Je l’évoquai dans un précédent post, me voici père de deux enfants, forcément merveilleuxes. Vous trouverez ci-dessous le faire-part, en BD et dessin bien sûr, réalisé avec leur mère, Natacha Czornyj-Béhal (déjà vue ici ou ici). Mais au-delà de cette BD, un mini fanzine exclusif (sur les réseaux j’ai diffusé le PDF d’impression car c’était l’intention), parsemé d’indications et d’hommages plus ou moins intimes (Alice, le trilinguisme, une barre de pole et un poster d’Alizée, des carottes, une grotte lieux de paix à la Gaston, un vers détourné d’un autre Gaston pour nous lier au Québec, et sans doute des moins conscients), sur un faire-part on donne des prénoms, et je voudrais y revenir ensuite.
Et puis il y a des hasards, la naissance le 22 janvier, jour de l’unification de l’Ukraine, on maitrise des symboles, d’autres s’imposent.
Comme leurs parents, nos enfants ont donc trois prénoms (je m’appelle ainsi Maël, Simon, Vivien, sachez-le), chacun construits sur le même principe : un prénom slave, un prénom celte et, en troisième, un prénom de personnage de bande dessinée.
Que se cache-t-il donc derrière ? Rien d’incroyable, mais comme on le demande parfois, et qu’on a quand même réfléchit…
*
Anya est un prénom qui est vite venu, par amour d’Anya Jenkins, notre personnage préféré de Buffy. Bon, c’est un démon de la vengeance ultra capitaliste, mais c’est surtout un très beau personnage, à mes yeux une claire métaphore de l’autisme et, comme dirait cet article, celle qui a bien que démone a sans doute le cœur le plus humain de toute la série (un peu comme Dawn est la plus essentiellement magique en étant la moins magique). Le monologue d’incompréhension de l’épisode « The Body » m’a brisé le cœur, et par ce prénom nous voulions aussi rendre justice au personnage vis-à-vis de sa fin inacceptable. C’est ensuite qu’on s’est rendu compte que le prénom était slave, diminutif d’Anastasia (c’est d’ailleurs ainsi que s’appelle le personnage dans le dessin animé), puis nous avons vérifié ce qu’il en était du nom plus largement : pour beaucoup il fera sans doute penser à l’héroïne de Spy X family, manga et anime à grand succès que nous avons regardé pour nous assurer que le perso n’était pas horrible : elle est adorable, très bizarre et mignonne, parfait
Anya Jenkins déguisée pour Halloween en sa pire frayeur
J’avais en tête de donner des prénoms bretons à mes enfants, Natacha pas forcément de donner des prénoms ukrainiens, ce hasard nous a semblé intéressant et nous avons donc élargit à des aires plus larges (slave/celte) et décidé de donner un nom de chaque à chacun des enfants. Je ne connaissais pas le prénom breton Bleuenn, qui contracte le mot « fleur » et le mot « blanc » (gwen). C’est joli, et mon frère s’appelant Gwendal, j’aimais bien le rappel. On a découvert la chanson de Gilles Servat pour sa fille, très belle, pleine de sonorité rappelant le babil, on la passe régulièrement aux petits car il y a de chouettes jeux sur les mots, les rimes, les rebonds. Reste à savoir ce que disent les parties en breton.
Sunnymoon est plus complexe. L’origine est simple, c’est le nom d’une princesse de Donaldville (oui) inventée par Blutch pour Fluide glacial, dans de très étranges épisodes entre l’absurde, l’amer, le fantasque… Sunnymoon se voit imposer la recherche d’un mari par son père, est poursuivie par les hommes, est malade… pas forcément le plus positif même si elle est rebelle et que son air très Nouvelle vague est merveilleux. Mais c’est une série que j’aime beaucoup, elle a été importante pour moi et, surtout, c’est un très beau prénom que cette « lune ensoleillée » (qui fait écho à la « lune trempée de lait » de Servat). J’avais un peu peur que ce prénom inexistant soit refusé, mais il est sur les actes de naissance et je doute qu’il soit contesté désormais, il existe donc désormais.
Un extrait de Sunnymoon, de Blutch, l’intégrale est publiée à l’Association.
*
Owen n’est pas un prénom breton mais plus lointainement celte, on retrouve un saint irlandais, cela voudrait dire « beau », parfois « fort ». On l’avoue c’est d’abord la sonorité qui nous a attirés, avec leur long nom on voulait du court, et c’était assez convaincant. Comme pour Anya j’ai un peu cherché dans les références et ma foi, peu de roman ou films sur un Owen si ce n’est un roman de John Irving assez curieux nommé Une prière pour Owen, où c’est un petit personnage à la voix improbable, qui fascine ses camarades de classe, est passionné, perdu au fond des USA, qui tue par accident la mère de son meilleur ami, qui reste son plus loyal sujet tant Owen est christique. Je n’ai pas encore trminé le roman de 500 pages mais c’est mon premier Irving, une star des années 80-90 un peu moins lu aujourd’hui, bien présent en bibliothèque (chose étonnante dans ce livre Owen a une voix très aiguë, et en même temps très sonore, qui est représentée par des majuscules, ce qui s’apparente à un cri aujourd’hui, mais on s’y fait). Par la suite on s’est rendu compte qu’Owen était aussi la forme anglicisée du prénom d’Owain Glyndŵr, dernier Prince de Galles non anglais, leader des guerres d’indépendance du Pays de Galles, ce qui m’est plutôt sympathique même si je ne souhaite aucun destin guerrier à mon enfant.
En cliquant vous verrez Irving dans Apostrophe parler d’Une prière pour Owen, en dialogue avec Jacques Attali ??
Milan est le prénom slave, nous n’avions même pas regardé le sens à vrai dire – je découvre que cela veut dire « aimable, doux » ou « aimé du peuple », ce qui me plaît bien. Si l’idée nous est venue via Milan Kundera, un auteur qui m’a beaucoup marqué et qu’a également croisé Natacha dans ses études de lettres, ce n’est pas un hommage direct, mais ça nous va qu’on pense à lui. C’était avant tout esthétique. Il s’avère que la racine est commune à Émile, prénom du grand-père aimé de Natacha, ce qui tombe bien.
Philémon, c’est le héros de Fred, une bande dessinée profondément onirique, inventive, un personnage en marinière, avec son âne mangeur de pissenlit. L’explorateur des lettres de l’océan Atlantique sur la mappemonde, des mises en pages qui explorent les codes du médium, et beaucoup de douceur et d’humour même si parfois le pauvre Philémon est balloté dans un monde un rien absurde. Je suis très très heureux d’avoir un enfant qui porte ce nom, moi qui ai tant lu, enfant, deux aventures du personnage (dans des éditions toutes remaquettées pourries, mais qu’importe) dont les titres sont déjà si incroyables : Le Piano sauvage et Le Château suspendu. Je commence à racheter la série, comme toute autre référence aux divers prénoms des enfants, pour une étagère spéciale dans notre bibliothèque.
Les deux volumes lus et relus, dans la collection 16/22. Malgré le massacre de maquette, tout restait incroyable.
« Mine de rien je suis dans la dernière année de ma thèse sur La bande dessinée québécoise et ses circulations dans et avec l’espace francophone européen. » écrivais-je il y a quelques mois, bon désormais c’est réellement la dernière année (hum…). Dans le cadre de cette thèse je réalise de réguliers entretiens, certes forcément très orientés sur mon sujet. J’en ai désormais une petite dizaine, après celui avec Julie Delporte je vous propose donc celui avec Zviane, autour du rapport entre son travail et l’Europe. Zviane est une personnalité majeure de la BDQ contemporaine, on se connaît depuis très longtemps, depuis le forum BDAmateur dans les années 2004-2005, on a connu MSN, on s’est vu dans le métro à Montréal, j’ai logé chez elle en son absence, elle a finalement contribué à Gorgonzola une seule fois (n°8, juin 2006)… On ne parle pas de tout ça dans cet entretien, j’aurai bien aimé qu’on parle plus de BDamateur, mais il faudra qu’un jour j’y consacre réellement du temps pour un article dédié. En attendant cet entretien est centré sur un sujet précis, qui passe bien au delà de dizaines de choses intéressantes à dire sur l’évolution (et la plasticité) de son dessin, son travail autobio mais aussi sa réflexion sur la bande dessinée (à lire dans Ping pong), sur la richesse énorme de Football fantaisie… Je parlais de mon goût des entretiens dans le post précédent, je crois que Zviane serait quelqu’un de vraiment pertinent pour un prochain très long entretien carrière…
La page de Zviane sur BDamateur, on y voit son inscription en 2005 et des pages du Plan B.
Avant d’entamer le sujet de notre entretien, peux-tu revenir sur ton arrivée dans le monde de la bande dessinée, toi qui étais plutôt en musicologie au début de ta carrière ? Et peut-être parler de tes influences, étaient-elles québécoises ou franco-belge, ou les deux ? J’ai commencé dans les fanzines. En fait j’ai toujours dessiné, j’ai commencé la BD dans les fanzines. J’ai été vraiment longtemps dans un atelier de bande dessinée à Longueuil, pendant bien dix ans, et on faisait un fanzine appelé Le Cactus, on allait à Expozine, etc. Au début, c’était avant que je sois sur Internet, mais à un moment je publie Le Point B par chapitres dans notre fanzine, et en même temps j’ai parti un blog, puis j’ai commencé à aller sur le forum de BDAmateur. Le Point B a été mon premier livre et est paru pendant que j’étudiais la composition à Montréal, j’étais passionné par la musicologie, je me dirigeais pour être prof de théorie musicale en CEGEP, mais si j’aimais la musicologie j’étais vraiment pas faite pour le métier, ça matchait pas avec mon envie de liberté on va dire ! J’ai toujours fait la bande dessinée en parallèle, j’ai commencé à avoir un petit succès sur internet, mon blog a été édité chez Mécanique générale [La plus jolie fin du monde est parue en 2007]… Mes influences étaient vraiment françaises, même pas franco-belge c’était surtout français : David B., Lewis Trondheim, Marjane Satrapi… L’Association en somme. On avait les Tintin ou Gaston Lagaffe à la maison, mon frère les lisait tous, il trippait, il a lu tous les Spirou, les LuckyLuke, mais moi ça m’intéressait pas tant. La BD ça m’intéressait pas tant enfant, les livres tout court à vrai dire ! C’est adulte que j’ai vraiment plongée dans la BD. Même LuckyLuke c’est récemment que j’ai vraiment lu ça, et c’est comme ma BD franco-belge préférée, mais c’est pas dans les influences. Maintenant peut-être, j’y ai pris des choses sur les couleurs dans Football Fantaisie, j’aime comment il joue avec, mais c’est récent.
Et justement, là on va un peu vite, comment ce livre est arrivé ? C’est via Jimmy Beaulieu j’imagine, Iris avait aussi publié son blog à cette période. Pendant des années j’ai suivi des cours de bande dessinée à Longueuil, quelques années plus tard j’ai vu que c’était Jimmy Beaulieu le prof au Cegep du Vieux-Montréal et j’ai vraiment voulu suivre ses cours et m’y suis inscrite. C’est comme ça que je l’ai connu, par l’entremise de cet atelier de cours du soir, avant que le blog soit connu, je faisais des bandes dessinée pour Vestibulle, le fanzine de l’atelier du Vieux Montréal, c’est impressionnant, tout le monde est passé par cet fanzine, à mon avis c’est vraiment important pour la BD québécoise. J’ai eu l’envie de partir mon blog en lisant ceux d’Iris, de Pascal Girard et d’Evelyn Moreau. J’ai publié Le Point B puis après ça Jimmy m’a dit qu’il était intéressé pour faire le blog alors on a fait ça ! Après ça j’ai voulu publier la suite du blog mais Jimmy avait quitté Mécanique générale et je ne voulais pas travailler avec un autre éditeur, je l’ai donc fait avec mon frère, qui avait parti une petite maison d’édition, mais c’est le seul livre qu’ils ont jamais publié. Après ça c’était pas mal lancé, j’ai lâché l’université, faite une résidence d’auteur à la Maison des auteurs à Angoulême, juste après j’ai publié Apnée et c’est là que ça a vraiment commencé la bande dessinée pour moi je pense. J’avais déjà publié des livres, bien sûr, mais pour moi c’était plus de l’ordre de test, c’est vraiment à ce moment que je quitte l’amateurisme, en tous cas c’est ma perception.
Recueil du blog, 2008.
