussi par le Canada. Je croise mes passions donc fais une thèse sur la BD québécoise et, étant engagé en politique, m’intéresse de prêt à la politique canadienne. Cela s’est incarné durant plusieurs années par un site dédié (archives ici), par des amitiés avec des élu.e.s ou militant.e.s au Québec et surtout par beaucoup de posts sur un forum de passionnés de politique, où j’ai rédigé sans doute 90% des messages (dans un aspect monologuiste assez effrayant, mais heureusement j’ai quelques retours) des 95 pages de sujets Canada & Québec cumulés. J’ai donc rédigé pour des camarades du parti écologiste cette synthèse des élections qui viennent d’avoir lieu, avec une partie contexte, une partie campagne, une partie résultats. Comme je n’aime pas travailler pour juste quelques personnes, je la poste ici, ça a été pensé pour que des Français puissent comprendre le système électoral et ses enjeux, même si la construction est un peu foutraque.

I. Le contexte
Il s’agissait des élections fédérales canadiennes, pays fédéraliste, qui a des gouvernements provinciaux (comme le Québec). Pays bilingue, mais la francophonie est très massivement au Québec (un peu en Ontario et au Nouveau-Brunswick). La question autochtone traverse aussi le pays, Radio-Canada avait recensé que le vote des Premières Nations pouvait avoir une vraie influence dans un 10 % de circo.
Le Canada est le deuxième plus grand pays du monde, il s’y trouve 20 % des réserves d’eaux douces et pas mal de pétrole – vraie fracture dans le pays puisque du côté est (Québec notamment) c’est l’hydroélectricité qui est reine, à l’Ouest c’est le sable bitumineux et le pétrole.
La Chambre des communes comprend 5 partis, malgré un système favorisant le bipartisme hérité de l’Angleterre : le scrutin uninominal à un tour, le seul système pire que le nôtre, je crois ! L’argument c’est qu’il donne des majorités et, je vous le donne en mille, cela fait deux mandats que le parti au pouvoir est minoritaire (trois si on compte les élections de lundi mais je spoile/divulgâche).
Les 5 partis sont :
– les conservateurs (droite, pro pétrole, très ancré à l’ouest, globalement peu intéressé au bilinguisme, avec une frange anti avortement et cie mais ce n’était pas la ligne du chef cette fois ci, dérégulateurs… Leur candidat cette fois ci était Pierre Poilièvre, député depuis 2004, francophone et dans une ligne assez trumpiste non revendiquée : anti-écolo, veut arrêter de subventionner l’audiovisuel public (sauf en français), contre les excuses trop fortes envers les premières Nations, par ailleurs un peu fan de crypto, etc. En 2021 les conservateurs ont obtenu + de voix que les libéraux, mais massivement à l’Ouest, avec des 70 % parfois dans des circos, ce qui ne sert à rien, quand les libéraux ont pu en gagner avec 30 % dans des luttes serrées.
– Les libéraux, le centre droit qui varie sur l’axe selon les chefs. Justin Trudeau, fils de Premier ministre, dirigeait le pays depuis 2015 : un mandat majoritaire de 4 ans, une élection minoritaire en 2019, une dissolution en 2021 qui a mené strictement au même résultat. Trudeau était plutôt sur l’aile gauche des libéraux, il a mené des réformes sociales, légalisé le cannabis, porté une taxe carbone très impopulaire mais largement redistribuée (pourtant). Après une « Trudeaumania » il était devenu assez détesté en fin de mandat, il a annoncé sa démission tout début janvier alors que les sondages donnaient depuis un an les conservateurs au pouvoir avec une super-majorité en cas d’élection.
– Le Nouveau parti démocratique, social-démocrate, toujours tiers parti (sauf en 2011, opposition officielle après une « vague orange », mais le parti à ensuite chuté). Avec une vingtaine de sièges seulement (sur 338 jusqu’ici) ils avaient toutefois la balance du pouvoir et avaient signé un accord avec les libéraux, permettant de vraies réformes sociales, comme un large élargissement d’une assurance dentaire publique, mais comme souvent ils n’en ont tiré aucun profit dans les sondages. Ils ont déchiré l’entente en fin 24, précipitant la fin de Trudeau.