J’aimerai qu’on reparle de BDAmateur, car avant les livres diffusés en France il y a eu ce site, les blogs BD, où tu commences déjà à échanger avec des européens. J’aimerai que tu me parles un peu de cette période, du réseau que tu as constitué, d’amitiés, de comment se formalisaient les échanges, etc. Je suivais beaucoup de blogs français, je me souviens d’un que j’aimais beaucoup, qui a arrêté, qui s’appellait Raphaël B. et faisais des BD en scroll, à dérouler, ça m’intéressait beaucoup. Évidemment il y avait Boulet mais je l’ai rencontré à Gattineau avant de lire son blog, je l’avais déjà vu pour l’interface que je trouvais un peu funny funny mais je l’avais pas vraiment lu, ça m’intéressait pas. Après l’avoir rencontré je suis allé le lire, et j’ai beaucoup aimé ça, on est devenu ami. À cette époque on échangeait beaucoup avec les gens sur MSN, après ICQ. Je me suis beaucoup rapproché d’Iris via les blogs et BDamateur, où elle était aussi, et on avait des correspondances avec des Français. Elle était très amie avec Lisa Mandel. Quand j’étais en résidence à la Maison des auteurs, Iris a fait un espèce de tour de France pour voir sa famille, parce que sa mère est française, elle était allé à Marseille voir Lisa Mandel et était aussi passée à Angoulême, on avait fait un fanzine ensemble là-bas, S’tie qu’on est ben (2009), une espèce de test pour voir si on pourrait travailler ensemble et faire un blog. C’était un fanzine sur ce qui nous amusait chez les français d’ailleurs. Notre principal source d’inspiration c’étaient le blog des Chicou chicou, animé par Boulet et Aude Picault1. C’était un blog de personnages fictifs, qui devait représenter une bande d’amis, mais nous on savait qui était vraiment derrière puisque c’étaient nos copains. On aimait beaucoup la formule, on voulait faire quelque chose comme ça, mais à notre sauce. Au fond, l’inspiration principale était française.
Avant de parler de l’Ostie d’chat j’aimerai évoquer une autre trace d’échanges franco-québécois. Je sais que tu n’aimes pas trop en parler mais tu as contribué à de nombreux collectifs de Glénat Québec, qui faisait un volume thématique chaque année, et notamment le premier, Histoires d’hiver (2009), dont tu as fait la couverture. Comment cela s’est-il passé, l’arrivée de Glénat Québec, ta publication chez eux ? Oh boy ! Alors ça n’a pas forcément eu beaucoup d’écho ici, je me souviens que quand c’est arrivé les éditeurs voulaient surtout du folklore québécois pour attirer des français. Nous autres on était un peu tanné d’être toujours « Oh Tabernacle ! Caribous ! » tsé ça sonnait un peu comme ça mais en même temps un concours BD c’était toujours intéressant. Aussi ça permettait de publier en couleurs et tu sais, ka publication en couleur, ici au Québec, c’était quand même rare, ce n’est toujours pas si évident. Publier une petite BD en couleur comme ça c’était intéressant, je ne sais pas si tu as déjà essayé de publier en couleur mais il y a vraiment beaucoup à apprendre, ce qui est à l’écran n’est pas ce qui va être imprimé, donc c’était une bonne opportunité pour ça. Et puis il y avait un peu d’argent à gagner, ce n’était pas énorme si je me souviens, comme 1000 $, mais quand tu débutes c’est quand même pas mal cool. A cette époque là j’adorais les concours, je courrais les concours, dès qu’il y en avait un je participais. J’ai donc participé trois fois, je savais même plus…
Peut-être même plus, tu as gagné trois fois une publication en tous cas. Il y avait Histoires d’hiver, Partie de pêche… Ha oui, celui sur le hockey, c’était vraiment des thèmes qui font « Oh oh oh le Québec ». Sur l’accueil au Québec il me semble que c’était assez indifférent, après il faut dire que moi je fais des salons de BDs depuis mon premier livre en 2006 et j’ai vraiment vu le gros gros changement qu’il y a eu dans la popularité de la bande dessinée au Québec. Quand j’ai commencé, dans les salons du livre, c’était vraiment destiné aux enfants, on était en retard par rapport à l’Europe, avec les blogs ma génération a trouvé un espace et maintenant on a ça au Québec. Ce qui fait que Glénat Québec était vraiment entre deux chaises, et même si c’était relativement indépendant de Glénat France, c’est que c’était vraiment destiné au public français je pense. On savait que ça existait, mais il y a eu une couple de choix éditoriaux qui ont été assez impopulaire dans le milieu. Ils ont quand même scoré une couple de bons auteurs, mais ce n’est pas une maison d’édition qui a gagné l’estime du milieu, mettons. Dans mon idée ils ont sans doute cherché à trouver des talents locaux pour les exporter, mais c’était vraiment un projet bizarre. Le responsable était un québécois, qui aimait la BD mais qui m’a plus fait l’impression d’un homme d’affaire que d’un amateur d’art. Comme on en parle, on avait discuté avec Glénat Québec pour faire un album chez eux, ça n’avait rien donné, je ne sait même plus de quel projet il s’agissait. J’avais complètement oublié ça !
Couverture d’histoire d’hiver, 2009.
Pour revenir à l’Ostie d’chat, il s’agit d’une bande dessinée à quatre main, chacune faisant plus ou moins un chapitre, et se répondant, peux-tu revenir sur la manière dont vous travailliez ? En fait à cette époque, en 2011, j’ai déménagé dans la même rue qu’Iris. On était voisine, donc j’allais chez elle, on prenait l’apéro et on discutait de ce qui allait se passer ensuite. Souvent c’était une semaine elle, une semaine moi, il y avait une ligne vague mais ça restait toujours une surprise quand même. On savait ce qui allait exactement ce qui allait se passer, mais pas comment ça allait être raconté : les blagues, les dialogues, etc. Moi quand je le faisais, mon public, c’était Iris, et quand elle le faisait c’était moi son public. Le but n’était pas du tout de faire des albums à l’époque.
Vous le mettez quand même en ligne, en visant un public. Les albums sont ensuite publiés chez Delcourt, éditeur français, ce qui induit bien une réception mondiale quasiment dès l’origine. Vos deux blogs étaient déjà un peu connu, comment ça s’est fait tout ça ? On avait beaucoup de lecteurs français, à mon avis parce que Boulet nous a fait beaucoup de pub. On avait aussi des invités parfois, qui ont dessiné des pages, c’est arrivé trois fois et c’était toujours des Français : Boulet, Wouzit et un récit par Marine Blandin et Sébastien Chrisostome2. Donc c’est possible qu’ils nous aient amené du public aussi. Quand on lisait les commentaires, on se rendait compte qu’il y avait beaucoup de français, rien qu’à la façon d’écrire on pouvait deviner, je me souviens qu’on était un peu surpris qu’il y en ait tant que ça car c’était très québécois, mais c’est vraiment Boulet qui nous envoyait des lecteurs. Il y avait tout de même un petit succès dans le monde de la BD québécoise. Iris m’a raconté qu’une fois elle était dans un party et qu’elle parlait à des gens qui n’avait aucune idée de qui elle était, et qui lui avaient dit qu’ils ne lisaient pas de BD, « à part l’Ostie d’chat évidemment ». Iris était comme « bah c’est moi ça ». Pour moi le succès était pas mal dû au fait que c’était récurrent, on avait la discipline de faire un épisode toutes les semaines, comme on alternait c’était un toutes les deux semaines, avec des petits chapitres de 4/5 pages et des petits formats, l’équivalent du A5, faque ça allait assez rapidement.
Tu as exprimé ta peur du folklore avec Glénat Québec, tu n’avais pas peur justement, surtout en le faisant éditer en France, que L’Ostie d’chat soit très folklorisant ? C’est sur que ça aurait pu, mais on ne répondait pas à un travail de commande avec un thème, on ne faisait que raconter des choses en lien avec nos vies. C’est pas du tout la même chose et on ne forçait rien. Et puis au début notre public c’était des québécois, il n’y avait donc pas à faire « comme si », on ne pensait vraiment pas aux Français et encore moins à le faire publier en France. Même à la fin, quand on faisait le troisième tome on savait que ce serait publié ensuite chez Delcourt, on se disait « s’ils ne comprennent pas, tant pis pour eux », c’était vraiment pas la question. Pour revenir à l’éditeur, on s’est retrouvé avec comme l’équivalent du premier tome sur internet et on s’est dit que ça serait le fun de faire un livre. On l’a proposé à La Pastèque, qui était plutôt intéressée, on a lunché, mais ils voulaient faire un gros tome avec toute, comme l’intégrale, alors que nous on voulait une série. Ils voulaient un beau livre avec de la couleur et nous on voulait quelque chose de pas cher, sur du papier cheap, à la Archie. On a finit par faire une intégrale mais elle reste par chère3, c’est un livre de toilette l’Ostie d’chat, pas un beau livre. On a imprimé trois copies de toutes les pages qu’on avait déjà dessinées, pour le faire lire à du monde, pour voir si ça se tenait en livre papier. Iris en a envoyé le PDF à Lisa Mandel et moi je l’ai fait lire à Boulet, quand j’étais chez lui. Il a trouvé ça super bon et m’a dit qu’on devrait le proposer à Shampoing. Nous on était comme « Shampoing ? Delcourt ? Pourquoi ? », mais en même temps c’était un peu comme un rêve. C’était la collection de Lewis Trondheim, qu’on lisait depuis des années. Et puis se faire éditer par un éditeur français pour un québécois c’est comme un rêve, ne serait-ce que pour les avances. Les avances sont faramineuses comparé à ici. Mon livre chez Mécanique générale c’était 1000 $, pour le premier tome chez Delcourt c’était 12 500€, alors il fallait le diviser en deux mais on avait quand même trois tomes, et les euros valent plus que l’argent canadien. Bien sûr aussi, la distribution est vraiment plus grande, c’est pas juste le Québec mais toute l’Europe francophone, j’étais confiante que ça se vendre bien au Québec, mais là ça allait plus loin. Boulet a écrit un email à Trondheim, avec le PDF, j’ai jamais pu voir ce qu’il a écrit, il a refusé que je le liste. Après une coupe de journées, je suis allé voir dans mes spams et il y avait un email de Trondheim, on s’attendait un peu à dealer mais son message c’était « okay on y va, on va le publier ». D’ailleurs c’est lui qui nous a dit qu’on ne touchait pas le langage, qu’on laissait tel quel.
Première page du feuilleton, par Iris.
Oui, si tu peux revenir là-dessus car c’est évoqué dans Trip. Iris avait déjà eu une expérience avec un éditeur français et ils lui avaient demandé de faire un lexique. Et je crois qu’il venait de sortir en France un livre avec un lexique, je me rappelle plus c’était quoi le livre… mais il y avait des astérisques pour expliquer et je me disais « voyons donc, c’est donc bin ridicule ». Cette fois-ci c’est Trondheim qui nous a dit directement « On ne fait pas de lexique » et on était comme « Super, parce qu’on n’en voulait pas ». On l’aurait fait s’il nous l’avait demandé, parce qu’on sait que parfois les Français ont de la misère avec le dialecte québécois. Mais finalement on a pas eu besoin de poser la question, ce qui est très bien.
Guy Delisle m’a dit qu’une différence qu’il a vu entre ses publications à l’Association et chez Delcourt c’est notamment sur sa diffusion au Québec, Delcourt ayant une plus grande force de frappe à l’étranger. Toi c’est différent car tu étais publiée au Québec mais est-ce que paradoxalement tes livres « français » ont été mieux diffusés ? Je ne dirai pas ça, je pense que c’était vrai encore quelques années avant, mais en 2012 la bande dessinée québécoise était en plein essor. L’Ostie d’chat s’est plus vendu que mes livres québécois, mais c’est le territoire français qui a fait la différence. Je ne me rappelle plus très bien des feuilles de ventes je dois t’avouer, mais j’ai pas l’impression qu’à l’époque où c’est sorti il y avait une si grande différence au Québec.
Au niveau de la réception, j’imagine que tu as échangé sur cette série avec des Français, que tu l’as dédicacée à Angoulême ou ailleurs. Comment était-il reçu ? Y avait-il des choses qui revenaient chez les lecteurs ? On l’a signé à deux à Angoulême une fois, c’est tout, on n’a pas fait de tournée. Quand on était en France séparément on pouvait signer l’Ostie d’chat, mais au milieu d’autres livres, c’est dur de penser les livres en vase clos. Ha si, une fois j’ai dédicacé dans une foire du livre à Bordeaux, L’Escale du livre, c’était pas vraiment mon public, les gens ne connaissaient pas, mais j’ai quand même vendu une coupe d’Ostie d’chat. Il y a un homme qui l’a acheté, l’a lu le soir et est revenu le lendemain en me disant « Il y a une expression québécoise que je ne comprends pas ! Est-ce que vous pourriez comme me traduire s’il vous plaît ? » Il a ouvert le livre et m’a pointé l’expression en question, c’était « Chow mein », c’est un plat chinois ! Dans le contexte c’était assez évident, mais il a dû se dire « bon c’est une BD québécoise ce doit être une expression québécoise ». Pour sa défense le chow mein c’est une grosse référence à un film québécois, des références de ce genre il y en a une coupe comme ça. Par exemple à un moment Jean-Sébastien dit à sa nouvelle copine, qui est indienne, « T’as de la neige dans tes mitaines », ça aussi c’est une réplique d’un film culte québécois, La Guerre des tuques, mais c’est pas grave si tu l’as pas.
Puisque tu as travaillé avec des éditeurs québécois, tout de même distribués en Europe (dès le début pour La Pastèque, assez vite pour Pow Pow), peux-tu me décrire un peu les différences de relations ? Même si il y a aussi la différence entre un éditeur de proximité, alternatif, et un des plus gros éditeurs du marché. C’est forcément plus difficile quand c’est par email, Luc on habite la même ville. Pour Delcourt c’est d’autant plus marqué que pour tout ce qui est graphisme ils engagent des compagnies de sous-traitantes, donc dès qu’on avait des questions sur le graphisme, il fallait passer par un intermédiaire. La communication était plus difficile. Ça n’allait pas créer de problèmes, mais c’est moins agréable que de travailler avec quelqu’un en qui on a 100 % confiance. Et Luc [Bossé] est très très très transparent, ce qui n’est pas le cas avec une grosse boîte, mais on a toujours eu de supers bons rapports avec Delcourt et ceux qui nous suivaient là-bas. Quand on allait à Angoulême, on rencontrait pour la première fois ceux avec qui on travaillait, puis on les voyait deux jours, c’est différent. Une chose avec Delcourt c’est que j’ai l’impression que pas mal de monde achetait le livre parce que c’était la collection, ils ne nous connaissaient pas et se disaient « Ha je vais découvrir », alors que chez Pow pow, quand on va à Angoulême maintenant, on a un public qui nous connaît, qui a ses auteurs préférés, qui sait ce qu’il veut. Cette année [2023], j’étais surprise de voir à quel point j’ai eu beaucoup de libraires qui sont venus me voir, j’en ai au moins quatre qui sont venus me parler de Football fantaisie, ça dit quelque chose aussi de comment Pow pow s’implante peu à peu dans les librairies en France.
Le titre de Libé, 15 avril 2022.
Football fantaisie est un gros livre expérimental, tout en couleur, assez risqué, qui a eu des prix au Québec, une belle presse en France, notamment une page dans Libération, peux-tu me parler de ça ? C’est sûr que la langue n’est plus tant un sujet ici, en faisant une langue nouvelle tu élimines ce problème. Ou alors j’en créée un autre ! Cette interview c’est drôle, car j’ai vraiment énervé Facebook, pas les Français je pense, mais les Français de Facebook, c’est seulement un type de personne. Je n’ai pas choisi le titre ! [« J’avais un fantasme, faire un livre avec des fautes d’orthographe »] Quand je l’ai vu en vrai je me suis dit comme « Ha, pourquoi elle a mis ça ? », c’est très provocateur et le livre est provocateur, donc ça me plaît, mais ça met l’accent sur quelque chose qui est vraiment pas le cœur de Football fantaisie, c’est ça que je trouve un peu dommage. Mais après Libération, wow, je ne m’attendais pas à ça, c’est un article très complet dans un grand quotidien, mais je pense que Marie Klock4 a vraiment pogné quelque chose avec le Québec. Elle était venue la première fois pour un festival de musique pis elle était sous le choc de Montréal, ici la limite entre l’underground et l’overground est dans doute plus flou qu’en France. En bande dessinée il y a moins de star system, même ceux qui vivent professionnellement de la BD continuent à faire des fanzines en parallèle, c’est comme normal tandis que c’est plus séparé en France j’ai l’impression.
Cette distinction se maintient dans le temps ? Dans son essai sur le fanzine au Québec Izabeau Legendre explique justement que dans les années 80 on ne peut pas parler d’undeground ou BD alternative au Québec, car il n’y a pas de mainstream, comme si toute production québécoise était alternative par rapport à ce qui vient d’Europe et USA. C’est un peu moins le cas quand même non ? C’est sur, ça a bougé, mais moi j’ai publié un fanzine par exemple, je le tirais à 500 exemplaires, c’est pas très loin du mille exemplaires de plusieurs de mes livres. La différence est pas si marquée, c’est pas des tirages si loin des uns des autres, et tu peux gagner plus d’argent en autoéditant parfois. Surtout qu’avec les moyens d’aujourd’hui la qualité d’impression est très bonne même sur de petits tirages. Cette proximité fait que le milieu c’est vraiment le fun. Cette proximité fait que le milieu c’est vraiment le fun, parce que quand il y a de nouvelles personnes qui poppent là-dedans c’est assez facile de s’insérer, j’ai trouvé que la France c’était plus hiérarchisé dans le domaine de la bande dessinée. Je ne sais pas si c’est comme ça dans d’autres domaines, mais probablement. Pis aussi, j’ai rencontré des jeunes françaises dans un salon à Montréal et leur première question c’est « Où tu as étudié ? », comme si l’école c’était vraiment important, que c’était le niveau 1, puis tu as un niveau 2… Il y a des gens qui ont 50 ans, on fait carrière dans n’importe quoi puis commencent à faire des fanzines tout d’un coup. C’est plus low profile, moins glamour si tu veux.
Tu me disais que ça l’est de plus en plus quand même… Oui mais non, il y a un succès d’estime qui est plus présent, mais glamour je dirais pas là.
J’ai du mal à imaginer le milieu de la BD français comme glamour, Angoulême c’est pas Cannes ! Justement, là je suis en train de changer de carrière. Je mets mon pied dans le monde du cinéma, qui est un autre monde complètement. Le rythme de production est plus chaotique, il y a plus d’argent en jeu, il y a plus de risques à prendre, il y a beaucoup de séduction, c’est pas mal moins zen. Là le glamour existe, je le vois, même au Québec, souvent j’ai impression de parler à des masques. Et je trouve qu’on est tellement mieux dans un monde sans glamour, dans la bande dessinée.
Entretien réalisé par Zoom le 2 novembre 2023, corrigé et complété par courriel en janvier 2025
1 La première version du blog est également animée par Domitille Collardey et Olivier Tallec. Lisa Mandel, Erwann Surcouf et Ohm les rejoignent ensuite. 2 Né à Montréal en 1980, Chrisostome est québécois, mais a grandit en France après ses dix ans, pays où il se forme à la bande dessinée, étudie et travaille. 3 L’intégrale est vendue 25,50 €. 4 Marie Klock est une musicienne et chanteuse qui écrit parfois pour Libération, notamment sur la bande dessinée.
« À l’origine on ne savait absolument pas si on allait le publier, d’ailleurs j’avais prévenu Hergé : on le faisait mais on ignorait ce que ça deviendrait. J’avais dans l’idée la collection “Entretiens” chez Pierre Belfond, où l’on trouvait des écrivains, des philosophes, des musiciens, des metteurs en scène et qui m’avait emballé, j’adore les interviews. Je leur ai tout de suite proposé mais ils m’ont ri au nez en me disant “Monsieur… de la bande dessinée dans cette collection… Vous nous prenez pour qui ?” Je n’ai pas osé le dire à Hergé tout de suite, je lui ai raconté longtemps après ! »
C’est ainsi que Numa Sadoul me racontait en 2010 le début de ses entretiens avec Hergé. J’en avais déjà fait quelques autres à l’époque, mais il est certain que la figure tutélaire de Numa, avec qui mes goûts diffèrent certainement, comme la manière de réaliser des entretiens, a joué. À l’époque je le rencontrai pour une étrange raison puisqu’il avait accepté de jouer dans un court-métrage que j’avais réalisé* ! Une occasion bizarre de créer une rencontre avec quelqu’un qu’on admire pour tout autre chose que sa carrière de comédien et metteur en scène. Et je rejoins vraiment le début de sa pensée : j’aime les entretiens, j’aime écouter quelqu’un raconter sa vie ou sa pensée, et encore plus les lire. Si la partie biographique n’est pas ce qui m’intéresse le plus, elle m’apparaît toujours essentielle (là aussi, comme Numa, même s’il y place sans doute plus d’importance dans l’ensemble que moi), sans tomber dans l’excès de l’œuvre par la biographie à la Sainte-Beuve, on ne peut nier que généralement cela éclaire la suite. C’est très flagrant dans un des derniers entretiens que j’ai réalisés.
Une chose qui m’importe beaucoup, ce sont les temps de formation, les influences, je suis peut-être moins curieux de la technique, de la méthode (le fameux « vous travaillez à la plume ou au pinceau ? », qui n’est pas si idiot que sa caricature)
J’aime lire des entretiens, bien sûr j’en lis beaucoup d’auteurs de bande dessinée, ou autour du monde du livre, c’est mon milieu et ma passion, mais même plus largement j’adore ça, y compris de gens qui m’intéressent moins (seule exception : les politiques en activité, j’adore la politique, mais lorsqu’ils sont en poste ce sont souvent des livres programmes sans intérêt). J’ai pu lire avec passion des entretiens avec des gens dont je n’ai finalement pas lu les ouvrages, certains m’ont donné envie de lire des livres, parfois pour une découverte, parfois qui me sont tombés des mains.
Exemple type d’un livre d’entretien que j’ai dévoré tout en n’ayant pas de passion particulière pour le sujet : Du polar, entretiens de François Guérif avec Philippe Blanchet (Payot ). Éditeur de romans noirs, polars et autres thrillers depuis des décennies, Guérif revient sur son parcours comme sur son goût du genre avec une érudition délectable, et en même temps très accessible. Je me souviens l’avoir lu en notant des tonnes de références, des livres qui avaient l’air super, souvent dans ses collections, et dont je n’ai finalement lu quasiment aucune référence.
Plus attendu, comme j’ai lu beaucoup de livres de La Fabrique, j’ai vraiment aimé me promener dans Pour aboutir à un livre, entretiens avec feu Éric Hazan. Les interviewers ne sont pas sur la couv (je suis contre, évidemment) mais il y a une raison, c’est un « faux entretien », composé de questions que La Fabrique recevait souvent d’étudiants, de stagiaires, de la presse… compilées par l’équipe et mises en forme, avec toutefois l’aide d’un stagiaire nommé en avant-propos, Ernest Moret.
En ce moment paraît sur Du9 un long entretien avec Appollo, scénariste réunionnais dont j’aime énormément le travail (La Grippe coloniale, Commandocolonial, ÎleBourbon1730, LaDésolation…) et le discours. Avec Delphine Ya-Chee-Chan nous l’interrogeons sur la bande dessinée historique, les collaborations, mais aussi l’édition de fanzine. Deux volets sont déjà parus, le troisième devrait arriver en regardant le même lien la semaine prochaine. Dans cet entretien typiquement le premier volet revient en détail sur la biographie de l’auteur, qui dessine une géographie intime éclairant l’œuvre, mais on aborde aussi avec l’enfance les premiers émois BD, les découvertes lycéennes, la rencontre très tôt de futurs collaborateurs (via un T-shirt de Druillet). Dans le deuxième volet je me suis amusé à reproduire des extraits de ses conversations sur usenet, proto mailing list de la BD francophone d’où naîtront nombre d’espaces du fandom, où il est alors très actif et où toute une génération s’est mise en lien. Dans le prochain nous parlerons beaucoup du fanzine Le Cri du Margouillat, de l’espace de la BD à La Réunion, tout en évoquant tout du long sa manière de travailler, ses albums, ses collaborations.