– Le Bloc québécois, le parti indépendantiste qui ne se présente qu’au Québec, conchiant le fédéral mais disant devoir y être pour défendre les intérêts du Québec. La colonne idéologique est assez faible, souvent un peu progressiste, et en même temps parfois d’un identitaire qui ne sent pas bon, mais c’est vraiment une coalition indépendantiste donc il y a des droitiers, des gauchistes… Par la magie du mode de scrutin, c’était le 3e parti à la chambre avec 32 sièges pour un peu plus de 7 % au pays (contre 25 sièges pour 17 % pour le NPD)
– Les verts, 2 députés, au max de leur carrière 3. « Puissant » en Colombie britannique, mais qui se sont écrasés après des déchirures internes en 2021, leur députée historique et ex cheffe Elisabeth May est redevenue cheffe pour unir les troupes, et a tenté de propulser un co-chef québécois dans la campagne, mais avec leurs sondages ils ne remplissaient pas les critères des débats.

II. Le contexte de la campagne
Le 20 janvier Trump devient officiellement président, dès qu’il arrive il met en avant deux idées concernant le Canada : augmenter les tarifs douaniers de 25 %, et annexer le pays, à la blague mais clairement pas du tout finalement.
Résultat, tout l’enjeu de la campagne change, l’aspect « du changement » passe à « de la stabilité » et « une stature économique face à Trump ». Les candidats à la chefferie libérale tentent de faire exister une course mais Mark Carney, jamais élu, écrase les autres candidats (dont l’ex-VPM de Trudeau qui n’obtient que 8 %). Carney est l’ex gouverneur de la banque du Canada, puis d’Angleterre (premier non-Britannique à la diriger), il a notamment été à la manœuvre lors de la crise des subprimes. C’est un libéral plutôt à droite, même s’il ne nie pas les dérèglements climatiques comme certains conservateurs, son outil sur le sujet typiquement ce sont des fonds de pension verts (il gérait des trucs comme ça avant son entrée en politique). Carney ne parle pas très bien français, est très peu charismatique, mais semble Dieu sur Terre. Devenu Premier ministre son premier acte est d’annuler la taxe carbone sur les particuliers (tout en la maintenant sur les entreprises). Si les conservateurs disent qu’eux veulent tout abolir, leur slogan central de campagne « axe the tax » s’effondre.
La campagne n’est pas folle, Carney fait de grosses erreurs, comme confondre la tuerie de Polytechnique Montréal avec une autre en parlant d’une candidate vedette justement porte-parole de l’asso née de ce traumatisme, mais ça glisse. Régulièrement Trump hausse les tarifs et il doit cesser sa campagne pour des conseils de crises comme « vrai premier ministre » et ça marche bien. Le seul sujet désormais c’est Trump.
Les conservateurs voient leur avance fondre, personne ne veut bousculer dans ce contexte, la taxe carbone n’existe plus, et qu’importe si Trump est élogieux avec Carney et n’endosse pas Poilièvre, le lien est totalement fait entre les deux. Poilièvre n’est pas aidé par la Première ministre de l’Alberta qui intervient dans des podcasts MAGA pour appeler Trump à ne pas recevoir le PM en poste car il faut l’affaiblir, Poilièvre étant pour elle la plus alignée sur les positions de Trump et Trump ayant intérêt à sa victoire. Poilièvre se débat avec ce compliment gênant et indique que Carney est le seul légitime à représenter le Canada à ce jour – évident mais une quasi première.