J’aime beaucoup ces entretiens « carrière » qui permettent de travailler le temps long, et d’embrasser plein de sujets, j’ai la prétention aussi d’en aborder qui ne le sont pas toujours dans les entretiens des auteurs (qui, en période de promotion, peuvent se répéter sans cesse). Le temps long nécessite aussi du temps, de préparation, de retranscription (si quelqu’un connaît un machin qui le fait facilement…). Mais je suis vraiment heureux de relire ces entretiens finis, de les partager, même si les retours ne sont pas toujours énormes. J’en ai eu des flatteurs, l’entretien avec Siris m’a permis de créer une belle amitié et le camarade avait été surpris qu’un petit français lui parle de ses fanzines des 80’s, Gilles Rochier avant son prix au FIBD, qui me disait mettre son entretien dans ses CV… Un des plus flatteurs était un peu insultant, d’un ami qui pense et écrit beaucoup sur la bande dessinée et me disait que je n’étais vraiment pas un théoricien, trop imprécis et brouillon pour être un vrai historien, mais que j’étais à ses yeux le meilleur interviewer pour la bande dessinée francophone. Alors certes c’est un peu vexant, mais j’ai aussi été flatté, je mets beaucoup de cœur à ces entretiens à vrai dire alors…
Mine de rien, avec le temps ça fait un petit monde d’entretenu. Bien sûr avec le temps, les auteurices (et c’est tant mieux) restant en vie et continuant à produire, il y en a qui sont en partie dépassés. Je m’amuse toujours de mon premier entretien avec Fabcaro indiquant en chapeau qu’il a un « public restreint mais fidèle ». J’ai eu l’occasion de refaire trois entretiens avec lui depuis, mais sans penser à en profiter pour faire une sorte de mise à jour régulière. Là aussi, Numa me disait qu’il rappelait chaque années ceux avec qui il avait réalisé des livres d’entretiens, pour les compléter, ce qui a permis des éditions définitives le jour où les auteurs ont quitté ce monde (parfois très longtemps après, comme les entretiens avec Franquin qui ont mis quelques décennies à reparaître). J’aimerais bien faire ça, le jour où je publierai un livre d’entretiens. On a un projet sur un très long entretien réalisé, le mettre à jour, l’éditer, mais ce sera après un autre grand moment.
Dans les grands noms de l’entretien, il y a aussi les Pissavy-Yvernault, spécialisés dans les auteurs Dupuis. Ils ont notamment réalisé des entretiens avec Willy Lambil, dessinateur des Tuniques bleues, une série qui a bercé mon enfance et que j’affectionne toujours, auteur réputé particulièrement peu loquace. Ces entretiens sont à cette image : il rembarre les intervieweurs, dévie, se contredit allègrement**, tout en donnant des anecdotes de-ci de-là où, sous une amertume certaine, apparais aussi beaucoup de choses du monde de l’édition de l’époque – refusant le mythe de la « grande famille » -, d’une certaine vision du métier et du labeur, une sorte de conscience sociale, et des choses très drôles. J’ai adoré ces entretiens, et j’aurai adoré faire un livre pareil (j’en avais parlé sur Bodoï).
Je pense à tout cela car je viens donc de publier cet entretien avec Appollo et que dans quelques jours je serai à la maternité pour la naissance de mes enfants. Dans ma valise j’ai pris quelques livres, pas beaucoup, je ne manquerai pas d’occupation, mais justement les entretiens ça se lit bien. J’ouvrais avec Numa. Christelle Pissavy-Yvernault vient de sortie un ouvrage d’entretiens avec l’intervieweur, Franquin et moi (reprise du titre Tintin et moi, de Numa Sadoul), centrés sur la relation à l’auteur de Gaston Lagaffe mais semblant aussi parler de tout son regard sur la bande dessinée depuis 60 ans, des rencontres, de ses différents entretiens. C’est donc ce livre qui est dans ma valise, liant sans doute plus fortement que je ne l’aurai jamais imaginé ma vie, Numa Sadoul et le goût des entretiens.
* Si ce court métrage ultra-marqué Tarantino est trop lent et n’a sans doute pas un fol intérêt, je suis tout de même assez content de son scénario. Le casting est improbable entre Numa Sadoul, le jeune étudiant en BTS édition que j’étais, un copain qui est devenu un comédien professionnel, un chanteur voix française de Travolta… ** Je ne vois pas de problème à ce que les entretiens montrent des contradictions, voire des informations erronées, le travail de l’interviewer est d’essayer de vérifier les chronologies (et éventuellement de le dire à l’interrogé pour qu’il corrige, bien souvent c’est de bonne foi, la mémoire n’est pas une chose fiable). Par ailleurs je n’attends pas des interviewés une vérité, mais une vision à un moment T, un auteur de BD brillant peut avoir un discours ou des goûts qui ne sont pas les miens, ou qui sont même décevants, ça ne rend pas l’entretien nécessairement inintéressant. Sur un très long entretien, la contradiction peut être tout à fait signifiante.
(cet article propose une liste de gens complètement arbitraire et personnelle, mais tenter d’objectiver vaguement ce choix arbitraire et personnel, liste en fin d’article, après le contexte)
En tant qu’auteur de quelques albums à compte d’éditeurs, j’ai un privilège : le droit de voter chaque année pour le Grand prix de la ville d’Angoulême. Cela a longtemps été frustrant vu les résultats, mais ça a aussi été pour moi la rare occasion de « gagner mes élections », ce qui n’arrive pas souvent par ailleurs. Évidemment, il y a eu la grande joie Julie Doucet (pour qui je votais systématiquement, mais qui a été porté par la sortie de Maxiplotte), d’autres fois j’ai voté « utile » pour des gens ne me passionnant pas, mais me semblant important, en influence ou apport.
J’ai ainsi voté Bechdel, arrivant au second tour plusieurs fois, reconnaissant l’apport majeur de Fun Home, le fait qu’elle ait été autrice de la première bande dessinée à être sélectionnée pour un prix Médicis ou l’invention du Bechdel test, qui dépasse carrément la sphère de la bande dessinée pour une importance majeure dans la pop culture. Et qu’importe si Le Secret de la force surhumaine (le fameux album sélectionné au Médicis) me tombait des mains. Au dernier tour j’ai tendance à privilégier les autrices et les étrangers, pour renverser un problème évident quand on regarde la liste : Martin Veyron, Philippe Vuillemin, Max Cabanes, Jean-Claude Denis grand prix, mais pas Quino, Carl Barks, Tove Jansson ou Osamu Tezuka (mort en 1989 on pouvait se dire que c’était compréhensible). Voir JC Denis, auteur à l’œuvre sympathique, mais très peu influente au-delà de la francobelgie, succéder à Spiegelman avait quelque chose d’assez incroyable tant l’importance est incomparable. Et si j’adore les Vuillemin et Cabanes des débuts (Raoul teigneux, Dans les villages !), qui étaient inventifs, c’est quand même très loin de l’œuvre des précités.
C’est le principe des prix, qui lit les discours de Churchill quand Proust, Virginia Woolf ou Calvino n’ont jamais eu le Prix Nobel de littérature ? C’est le jeu de trouver que des gens n’ont rien à faire là et qu’il y a des manques criants, dans le cas du « Festival international » d’Angoulême la liste montre toutefois bien qu’avant la réforme du vote en 2013, l’aspect international était très faible et, c’est bien noté, les femmes quasi absentes (Bretécher avec un prix spécial, et Cestac). En dehors des Franco-belges (tous francophones), seuls Will Eisner (2e lauréat, ça partait bien), Hugo Pratt (un prix spécial en 1988), Robert Crumb (en 1999), José Muñoz (en 2007) et Art Spiegelman (en 2011) avaient été récompensés du Grand prix. Et un peu comme les Oscar récompensant The Artist, cela était beaucoup dans un regard français : Pratt, Crumb, Munñoz vivaient en France, Spiegelman est particulièrement francophile…
Bref, les premières années post-2013 étaient celles du rattrapage, notamment féminin et japonais, avec quelques backlash (Hermann ! ou Corben, même si américain, qui est vraiment un auteur que je juge aberrant en soit, mais qui a incontestablement eu une influence massive sur les auteurs des 80-90’s, et a donc sa place). De fait sur 11 prix 4 seulement récompensaient des auteurs de la zone franco-belge : Hermann et Cosey, piliers du magazine Tintin, un Belge et un Suisse, Emmanuel Guibert (dont l’œuvre est intéressante entre l’importance symbolique et esthétique de La Guerre d’Alan et l’énorme succès public de l’œuvre jeunesse Ariol), et Riad Sattouf, dont l’œuvre ambitieuse s’est associée à un succès public majeur sur la dernière décennie. On ne sait trop où ranger Julie Doucet qui, si elle est francophone, ne vient pas d’Europe (elle est la seule récipiendaire canadienne du prix) et a une influence large en zones francophones ou anglophones. Cela laisse en tous cas en 11 ans une bien plus grande diversité nationale avec 7 pays représentés : 3 lauréats étatsuniens, 2 Japonais, 2 Français, et un représentant pour la Belgique, la Suisse, le Canada et le Royaume-Uni. Au niveau linguistique la diversité des créations est moindre avec uniquement le français (5 lauréats), l’anglais (4 lauréats) et le Japonais (2 lauréats), pas délirant vu les sphères d’influence de la BD, mais l’espagnol ou le coréen finiront bien par être plus largement représenté.
Bref, là vient le moment où les auteurices recensées par le FIBD reçoivent leurs codes pour voter, et c’est toujours bien compliqué. Pour ma part j’ai des auteurices en tête – je votais Edmond Baudoin sans discontinuer durant des années, mais j’ai cherché à internationaliser depuis, cet auteur réellement majeur en fait les frais dans mon vote depuis un an ou deux.
Voici donc une liste complètement arbitraires de gens important.e.s à mes yeux, pour qui voter fait sens, pas forcément des gens que j’adore mais qui me semblent pouvoir être dans la compétition et dont l’influence sur la bande dessinée me semble majeure – et c’est à mes yeux ce que doit représenter le prix -, et qui me semblent pouvoir être dans la compétition.
Je n’y remets pas Bechdel, Meurisse ou Bagieu, pourtant régulièrement finalistes depuis plusieurs années, pas tant sur un jugement de fond que parce que du coup ça ne me paraît pas spécialement nécessaire de parler d’elles. J’ai déjà dit plus haut pourquoi Bechdel me semble nettement plus importante, Meurisse c’est parfois très bien (d’autres fois ça m’ennuie) mais au-delà de l’Europe francophone elle est inconnue, bien sûr elle incarne aussi Charlie, l’année des dix ans du massacre, Bagieu beaucoup taperaient dessus facilement, ça ne m’intéresse, d’autant qu’ elle a eu une influence incontestable – que ce soit à l’époque du blog « girly » ou avec son évolution vers des bandes dessinées féministes au trait nettement plus affirmé. Elle est par ailleurs traduite aux USA, avec succès, donc pas inconnue internationalement, et parfaitement légitime, mais j’en vois beaucoup d’autres (tous genres confondus) avant elle.
Je ne sais toujours pas comment choisir. Une autre langue que les trois langue suscitées pourrait être intéressant aussi comme critère (mais je n’en ai aucun). Longtemps je cherchais à voter pour un européen, un américain, un asiatique, mais il y a aussi toujours un énorme retard de Japonais… bref peut-être finirai-je simplement par prendre les plus vieux dans un côté tristement froid sur la possibilité de mourir (ce qui est arbitraire, des gens jeunes meurent et peuvent avoir été très inflents tôt), je les classe donc du plus jeune au plus âgé.
Les finalistes 2022, Meurisse et Bagieu l’avaient déjà été. En fait, assez régulièrement un.e outsider débarque et remporte la mise. Meurisse est finaliste systématiquement depuis 2020.
Jean-Christophe Menu (60 ans, France) Pour ceux qui en douteraient, Menu est un grand auteur, l’exposition à Angoulême l’a bien montré, tout comme le Livret de phamille, qui a marqué la BD autobiographique francophone, mais aussi Gnognottes – somme de récits épars dont des inachevés pris comme œuvres pleines et entières. Son influence va en cependant au-delà de l’œuvre d’auteur, puisqu’il est un éditeur majeur, la voix incarnant L’Association (parfois en effaçant les autres associés, mais il a forgé le discours de la structure et clairement porté la majorité des ouvrages) et donc le renouveau de la BD alternative au moins européenne (et pas que francophone pour le coup), mais aussi le théoricien. Il ne s’agit pas tant de forger des concepts que de porter un parole militante, assumée, parfois excessive, mais qui a fait bouger les lignes. Plates-bandes paraît évident lu aujourd’hui, mais a été essentiel, les Éprouvette également, c’est par exemple dans le n°3 qu’il incluait Charlotte Salomon dans le champ de la bande dessinée, avant que le Tripode ne la réédite. Auteur, éditeur, théoricien, cela mériterait une récompense.
Daniel Clowes (63 ans, États-Unis) Je m’étonne toujours qu’il ne l’ait pas encore eu, souvent cité, il était en finale l’an dernier. En tous cas cet auteur a une influence incontestable (il suffit de voir Brunetti, Tomine ou D.J. Bryant…), qui contient plusieurs réels chefs d’oeuvres. Pour ma part Ghost World est indétrônable (le livre comme le film adapté, que Clowes a coscénarisé), mais David Boring est aussi incroyable, comme Ice haven ou récemment le réussi Monica (qui a eu le prix du meilleur album). Son dessin est glacial, clinique, loin de ce que j’aime d’habitude, mais dans son cas ça fait sens avec les récits, ça ajoute à la puissance et au malaise – parfois aussi il est très drôle. J’ai longtemps eu un trifecta Clowes/Baudoin/Doucet, si je dois garder un seul homme c’est sans doute lui (mais pas sur un critère d’âge). Mon seul regret serait qu’il soit sacré alors que Cornélius a perdu une bonne partie de ses titres pour Delcourt, mais bon, c’est de toute façon le cas.
Moto Hagio (75 ans , Japon) Je mentirais si je disais que je la connais bien, je n’ai lu d’elle que les deux volumes anthologiques parus il y a quelques années et Le Cœur de Thomas. Mais outre que c’étaient d’excellentes lectures, les spécialistes du manga assurent que c’est une autrice fondatrice du shojo et du boy’s love, jouant avec les frontières des genres (dans tous les sens du terme). Elle a eu une énorme exposition l’an dernier, qui a permis à des traductions de se diffuser un peu, je voterai bien pour elle mais craint que, faute d’autres personnes le faisant, se soit un vote « perdu ». D’ici à ce que la mobilisation se développe, je lirai sans doute ses autres titres disponibles.
Edmond Baudoin (82 ans, France) Il a été et reste mon plus grand choc dans la bande dessinée, découvrant via lui à 14-15 ans, après la voie de l’absurde de Thiriet, qu’une autre bande dessinée existait. Ce rôle il l’a eu dans les années 80 sur les futurs fondateurs de l’Association, qu’il a rejoint et soutenue, il a très clairement influencé des centaines d’auteurs (sans que ce ne soit forcément direct), et a été un des quelques auteurs français qui ont eu des carrières dans d’autres sphères, avec notamment les différents récits chez Kodansha (ils n’y ont pas forcément eu un grand succès mais cette traversée dit quelque chose), il a aussi été professeur au Québec et a influencé des étatsuniens (comme Craig Thompson). Il y a des choses qui vieillissent mal chez Baudoin, son rapport aux femmes nettement plus jeunes, qui questionne (que Neige Sinno évoque dans son Triste tigre, tout en disant qu’il n’a justement pas abusé de son pouvoir), ses carnets de voyages porteurs d’un universalisme qui a un peu vieillis dans son approche. Mais il reste, chose rare, un auteur qui expérimente continuellement : il a fait de l’autobio, mais aussi de la fiction, du reportage, de la BD documentaires, il s’est mis à la couleur, a tenté la théorie en BD (le sous-estimé Crazyman), a publié chez des tout petits éditeurs, des fanzines, tout en sortant des livres chez les gros, a accompagné de jeunes auteurices, cherche toujours à inventer, à tenter. Parfois il se plante, parfois il est brillant, c’est la force de quelqu’un qui essaie et se remet en question. Il aurait assurément dû recevoir le prix plus que d’autres, mais le recevra-t-il un jour ?
Nicole Claveloux (84 ans, France) Autrice majeure de l’illustration et de la littérature jeunesse (elle a notamment reçu le Prix sorcières), qui fait partie de l’écurie révolutionnaire des éditions Harlin Quist, Claveloux est aussi une des figures d’autrices de bande dessinée. Dans les années 70/80, alors que les autrices sont souvent réduites à l’exception Bretécher, elle participe ponctuellement à Charlie Mensuel (et signe la couv du n°126) et (À suivre…) mais surtout à Métal Hurlant et Ah ! Nana, dont elle est une des signatures constantes. Son trait luxuriant, l’audace réelle (graphique comme thématique), les jeux formels, en font une incontournable. À côté de ses récits pour adultes (dont La Main verte, avec Édith Zha, dont la réédition chez Cornélius a eu le Prix du patrimoine du Festival d’Angoulême 2020), elle publie des centaines de pages de bande dessinée complètement délirantes pour Okapi, de 1973 à 1993, marquant considérablement les jeunes lecteurices. Si elle s’éloigne de la bande dessinée à partir des années 1990, elle y était bien pleinement active jusque là, jusqu’à prendre position en étant des cosignataires (avec Montellier, Puchol et Cestac) de la tribune «« Navrant », dans Le Monde, parlant du sexisme du milieu. Il s’avère qu’elle vient de publier un nouvel album chez Cornélius, Ce soir c’est cauchemar, qui est vraiment très bien, ce qui n’était pas gagné après tant de temps loin de la bande dessinée. Il semble qu’une mobilisation se fasse dans le collectif Égalité BD pour appeler à voter Claveloux, ma foi, ce serait avec joie.
Yoshiharu Tsuge (87 ans, Japon) L’Homme sans talent m’avait complètement renversé lors de sa sortie en 2004, avant de découvrir Tatsumi (un autre que j’aurai tant aimé voir Grand prix) c’est vraiment Tsuge qui me fait entrer dans « l’autre manga », le gekiga, social, dur, avec un humour désespéré. L’absence de traduction a ajouté à une sorte d’aura d’auteur maudit refusant la publication a ajouté au mystère, mais quand Cornélius a enfin pu sortir une anthologie raisonnée, force a été de constaté que ce pilier de Garo, revue majeure du manga d’auteur, méritait l’attente. Si ce n’est pas très funky, les récits de Tsuge mêlent angoisses et onirisme, et ont exploré les limites du manga. Il a porté dans ses pages beaucoup de choses qui ont infusées ailleurs, le festival lui a consacré une grande expo il y a quelques années, vraiment magnifiques, et il serait un primé mérité – même s’il ne faut pas compter sur lui pour une masterclass.
Jules Feiffer (95 ans, États-Unis) C’est assurément le plus vieux de ma liste, et il crée encore ! Ses cartoons et strips croquant la vie américaine sont très drôles, justes, souvent acérés dans l’aspect social. Il a été publié un peu par Charlie mensuel, il a infusé sur des générations de cartoonists américains et on lui prête une influence sur Bretécher, ce qui paraît crédible quand on voit ses pages. Il est trop peu publié en français, même si Actes Sud publie Kill my mother, une série qui est en cours – pas ce que j’ai préféré de lui mais le dessin croqué est encore très beau, ce qui est impressionnant à cet âge. Un peu comme Hagio je crains cependant que peu votent pour lui.
Jules Feiffer, « Me Me Me », 1972. Je me reconnais un peu trop dans cette BD, mais j’y travaille.
Quelques noms pour lesquels je ne pense pas vraiment voter, mais qui semblent parfaitement compréhensibles : – Bill Sienkiewicz (66 ans, États-Unis), un auteur de comics au style très reconnaissable, assurément influent, que je n’ai jamais vraiment lu (comme Dave McKean, 61 ans, Grande-Bretagne) ; – Frank Miller (67 ans, États-Unis), l’auteur de Sin City et de Batman Dark Kgnith, pas de débat sur l’importance mais a vraiment été trop républicain facho pour moi – on honore aussi une personne, pas qu’une œuvre, d’autant qu’avec Terreur sainte* ça s’est croisé ; – Dans le même esprit Neil Gaiman (64 ans, États-Unis), auteur très polymorphe, à grand succès, qui en bande dessinée a notamment créé Sandman, un incontournable (qui a eu beaucoup de mal à être bien édité) ferait sens, mais les polémiques récentes d’agressions sexuelles font que moi qui n’ai jamais voté pour lui ne vais pas me lancer ; – Clamp (Japon, collectif dont les autrices ont entre 55 et 57 ans), Nanase Ōkawa, Mokona, Tsubaki Nekoi et Satsuki Igarashi forment ce collectif marquant du manga, qui a notamment signé l’iconique succès popularisant les Magical girl Cardcaptor Sakura, mais aussi l’horrifique Tokyo Babylon, X ou le seinen Chobits, donneraient l’occasion d’honorer des genres diversifiés du manga et un collectif, ce que je trouve intéressant, mais j’ai lu bien peu de leurs travaux je l’avoue ; – Charles Burns (69 ans, États-Unis), j’ai adoré Black Hole, bien aimé pas mal de ses autres livres, il est souvent présenté avec Clowes mais me touche quand même nettement moins, et je dois avouer que ses deux dernières longues séries m’ont ennuyée (ça ferait cependant une bien belle expo) ; – Marc Wasterlain (78 ans, Belgique), dans les franco-belges à l’ancienne il y a quelqu’un comme Willy Lambil (88 ans, Belgique) que j’adore mais qui n’a rien de très inventif, le plus jeunot de dix ans Wasterlain mêle l’œuvre classique dans des journaux comme Spirou, Pif gadget ou Tintin à une capacité à réinventer un peu le modèle franco-belge avec Docteur Poche et Jeannette Pointue. Sincèrement, à la relecture, ce n’est pas si génial que ça avait pu le paraître, je pense, mais ça reste nettement plus inventif et poétique que la moyenne. Son dessin est aussi un des rares à fusionner classique franco-belge et une originalité très reconnaissable, des arguments, ça aurait du sens, mais ne compenserait pas les manques existants ; – Hiromu Arakawa (51 ans, Japon), l’autrice de FullMetal Alchemist (entre autres) a assurément marqué une jeune génération d’auteurs et autrices (par exemple, Léa Murawiec), mais il me semble que cette jeune génération n’a pas encore assez de poids dans le scrutin pour la porter, j’avais tenté de glisser son nom, sans grand écho, elle est encore jeune, pour plus tard ; – Andreas (74 ans, Allemagne), pays original, mais il vit en Belgique (ou y a longuement vécu) et est d’expression française. Bien qu’auteur dans le classique Tintin, il a développé des séries osant une certaine expérimentation, avec un trait entre classicisme et expressionnisme. Sa série Arq était fort intéressante et l’auteur en a assurément marqué, sans que ce soit ma tasse de thé. C’est un peu comme Marc-Antoine Mathieu (65 ans, France), un auteur intéressant, qui tente des trucs et chez de gros éditeurs, ça n’aurait rien de déshonorant sans qu’ils ne soient mes coups de cœur, chez Mathieu il y a la volonté constante d’expérimentation, plus ou moins convaincante (formidables Julius Corentin Acquefacques, nettement moins convaincants 3 » ou Livre des livres) mais il expérimente en touchant un public plus large que d’autres, ce qui est intéressant ; – Dans le même esprit qu’un Menu pour l’aspect triple auteur/éditeur/théoricien, mais en plus calme et sage, un Benoît Peeters (68 ans, France) aurait l’intérêt de récompenser un scénariste, sachant que les plus évoqués jusqu’ici sont soit morts (Christin), soit ont refusé le prix d’avance (Moore), soit bon je voudrais pas qu’ils l’aient (Van Hamme, Gaiman donc) ; – Riyoko Ikeda (77 ans, Japon), autrice de La Rose de Versailles, qui se pose là comme shojo d’importance, qui formalise un peu le genre, dans son aspect graphique, le développe, avec un gros succès en France pour l’anime dérivé (Lady Oscar). Elle est finalement assez peu traduite comparativement à l’importance, mais je me souviens avoir apprécié Très cher frère, mais je mentirais si je disais que je m’en souviens. – Mattt Konture (59 ans, France), un auteur fondamental pour moi et à mon avis pour le milieu underground/alternatif français, cofondateur de l’Association, mais sans doute impossible qu’il soit élu, je n’ai donc jamais voté pour lui si ce n’est au «Grand prix Bulledair» , site/base de données/forum qui élit chaque année un Grand prix alternatif (et au fort beau palmarès).
On le voit : je ne nomme aucun auteurice non francophone/anglophone/nippophone, c’est un manque, n’hésitez pas à me donner des noms.