Les tiers partis paraissent inexistants, le Bloc québécois – qu’on prédisait potentielle opposition officielle avec une cinquantaine de sièges face à des conservateurs ultras dominants et des libéraux écrasés en troisième place – se débat avec sa spécificité mais les Québécois commercent beaucoup avec les US et l’économie semble prioritaire. Le NPD fait campagne contre les conservateurs, menace ultime selon eux, mais cela renforce de fait les libéraux, assez vite la campagne du NPD est « donnez-nous assez de députés pour que les libéraux n’aient pas la majorité absolue et que nous puissions encore conquérir des avancées sociales ». Les verts, eux, qui espéraient un 3e ou 4e siège, disparaissent complètement du débat (concrètement aussi des débats des TV publiques car ils ne remplissent pas les conditions nécessaires, faute d’avoir assez de candidats – eux-mêmes disent avoir volontairement désisté des candidats pour favoriser le NPD ou des libéraux selon les circos, bon).
Bref, comme l’ont dit les sondeurs, il n’y a pas vraiment eu de mouvement durant la campagne, il y en a eu un énorme juste avant, puis une ligne. L’objectif central de Carney était d’éviter la bourde qui tue, ce qu’il a fait.
Le résultat attendu était donc une possible majorité libérale, mais très incertaine, et une augmentation des conservateurs sur fond de rebipolarisation. Rien que pour une deuxième place les libéraux auraient signé des deux mains début janvier, ce qui fait dire à quelqu’un comme Nicolas Hénin que les résultats sont la première défaite de Trump dans un pays étranger (depuis l’Australie a fait de même, et là bas le candidat défait promis à la victoire il y a quelques mois était ouvertement trumpiste)… et donc…

III. Les résultats
Les sondages ont globalement été justes : alors que la participation était relativement élevée (68,72 %, pas incroyable mais 5 points de plus que la dernière fois, on est à peu près au score de 2015), les deux partis principaux ont obtenu leurs meilleurs scores depuis longtemps, dépassant tous les deux les 40 %. Pour exemple en 2004 avec 39,62 % le conservateur Harper a obtenu un mandat majoritaire, en 1997 le libéral Chrétien avec 38,4 %. Avec 43,7 % pour les libéraux et 41,3 % pour les conservateurs (le meilleur score du parti depuis sa refondation en 2004), les deux partis réunissent à eux seuls 85 % des suffrages, dès lors il n’y a plus beaucoup d’espace pour les autres. 6,3 % pour le Bloc québécois, qui réussit à jouer de sa spécificité locale pour obtenir 23 sièges (-9), même score pour le NPD qui tombe à 7 sièges, répartis dans tout le pays, et perd le statut officiel de parti reconnu à la Chambre. Pour les verts, sous les 1,25 %, seule Elizabeth May est réélue, le sortant d’Ontario est battu, et l’ex-député Paul Manly ne réussit pas à se faire réélire.
Mark Carney réussi donc à obtenir un 4e mandat libéral de suite – un exploit impensable en décembre, mais conforme aux attentes depuis février. Il le souhaitait majoritaire : les libéraux progressent, mais il reste minoritaire, de quelques sièges. Cela a été très serré dans certaines circonscriptions, dont les attributions ont encore pu changer récemment, mais on reste à un gouvernement libéral minoritaire.
Au rang des grosses défaites, le chef du NPD Jagmeet Singh est battu dans sa circonscription de Colombie-Britannique, où il termine même troisième. Plus inattendu, alors que les conservateurs font une percée en Ontario, Pierre Poilièvre est battu par un libéral dans la circonscription qu’il occupe depuis 2004. Certains sondages commençaient à l’annoncer mais c’est un vrai coup de semonce car sans siège de député, on ne peut pas être chef de l’opposition officielle : pas de réponse au Premier ministre en chambre (forcément), plus de résidence officielle… Un député d’Alberta, fief conservateur, réélu systématiquement à + de 70 % dans sa circonscription a accepté de démissionner pour que son chef ait un siège et Mark Carney a indiqué qu’il ne jouerait pas au plus malin et déclencherait la partielle le plus tôt possible, ce qui prendra quand même quelques semaines obligatoires.