EDIT : On a commencé à me proposer des noms venant d’autres nationalités. Giorgio Cavazzano (Italie, 77 ans), un des grands dessinateurs Disney, mais qui a aussi dessiné Pif ou même un Spiderman, il serait un très bon prix même s’il n’a aucune chance (en Disney l’étatsunien Don Rosa est sans doute plus connu). En italien on m’a aussi évoqué Gipi (61 ans), il a du succès, une influence dans la scène contemporaine mais j’avoue qu’il m’a toujours profondément ennuyé. Il y a sans doute à chercher en Espagne, Allemagne, Flandre/Pays-Bas. On m’a évoqué Ralf König (Allemagne, 64 ans), star de la BD gay, des planches très drôle, un vrai succès hors de la sphère uniquement BD, pas forcément très très connu ici, mais quand même pas mal. Ce serait assurément une chouette expo. En Amérique latine Quino ou Breccia auraient été évident mais sont morts, Carlos Nine (déjà nettement moins connu) aussi…
En 2022 je m’étais amusé à relever différentes occurence de la graphie erronée « Baudouin » sur des sites spécialisés ou non. On peut toujours s’amuser d’une coquille, ça ne dit rien de l’intelligence du rédacteur ou du fond, il reste que je suis extrêmement surpris de voir la constance de cette erreur, alors que le nom de Baudoin n’est pas particulièrement compliqué et que c’est quand même un auteur très important. C’est d’autant plus surprenant que ce n’est pas qu’une coquille de blogs ou de journaux généralistes, on la trouve constament sur des sites spécialisés, voir sur le site d’éditeurs de Baudoin (qui écrivent pourtant le nom sans faute sur les livres).
Bref, je recopie-colle le paragraphe déjà posté à l’époque : « La diversité de supports, quels que soient leurs professionnalismes, et son étendue temporelle me surprend toujours. Il y a assurément encore beaucoup de « Baudouin » à relever, notamment dans les imprimés (là j’ai très majoritairement du en ligne, facile à trouver). Mais en attendant cette recherche, une première salve, en guise d’invitation : si vous en trouvez, n’hésitez pas à me les envoyer à maelrannou @ lilo.org »
Allez zou ! Je commence par ce petit morceau issu du site du Centre Pompidou cette car bon, c’est l’année de la BD au Centre Pompidou, des expos à chaque étages, enfin la légitimation nous dit-on (bon moi ça m’énerve un peu j’en ai déjà causé ici), et donc Baudoin est dans les expos parce qu’il est important. Mais on ne sait toujours pas écrire son nom :
Le Matricule des anges, 2010 (mais ça semble corrigé sur l’article complet, faudrait voir la version papier) :
Présentation de BD à Bastia sur Bodoï :
Auteur important, Baudoin est invité d’honneur du SoBD 2017, mais avec une coquille :
Recension d’un album de Baudoin par un libraire de la CIBDI, institution s’il en est, 2020 :
2018, un entretien avec Ouiz! radio :
Comix Trip, avril 2024. Intrigant car la faute n’est pas sur la vidéo (mais c’est un import d’Inter) mais hop, on l’a quand même sur l’article :
En 2019 dans Le Midi Libre là c’est bien le même journal qui écrit correctement la légende mais pas dans le corps du texte :
Une catégorie qui m’étonne plus encore, les éditeurs de livres de Baudoin qui font la faute. Ici sur le site de La Ville Brûle en 2019 :
Ce livre rend visiblement hommage à l’importance majeure de Baudoin sur l’auteur mais bon, le résumé de l’éditeur se trompe quand même :
Futuropolis a été l’éditeur historique de Baudoin, qui a mis longtemps a signer chez le repreneur. Il y publie désormais ponctuellement et sur ce livre paru en novembre… je reste très surpris du nombre d’éditeur qui laissent cette coquille sur leur site (oui ce sont des webmestre pas les éditeurs, etc., mais enfin… je m’étonne) :
En 2008, Gallimard publie L’Arleri et ne fait pas de fautes sur son site, mais reprend sans les corriger des chroniques qui semblent la faire (à moins que ça n’ait été ajouté en recopiant…) :
Il y a quelque temps, le projet de recherche pan-canadien sur la BD « Au-delà des 2 solitudes – Beyond the 2 Solitudes » avait proposé un appel à recherche-création. Il s’agissait de faire une ou quelques pages de bande dessinée sur ce sujet des oppositions entre nationalités canadiennes, linguistiques notamment, pouvant également aborder les sujets des migrants de différentes communautés culturelles, premières nations, etc.
J’avais pour ma part proposé une petite planche un peu légère, récit d’un moment vécu que j’avais trouvé amusant mais pas si anecdotique. L’identité de l’intervenante est préservée mais je tiens à dire qu’elle n’a rien d’une horrible chauvine (les saillies parfois xénophobes de certains indépendantistes l’énervent d’ailleurs, une indépendance n’ayant pour elle de sens que de gauche et respectant l’autodétermination des Premières Nations), mais cela témoigne de tension qui me paraissent traverser tout québécois francophone.
Bref je l’ai soumise, j’ai été sélectionné (je ne crois pas qu’il y ait eu beaucoup de propositions), rémunéré (ce qui n’est pas commun) et a priori exposé dans diverses universités canadiennes mais j’avoue n’en rien savoir. Ce n’est même pas en ligne.
J’aimais bien cette page, alors la voici ! (vous pouvez la lire en plus grand en faisant un clic droit et « Ouvrir l’image dans un nouvel onglet »)
Régulièrement, je lis des entretiens d’auteurs et autrices de bande dessinées, parfois aussi, je lis des nécrologies. Dans les deux cas, les sujets sont souvent présentés comme les parents de personnages qu’ils ont créé, cela énerve souvent mes pairs, notamment lors des décès : cela manque de solennité et, surtout, cela prouve l’infantilisation de la bande dessinée, le mépris sous-jacent d’un truc un peu neuneu, qui dirait « le papa de [tel ou tel truc légitimes] ». C’est un thème que Xavier Guilbert, de Du9, aborde souvent sur X (ex-Twitter), je l’ai vu il y a quelques mois sur le même ton par l’auteur et éditeur Jean-Christophe Menu sur Facebook.
Pourtant, si c’est constant dans le cas des auteurs BD, ça me semble ici être plutôt un auto-complexe, une manière de se voir délégitimé par rapport à d’autres arts/champs. Dans les faits, une recherche rapide sur des sujets montre assez rapidement que « père de » est une expression très usuelle quand il y a un décès, particulièrement avec des auteurs ayant créé des personnages, et pas qu’en bande dessinée. Ainsi, en me limitant à des sites journalistiques (je ne recense pas les blogs ou critiques de fan, car là il y en a encore plus) on peut voir que cela concerne des romanciers divers, parfois dans des productions peu légitimes, donc qu’on peut mettre dans le même paquet. Exemples ci-dessous (cliquer sur les liens amène vers les articles).
Difficile de faire moins légitime que les aventures d’espionnage-érotico-facho SAS, reste que ce n’est pas de la BD. Mais cela touche aussi des romanciers et arts parfaitement légitimes :
Cela peut aussi toucher pas de l’art du tout, comme dans l’exemple ci-dessous sur le tableau des éléments :
Cela touche aussi d’autres champs, ainsi lors du décès de Badinter, on a beaucoup lu « père de l’abolition de la peine de mort », et il y a peu de chance que ce soit par mépris ou désir d’infantiliser. Ici l’extrait vient de Public Sénat, un média difficilement assimilable à du désintérêt badin sur la chose politique :
Il y a deux éléments là-dedans, on constate que le terme « père » (parfois « mère » aussi bien sûr) est utilisé dans le cas de choses bien identifiables : un texte de loi, une réforme, une découverte scientifique, un tableau iconique, je n’en ai pas mis mais j’en ai vu sur des chansons cultes, etc. À ce titre en littérature le terme est bien plus souvent utilisé pour des auteurices qui ont créé des personnages implantés dans le temps, grâce à la sérialité, des spécificités touchant beaucoup la bande dessinée (mais aussi la littérature jeunesse, le policier, la fantasy…), cet usage me semble bien plus lié à cela qu’à un certain mépris. C’est un mot-clef journalistique, peut-être une facilité, mais rien de péjoriatif.
Il faudrait cependant être de mauvaise foi pour ne pas distinguer « père » de « papa », et oui utiliser les termes papa/maman sont sans nul doute plus proche de l’enfantin, donc de l’infantilisation. Je n’ai pas trouvé de Badinter « papa de l’abolition ». On trouve un certain nombre d’Uderzo « papa d’Astérix »… mais ce sont des œuvres jeunesse, on ne peut pas le nier, et le fait que la bande dessinée porte souvent cette étiquette jeunesse peut être une confusion. On sait qu’elle a joué dans la délégitimation et le mépris du neuvième art, mais la littérature jeunesse est aujourd’hui pleinement étudiée et reconnue, cette confusion n’est donc pas si grave en soi sur le long terme.
Ce que je constate et qui me semble essentiel, c’est qu’il arrive régulièrement que des auteurices de séries plutôt jeunesses ne sont pas systématiquement décrits comme « papa ». Ainsi Toriyama n’a pas été que le « papa » de Sangoku dans la presse, ce qui est une forme de normalisation, au fond.
Sur le fond, ces énervements réguliers que je vois ici où là sur les « pères » me semblent donc avant tout être le témoignage d’une volonté de lutter pour sa légitimité, de se défendre face à des usages énervants d’éternels infantilisation, rabaissement, etc., mais, ici, cela paraît presque plus être une intégration si forte de ces processus qu’une chose assez banale pour tout créateur de sérialité ou de chose iconique apparaît un acte de mépris. De l’importance de, parfois, décentrer pour se rendre compte que, non, y a pas que dans la bédé qu’on a ce traitement !
Comme à chaque fois, cliquer sur les images amène sur l’article.
Lors du congrès 2022 de l’Association des bibliothécaires de France, le sociologue Denis Merklen (dont j’avais parlé ici) a réalisé une conférence d’ouverture qui a tapé dans l’œil des éditrices des Presses de l’enssib. Elles ont décidé d’appeler une dizaine de professionnels très divers – allant de grands pontes à des militants associatifs en passant par un collègue ayant posé une question lors de la conférence – afin de leur proposer de commenter et prolonger la réflexion de Merklen, dans une série de rebonds aux approches très diverses. Avec Stéphanie Khoury nous ne sommes pas de grands pontes, mais nous avons été contactés suite à la parution de notre opuscule, Les Bibliothèques de proximité (Presses universitaires Blaise-Pascal). Comme pour l’ouvrage, nous avons écrit à deux mains un texte nommé « Assumer la communauté », et tout est en accès libre sur openedition ici, avec la conférence inaugurale et ses exégèses et prolongements ! Pour notre part nous partons vraiment de quelques mots et d’une idée générale et glissons sur ses propos en le croisant avec d’autres (notamment un texte brillant de Cécile Boulaire) :
En tant que critique BD comme en tant que bibliothécaire, il arrive souvent que vienne la question du « roman graphique », terme qui m’énerve toujours un peu pour ce qu’il charrier souvent dans la bouche de celles et ceux qui l’utilisent : se distinguer de la bande dessinée, souvent en étant loin des intentions et du contexte originel du terme. Il reste que le terme a eu un succès marketing réel, et impose de s’adapter à cette réalité langagière pour, en tant que bibliothécaire, accueillir correctement et répondre aux demandes des personnes qui viennent régulièrement se renseigner auprès de nous. Alors le roman graphique en bibliothèques, qu’en faire ? Je tente de détricoter tout cela dans cet article pour la revue roumaine Meridian Critic, une revue de littérature consacrée au « roman graphique » justement, et se trouvant soudain avec un article de bibliothéconomie, qui m’a permis d’enfin poser cette réflexion qui me trotte depuis longtemps en tête.
Étant chercheur sur la bande dessinée, il y a une certaine logique à ce que je publie un jour dans Comicalités, et pourtant je ne l’avais toujours pas fait ! En réalité j’avais des articles en attente de parution depuis pas mal de temps, mais outre que j’étais très en retard sur certains articles il y a un temps normal de publication et, hasard de calendrier, deux papiers sont parus en quelques mois d’affilés ! Comme il y en a deux, je ne mets pas le logo mais un extrait d’image à cliquer.
J’ai ainsi participé au dossier « Dessins d’enfance dans la bande dessinée », auquel j’avais proposé un article un peu atypique puisque sans double aveugle puisque je revenais sur mes archives de « dessinateur de la famille » ou « artiste de la classe » qui, finalement, n’a pas vraiment continué. J’y montre un rapport aux codes de la bande dessinée (bulles, cases, séquences) même avant de savoir lire et, surtout, un rapport à la publication, en singeant les codes du magazine ou de l’album. Cela s’appelle « Bande-dessiner avant de savoir lire, une exploration d’archives personnelles », je suis très curieux de retours dessus, car l’intérêt ne me semblait pas évident mais, curieusement, il intrigue.
Le deuxième article est la version largement augmentée d’une communication tenue lors d’un colloque MédiaBD sur la bédéphilie sur la « bédéphilie en revue ». Il trouve désormais sa place dans le dossier permanent de Comicalités sur l’« Histoire et influence des pratiques bédéphiliques ». C’est un dossier passionnant dans son ensemble, sans surprise j’aime beaucoup ce sujet, j’y ai écrit un article très nerd que j’aime bien aussi, à savoir l’analyse de l’ensemble des chroniques « Et les fanzines ? » publiées dans Spirou de décembre 1972 à mars 1978. Il s’agit d’une section assez marginale, qui a connu à peine plus de 80 occurrences sur six années d’existence, dans un hebdomadaire, mais elle-même histoire du fandom, discussions entre fans, petites annonces, et laisse voir énormément de choses passionnantes. Au rang des choses intéressantes mises à jour : de futurs acteurs du milieu déjà visible, l’émergence d’un vocabulaire spécifique (avec par exemple des hésitations sur « fanzinothèque » ou « fanédithèque »), des échanges très marqués sur les questions de production matérielle, etc. Et je ne vous parle pas de cet hommage cherchant des auteurs japonais en 1973 ! (sans succès)
Après un article sur les fanzines dans les bibliothèques municipales, j’ai profité de ma formation d’élève conservateur territorial des bibliothèques et d’une journée d’étude que nous organisions avec nos collègues élèves conservateurices d’état sur la question de la précarité en bibliothèque pour réaliser avec Soizic Adam, Marie Denancé et Juliette Eyméoud cet entretien avec Alexandre Favereau-Abdallah, responsable des politiques de développement des publics et d’accueil des publics du champ social au service des bibliothèques et du livre de la Ville de Paris, publié par le Bulletin des bibliothèques de France en septembre.
Décidément toujours en lien avec l’Enssib, les Presses de l’école ont publié en septembre un ouvrage qui vient poursuivre et compléter le travail que j’avais entamé avec Bandes dessinées en bibliothèques (Cercle de la librairie, 2018). Dans ce premier ouvrage sur le sujet, Benjamin Carco avait rédigé plusieurs chapitres. Cette fois il dirige l’ouvrage Valoriser les bandes dessinées et les mangas en bibliothèque, dans la collection La Boîte à outils, et j’y ai écrit un chapitre nommé « Recommander des bandes dessinées en bibliothèque : prescrire et/ou ouvrir », qui a surtout pour objet de présenter différentes médiations atypiques ou originales autour de la bande dessinée. Le volume a l’air tout à fait passionnant, avec des données à jour, plus de place pour les bibliothèques universitaires et une très belle contribution graphique de Chloé Cruchaudet, entre autres.
Au rang moins purement utilitaire en terme de qualifications universitaires, mais toujours intéressants pour se forcer à des lectures fines d’ouvrages, j’ai aussi rédigé plusieurs recensions d’ouvrage ces derniers mois, pour des revues différentes. Les recensions sont aussi pour moi l’occasion de parfois, pas systématiquement loin de là mis parfois, sortir de la bande dessinée pour explorer d’autres champs : les fans studies il y a quelques temps (évoquées dans mon précédent post d’index universitaire), le livre d’occasion ici, etc.
J’ai donc publié quatre recensions ces derniers mois, la première dans Distances et médiations des savoirs, revue du CNED, à propos de Le livre d’occasion, sociologie d’un commerce en transition, de Vincent Chabault (Presses universitaires de Lyon). Ce sociologue du commerce clôt ainsi une série de recherches sur le commerce du livre :
Pour la Revue française des sciences de l’information et de la communication (ou j’ai projet de bientôt parler fanzine), j’ai rédigé une recension sur le catalogue de l’exposition sur La bande dessinée du réel : Une nouvelle forme de journalisme ?, de Florence Amsbeck & Christophe Cassiau-Haurie. Ce catalogue d’une exposition ayant eu lieu dans une bibliothèque (la BnU) synthétisait assez magiquement de cette étrange discipline qu’est l’infocom et dont dépendant les bibliothèques, le journalisme ou l’étude médiatique.
Et pour conclure, bande dessinée toujours, quand même oui je continue mes passions hein ^^, avec cette recension des actes du colloques À coups de cases et de bulles – Les violences faites aux femmes dans la bande dessinée, un ouvrage dirigé par rien moins que quatre personnes (Frédéric Chauvaud, Lydie Bodiou, Jean-Philippe Martin et Héloïse Morel) qui a l’avantage d’être aussi entièrement en ligne sur openédition ! Cette recension là est dans le dernier numéro de Questions de communications, revue à vocation interdisciplinaire et pluraliste du Centre de recherche sur les médiations de l’Université de Lorraine.
À l’origine, ce site était aussi pensé pour que quelques réflexions élaborées sur les réseaux sociaux ne s’y perdent pas à tout jamais (elles se perdent désormais à tout jamais dans Internet, bon). J’avais à une période posté quelques tops de livres sur Facebook, tout n’a pas grand intérêt, mais j’y avais notamment parlé de mon amour pour la trilogie Golgruber de Nicolas Mahler. En voici une version reprise et étendue.
*
L’art selon madame Goldgruber (2005) est sans doute un des livres théoriques fondateurs pour moi ! C’est une semi-blague car Nicolas Mahler n’a pas la prétention d’un théoricien, et pourtant il m’a frappé avec de vrais questionnements et apport. Sur l’exposition de planches notamment (à l’époque je n’y avais pas réfléchi) ou avec son témoignage de diverses adaptations. Il y parle également d’enseignement, sujet qui me touche nécessairement alors que j’enseigne désormais dans différentes formations parlant de bande dessinée.
Ce livre est particulièrement drôle et j’aime le côté tellement trivial de l’argument fondateur : en Autriche les artistes ont une exemption fiscale, Mahler l’utilise donc chaque année. Mais madame Goldgruber est contrôleuse fiscale et proteste soudain : Mahler fait de la BD, ce qui n’est pas de l’art pour elle, il doit donc lui prouver que si. Cette question de la BD art ou non est à mes yeux dépassée depuis longtemps, même si la quête de légitimité est constante et qu’on parle de « sacre » pour l’exposition au Centre Pompidou qui a lieu en ce moment, après un « sacre » proclamé dans une revue légitime (Le Débat) en 2017, et divers sacre chaque dix ans… Cette proposension à proclamer que la bande dessinée est désormais légitime et digne d’intérêt artistique sans arrêt signe à mon avis un certain complexe d’infériorité, mais c’est un autre sujet et, justement, Mahler a l’intérêt de l’aborder autrement.
Ce refus de la légitimation et du grand discours est intrigant, d’autant plus quand on voit que Mahler passe son temps à s’inscrire face au « grand art », que ce soit avec Maître anciens, son Alice dans le Sussex, son livre sur les philosophes, son miniküs d’après Joyce, comme son adaptation d’Ulysses, ou sa toute récente biographie de Kafka, mais ça marche très bien. Ce côté très trivial est sans doute surjoué par Mahler, mais pour l’avoir interviewé pour un long dossier dans le « Gorgonzola » n° 21 j’avais été assez frappé (avec le traducteur Roberto Salazar) par ce côté très concret et sans aucun scrupule à parler d’argent, sujet souvent tabou. Il était très sympathique au passage et nous a filé plein d’images, d’inédits, a pris du temps. En parlant d’argent, j’ai mis l’interview gratos sur du9 mais le numéro est toujours disponible chez Les éditions L’Égouttoir (on a jamais été hyper fins dans nos stratégies de ventes).
En tous cas je parle quasiment toujours de L’Art selon madame Goldgruber quand j’ai une discussion sur la BD avec quelqu’un, car c’est toujours pertinent – ou en tous cas, j’en ai l’impression. C’est vraiment un livre auquel je reviens souvent, je l’évoquais d’ailleurs dans mon billet sur la question de l’original, rappelant que dans plusieurs scènes de ce livre il doit exposer, et que cela lui pose beaucoup de questions. Guide d’une exposition de ses strips, il décrit alors les centimétrages exacts, les plumes, le temps passé et l’aspect laborieux de la contrainte, à tel point que le galeriste lui dit qu’il donne l’impression de faire le métier le plus ennuyeux du monde. Un moment clef du livre sur cette question est sans doute celui où une galerie lui commande une murale, qui sera très minimaliste, et voit le commanditaire baisser son paiement final car la personne qui a repeint les murs après son expo avait utilisé plus de peinture que lui, et passé plus de temps à peindre, ce paiement ne semblait donc pas très juste.
Dans L’Art selon Goldgruber on suit aussi de façon assez passionnante un projet d’animation de Flashko, l’homme couverture chauffante, une série phare (mais pas ma favorite) de l’auteur. Il dépose un dossier de subvention sans trop y croire pour adapter ses strips, mais reçoit l’argent, procrastine et doit finir par s’y mettre, faisant tout : de l’animation au casting (très intrigant, avec une star de rock et une ancienne gloire de série TV autrichienne) en passant par la musique (avec José Parrondo).
J’avais moins aimé le tome 2, L’art sans madame Goldgruber (2008). Contrairement au premier, qui est pensé dès sa création comme un ensemble, ce volume recueille des histoires éparses de Mahler sur la BD et la création, il y en a des drôles mais un peu trop de pages de titre (à chaque histoire) avec des pages blanches entre qui font que tout ça est un peu court malgré l’épaisseur et m’avait moins convaincu. Sauf qu’après relecture il contient des trucs vraiment réussis et pertinents. Il est en fait du même niveau que Pornographie et suicide (2013), véritable troisième tome de la série même s’il ne le revendique pas. Je l’ai beaucoup aimé, jusqu’aux notes (dessinées) revenant sur des détails des histoires, mais son passage qui vaut vraiment d’être mis en avant est son introduction. Ou plutôt la conclusion de son introduction où l’on voit l’auteur et son grand-père, revenant sur sa vie, concluant après avoir raconté quelques pathétiques histoires pseudo-sentimentales « Nikie ! j’en ai vécu, des choses, dans ma vie. » puis « Mais je n’en ai tiré aucune leçon. » ce qui est un code éthique fascinant pour s’interroger devant l’éternel.
Quelques souvenirs en vrac des trois volumes, plus ou moins cryptiques mais marquants : des luttes face à des subventions, « j’ai chié du sang », des rêves avec Giger d’Alien, d’horribles souvenirs de théâtre avec des enfants tristes, des gens passant une vie à des films de 8 minutes, et le temps différent qui en découle, des publicitaires aimant le nom du livre « Kratochvil » et voulant brainstormer un son un peu pareil pour une brosse à chaussures, « Sauveur des femmes », des prix remportés, des bonhommes avec des visages.
Et puisqu’il faut conclure et qu’au fond cette question n’a pas beaucoup d’intérêt, disons comme cette chère madame Goldgruber à un moment « Bon, mettons que c’est de l’art ». Tous les volumes sont parus dans la collection L’Éprouvette, consacrée aux essais sur la BD, chez L’Association.
Note en passant : dans mon parcours de lecteur L’Art sans madame Goldgruber m’avait vraiment déçu, et j’avais vraiment aimé Pornographie et suicide, j’imagine donc que mon ressenti ancré est lié à la déception par rapport à L’Art selon madame Goldgruber quand j’ai lu le deuxième. J’avais moins d’attente avec Pornographie et suicide et ai du être positivement surpris et l’ai particulièrement apprécié, les chronologies de lecture ont leurs importances. Pour avoir tout relu : les trois sont très bien, mais « selon » est vraiment au-dessus.
Images : les deux premières planches sont tirées de L’Art sans madame Goldgruber, la dernière de Pornographie et suicide.
Cela fait plusieurs année que l’Association des amis de l’imprimé populaire a été créée. Cette belle structure fait des expérimentations d’impression, des ateliers et tient le Fanzinarium (bibliothèque de fanzines à Paris) et publie chaque année le fanzine Faits & gestes. Produit – forcément – manuellement par l’équipe, le fanzine est aussi rapidement mis en téléchargement gratuit en PDF et aborde une très grande diversité de sujets, tous liés à l’imprimé populaire : autocollants, bande dessinée, fanzines, gravures ou reproductions atypiques… À côté des articles on trouve des entretiens avec des acteurices de cet imprimé et des comptes rendus de visites ou d’impressions.