Cela contribue à faire de ces élections des élections étranges, même si rien ne paraît avoir été étonnant une fois le lancement fait. On pourrait imaginer que les grands partis ont conservé leurs sièges et en ont grappillé d’autres ici où là, mais la réalité est plus complexe. En réalité il y a eu de lourdes défaites : on a parlé des chefs, mais on a aussi des ex-ministres libéraux, comme Diane Lebouthillier, battue par le Bloc québécois, ce alors que les libéraux atteignent un de leurs plus hauts scores historiques au Québec ! Si l’Alberta et la Saskatchewan sont restées ultraconservatrices, quelques sièges libéraux apparaissent mais en Ontario, essentiel dit-on pour remporter le pays, les libéraux subissent plutôt une défaite et perdent des sièges… tout en gagnant celui du chef conservateur ! En bref : c’est plus compliqué qu’un simple balayage de la carte on des pions conservés aux mêmes endroits, ça a beaucoup bougé, le Bloc a plutôt résisté, et les fractures provinciales sont fortes.
Pour ce qui est sûr : il y a moins de femmes qu’avant et c’est une première depuis plusieurs élections, on rappellera que Carney a rompu avec les cabinets paritaires de Trudeau. On pourra noter qu’il y a autant de femmes qu’avant à être élue, mais il y a aussi 5 sièges de plus qu’en 2021, donc la proportion avait baissé. En réalité avec les dernières variations cela s’est peut-être rééquilibré, on en sera certain à la fin des derniers recomptages judiciaires, mais il reste que les deux grands partis ont investi beaucoup moins de femmes, ce qui a des effets nécessairement, ça ne va pas augmenter à tout le moins, et c’est dynamique en baisse. Pour le reste Carney va gouverner avec une période de grâce faible, et en devant négocier avec le NPD – qui est certes plus faible que jamais mais a la balance du pouvoir… – ou le Bloc, qui a déjà dit qu’ils étaient prêts à utiliser leur balance du pouvoir pour avoir un maximum de gains pour le Québec.
Si la majorité se joue à quelques voix, la voix de la seule élue verte peut peser, paradoxalement Elizabeth May pourrait marquer l’histoire en obtenant un poste impensable il y a peu : celui de première présidente de la Chambre, et premier membre des verts à un tel poste. En effet, la tradition veut que la présidence soit au-dessus des partis et des luttes triviales de la Chambre. Devant assurer l’ordre et la bonne tenue des débats, son titulaire ne peut pas voter ni prendre part aux débats. Dès lors, quand une majorité ne tient à rien, il est très risqué de sacrifier un vote pour la présidence, et l’on peut se dire qu’il vaut mieux faire nommer à la présidence quelqu’un issu d’un autre parti. L’idéal stratégiquement reste d’affaiblir l’adversaire dangereux en lui enlevant un vote, mais May a indiqué être intéressée et prête pour le poste, donc ce 1,23 % des verts pourrait valoir cher…

Un dernier truc sans rapport mais qui m’a amusé. Carney est né dans les Territoire du Nord-Ouest, puis à grandi en Alberta avant d’aller faire ses études à l’étranger et à Toronto, en Ontario, où il s’est fait élire : trois provinces ou territoires de vie pour un premier ministre ! Poilièvre avait cependant le même avantage, en plus d’être bilingue : né en Alberta, il a grandi en Saskatchewan chez des Fransaskois qui l’ont adopté, et a été élu en Ontario (avant de repartir en Alberta bientôt). Vivre dans trois province se retrouve aussi sur le parcours de Jagmeet Singh, né en Ontario, puis ayant grandi en partie à Terre-Neuve (après un passage en Inde), études aux USA, retour en Ontario, puis élection en 2019 en Colombie Britannique où il vivait depuis ! Intéressant de voir que ces trois leaders fédéraux ont tous plusieurs provinces dans leurs parcours de vie, mais je l’ai surtout vu mobilisé pour Poilièvre.
En dehors de la dernière image (issue du site La Presse), et du post de Nicolas Hénin, elles viennent de wikicommons.
Très intéressant, j’ai presque tout compris. Merci