Suite à ma vidéo sur les BD religieuses, les camarades m’ont sollicité pour écrire un article plus détaillé sur Jack T. Chick, auteur ultra-conservateur évangéliste qui produit des centaines de planches de BD haineuses, distribué dans le monde en entier. Vous trouverez ci-après l’article revenant sur ce processus et, particulièrement, sur le mode de diffusion et sa visée multiplicatrice. Dans le fanzine imprimé, il est accompagné d’une bande dessinée de Bsk sur les fascicules de Chick, il reprend ici une chronique de BD improbable qu’il réalisait dans Comix Club !
*
PUBLIER POUR DIFFUSER LA PAROLE : Jack T. Chick, évangélisme trash et diffusion DIY à grande échelle
« Elle pouvait à peine atteindre la fenêtre en se tenant sur ses pattes arrière. Pendant tout le temps où j’étais dans le magasin, elle gardait ses yeux fixés sur cette porte, en attendant que je sorte. Rien d’autre au monde n’avait d’importance pour elle, sauf me voir sortir de ce magasin. Je l’ai regardée, et j’ai pensé, ‘Seigneur, c’est ainsi que je devrais être en train d’attendre ton retour – rien d’autre ne devrait compter’. » Jack Chick, à propos de son caniche
Vous n’avez sans doute jamais entendu parler de Jack T. Chick, et pourtant, c’est un des auteurs états-uniens les plus lus dans le monde – des chiffres, certes difficiles à sourcer, parlent de 400 millions de copies, une paille ! J’ai eu l’occasion de parler un peu de son travail lors d’une journée d’étude sur « l’édition de fortune et de nécessité », joli terme forgé pour parler de ces éditeurs qui s’improvisent non par envie du DIY mais « parce qu’il le faut », et qui me semblaient parfaitement épouser certains éditeurs de bande dessinée religieuse. Parmi tous les exemples Jack Chick est un des plus fascinants : par la masse évoquée, par la discrétion absolue de son auteur (il n’existe qu’un autoportrait et une interview), par le fait que ses publications traversent le monde tout en passant complètement hors du champ de la majorité des gens et, parmi les choses les plus fascinantes, par son mode de distribution.
Si Chick a monté une véritable entreprise capitaliste à l’impression très professionnelle, avec un site extrêmement bien tenu et un empire de traduction, soit quelque chose de parfaitement industriel, le choix de distribution le rentre bien dans un imprimé alternatif. Ainsi, si vous allez sur le site officiel de la compagnie vous trouverez un onglet avec les différents titres par langue. La première des choses impressionnantes est la masse : 276 titres en anglais, plus de 130 langues représentées. S’il y a peut-être quelques doublons dans la liste la diversité d’objets reste massive, Chick était investi d’une mission et devait dessiner un maximum pour sauver le plus d’enfants possibles. Si l’on observe un peu ce menu déroulant de langue, on constate que certaines n’ont qu’entre un et cinq titres, elles sont malgré tout là, sans surprise l’espagnol (de plus en plus parlé aux USA) possède 247 traductions, et c’est ensuite plus faible : 133 en Allemand, 86 en Filippin, 83 en français, 64 en portugais, 59 en Chinois, 57 en néerlandais, 48 en Norvégien, 45 en Russe… et même 9 en Esperanto et 3 en Hiligaïnon, une langue indo-malaise des Philippines.
Plus intriguant encore on en trouve 41 en Chinois simple, une version linguistiquement moins élaborée, faîte pour toucher les masses, et d’étranges catégories comme « Afro-Française1 » (six) et « Tahitien-Français » (un seul). Ici il ne s’agit pas de langues mais de dessin : les versions « afro » comprennent souvent les mêmes dessins avec des personnages colorés en gris ou noir, parfois quelques modifications (cheveux plus crépus), la version tahitienne est entièrement redessinée avec des chemises à fleurs et des types physiques polynésiens, le dessin ne semble d’ailleurs pas de Chick mais d’un épigone. Au rang des classements, une entrée par sujet est également possible : Suicide (3), Abus d’enfants (2), Drogues et alcool (7), Avortement (2), Catholicisme (5), Communisme (1), les plus fréquents restant les « Basic Gospels » (102).
Couvertures en anglais, espagnol, français et yoruba de Are Roman Catholics Christians?
Une fois naviguant sur ce site, plusieurs options vous sont proposées. Vous pouvez d’abord lire l’intégralité du comix, voir le reproduire facilement : si l’entreprise est rodée, elle a d’abord un but d’évangélisation. Pour les titres en anglais ou français, il est aisé de les commander, les tarifs sont très bas : 25 cents le comix, plus le port – ce qui incite à en prendre plus, le site propose justement des « packs » (25 exemplaires) et des « cases » (1000). Sur les langues plus rares, c’est différent, les titres sont imprimés à la demande et… par paquets de 10 000 minimum ! Ils sont alors vendus à moitié prix avec une couverture personnalisée. Mais que feriez-vous d’autant d’exemplaire ? Et bien c’est là tout le principe des Chick’s Tract (qu’il appelle bien tract et non comics), vous les distribuerez. La forme identique de chaque comix est pensées pour : un petit rectangle avec une maquette de couverture présentant une case sur fond noir, 24 pages, une conclusion toujours similaire et, surtout, en quatrième de couv un carré blanc pour tamponner l’adresse de votre congrégation religieuse. Introuvables en librairie, les tracts de Jack Chick ont ainsi été distribués dans des manifestations religieuses, donnés aux enfants dans des groupes, mais aussi abandonnés dans des lieux publics (cabines téléphoniques, bancs, cafés…) et sans doute tractés le long de manifestation. D’une entreprise très industrielle nous passons à un processus de distribution très DIY.
Une 4e de couverture typique, sans tampon
Fascinant par l’ampleur et par cette distribution mano a mano qui court-circuite les circuits commerciaux, les bandes dessinées Chick n’en sont pas moins problématiques. Pour cet ultra-conservateur évangélique, l’église catholique romaine en soi est décadente et viciée (il suit la « Bible du roi Jacques ») et les tracts sont des enfilades de violences diverses sur l’homosexualité comme maladie à soigner, les francs-maçons comme secte satanique, l’avortement comme meurtre, les catholiques et musulmans comme des blasphémateurs à combattre… La construction extrêmement binaire du propos, on y retrouve quasi systématiquement une personne en situation de faute morale qui est « sauvée » grâce à un ami/parent/voisin qui lui parle de Dieu, à grand renfort de versets, est terriblement efficace malgré l’aspect assez maladroit de certains dessins ou lettrages. Dans La Propagande en BD le spécialiste suédois Fredrik Strömberg s’avoue choqué par sa lecture, marqué par la littéralité de la lecture et « l’âpreté avec laquelle les Chick Tracts tentent de faire accepter leur vérité comme la seule acceptable2 ». Il rappelle au passage que le Canada a interdit la diffusion de certains d’entre eux pour incitation à la haine. Ainsi, bien que fasciné, je me suis toujours retenu d’en acheter sur leur site, mais reste ouvert à toutes propositions d’occasion ! Je n’ai à ce jour réellement eu entre les mains que Le Film de ta vie (This Was Your Life!), qui semble être le plus traduit et adapté de ses ouvrages.
Extrait du Film de votre vie, version française, non daté
Cette présentation étant faite, reste une question : qui est ce Jack Thomas Chick, dont on sait qu’il est né le 13 avril 1924 à Boyle Heights et mort le 23 octobre 2016 à Alhambra, deux villes faisant partie du comté de Los Angeles. Mort à 92 ans, il n’aura cessé de publier et d’appeler à diffuser ses productions, tout en restant très peu public, ses bandes dessinées parlant pour elles-mêmes. Nous savons toutefois qu’il a d’abord commencé comme dessinateur pour l’aérospatiale avant d’avoir la révélation de sa vie en entendant un missionnaire radiophonique parler propagande chinoise en BD. Il découvre une manière pour les communistes de toucher les enfants, une arme sournoise qu’il a alors décidé d’utiliser alors même qu’il semble ne pas aimer ce médium. Médium dont, si les planches sont souvent lourdes de textes, il maîtrise toutefois clairement les codes. Chick est prêt à ce sacrifice car il veut sauver les innocents, les enfants oui mais aussi les « losts », ces gens perdus, prêts à aller sur la route de l’enfer – pour ce que cela recouvre voir le précédent paragraphe. Lui dit les aimer et vouloir les protéger avant tout, même s’ils les insulte à tour de pages. Dans ses lettres, Chick évoque le souvenir de la bataille d’Okinawa, où il dit avoir été soldat, et en retient le vocabulaire guerrier. Ses tracts sont l’élément d’une guerre (finalement très gramscienne) pour « détruire les portes de l’enfer » et il appelle ses distributeurs son « armée de Dieu ». Il raconte aussi combien certains tracts ont été difficiles à réaliser et qu’il a du affronter Satan, tentant de l’immobiliser ou bloquer sa main, sans succès. Il semble que Chick ait reçu beaucoup de témoignages mais aussi de courriers haineux, auxquels il ne répondait pas – sauf obligé devant les tribunaux – mais auxquels il accordait une réelle importance : être un serviteur de Dieu n’est pas une sinécure et s’il n’était pas attaqué il considérait avoir raté quelque chose.
Chick a un dessin mixte, se déplaçant sur un plan plus ou moins réaliste allant de l’académisme pur à des formes pouvant presque rappeler le cartoon (comme C’est ta vie), s’adaptant selon les titres, et rappelant là une tradition des auteurs des années 50, qui naviguaient entre les styles selon le propos. Comme chaque récit a plus ou moins le même schéma, le début présente toujours des scènes moralement condamnables. Curieusement Chick assume de dessiner des femmes sexys, des scènes qui, si elles restent soft, sont sans doute le cumul de l’obscène pour lui. Il faut sans doute en passer par là pour attirer le chaland et c’est son chemin de croix. Sa précision va jusqu’à faire qualifier ses productions de « spiritual porn » par Raeburn, qui souligne combien ces récits insistants sur l’humiliation et la soumission à Jésus ont des ressorts proches des Tijuana Bibles, ces bandes dessinées pornographiques mexicaines, et rappellent régulièrement l’imagerie BDSM.
Extrait de Party Girl, p. 09.
À travers le temps Chick réédite et modifie certaines publications, nous l’avons vu sur les différentes versions en termes d’ethnies, mais il réadapte parfois ses textes en fonctions de l’actualité, le SIDA remplaçant l’herpès dans une production anti-sodomie par exemple. Raeburn relève également qu’il a entièrement redessiné Doom Town, violente charge anti homosexualité, et qu’il explique à ses lecteurs en 1992 : « J’ai fait l’erreur d’être trop doux sur ce sujet, ce que je regrette profondément ». Ironiquement, la présentation du tract parle de compassion, mais comme toujours dans les tracts c’est une compassion se limitant à prédire l’enfer et la mort si les personnes ne rejettent pas leur identité. Précisément la présentation parle d’ailleurs d’un « un appel compatissant au repentir de l’homosexualité. »
Avant le développement de l’univers numérique, la correspondance de Chick était nécessairement plus artisanale. Chaque tract comprend une adresse, une boîte postale, située pendant trente ans à la poste de Chino (n° 662), avant de passer à la poste d’Ontario (n° 3500). Une adresse existe toujours mais on imagine que la plupart se déroulent désormais par courriels et paywall sécurisés, et la page d’accueil présente une vidéo Youtube où une jeune femme explique combien This Was Your Life! a changé sa vie quand elle a été adolescente ainsi que des promotions spéciales liées aux événements. En octobre 2023 il nous est donc recommandé de glisser aux enfants faisant du porte à porte pour Halloween un subtil comics orange, et face à la triste actualité la compagnie remet en avant une publication rappelant que tout évangéliste doit défendre Israël contre les Arabes. Plusieurs années après la mort de Chick, la petite entreprise est toujours là, portant en elle la tradition d’alliance de l’évangélisation et du marketing, pour des siècles et des siècles.
Pour aller plus loin : The Imp n° 2, fanzine de Daniel Raeburn (en anglais) consacré à Chick (1998), disponible en PDF : http://danielraeburn.com/jack-chick.html
1 Le terme anglais est « French african » qui pourrait se traduite par « Français africain », mais il est ici question enr réalité plus d’ethnie que de langue. 2 Fredrik Strömberg, « Jack Chick, ou le salut par la bande », La Propagande en BD, Eyrolles, 2011, p. 114-115.