Suite au décès d’Uderzo, Libé a fait appel à Blutch pour sa couverture. Il faut dire que Blutch est assurément un des meilleurs dessinateurs de bande dessinée actuels et qu’il avait déjà rendu hommage à Uderzo à plusieurs reprises, notamment en utilisant Astérix pour la couverture de Variations, son album de réinterprétations de planches canoniques de la bande dessinée paru en 2017.
En
couverture de Libé
un dessin simple, Astérix et Obélix portant, à la place du menhir
habituel, une version géante du Coronavirus, sujet central de
l’actualité depuis des semaines. Le dessin est plutôt beau,
évidemment, et j’ai vite vu mes réseaux saluer le talent de
l’auteur et la beauté de l’hommage. Ainsi qu’une
interrogation, plusieurs personnes s’étonnant d’apprendre
qu’Uderzo avait succombé du fameux Covid19.
Pourtant, ce n’est pas du tout le cas. Nonagénaire et malade, Albert Uderzo s’est éteint sans rapport avec le fameux virus. « son décès n’est pas lié à l’épidémie de coronavirus en France. » sous-titre Franceinfo avec l’AFP, quand d’autres précisent directement en titre « décès du dessinateur d’Astérix sans lien avec le Covid19 ».
Or le dessin de Blutch crée une ambigüité, en liant artificiellement les deux événements. Une alliance maladroite, qui porte de la confusion plutôt qu’elle ne participe à l’information, bref l’inverse d’un dessin de presse qui touche sa cible. Ce n’est pas dramatique en soi, mais on peut regretter qu’un journal qui emploie Willem (un des meilleurs dessinateurs de presse vivants) et qui a prouvé aimer l’image et la bande dessinée à de nombreuses reprises passe un dessin certes joli, mais aussi faible et même erroné en couverture. Vu les réactions, son analyse rapide – et évidente – donne presque une fausse nouvelle.
Pour la défense de Blutch, lier mollement deux informations sans rapport est un classique du dessin de presse, c’est ce que fait Plantu depuis des années tout en étant salué par l’enseignement et les médias majoritaires, en occupant une place centrale comme dessin de Une du Monde. Tout de même, se retrouver à mettre sur le même plan Blutch et Plantu est un peu déprimant, et semble bien être le signe de ce que Thierry Groensteen a très bien décrit il y a des années (2003) dans un texte nommé Considérations incorrectes sur Plantuque l’on peut lire ici, en voici un extrait qui touche à notre sujet :
« Disons-le
sans ambages : c’est un signe parmi d’autres de l’inculture
française en matière d’art graphique que cette unanimité dans
les louanges adressées à un dessinateur qui n’en mérite
certainement pas tant. […]
Plantu
use et abuse d’un procédé lassant qui, neuf fois sur dix, ruine
d’ailleurs par avance toute prétention du dessin à délivrer un
commentaire pertinent : il organise la rencontre entre deux
événements d’actualité qui n’ont pour seul point commun que
d’être contemporains l’un de l’autre. Souvent arbitraire et
laborieuse (voire indigne, comme ce dessin qui faisait intervenir le
Front national dans un hommage à l’artiste Vasarely décédé la
veille), cette construction syncrétique fonctionne comme une sorte
de résumé des deux grands sujets de l’heure, mais n’en éclaire
vraiment aucun. […]
Pour ne le comparer qu’aux autres
dessinateurs du Monde, Sergueï a plus de fantaisie poétique,
Pancho est meilleur portraitiste et Pessin a un sens bien plus aigu
de la réplique qui fait mouche. Il faut pourtant s’y résigner :
Plantu restera sans doute encore de longues années la coqueluche
d’une intelligentsia parisienne qui l’admire… les yeux
fermés. »
* **
Pour
l’anecdote, puisque nous parlons de Blutch et d’Astérix, notons
que la couverture de Variations
était une reprise quasi identique d’une affiche de « Drôles
de Gaulois », série de conférences, expositions, animations
qui ont eu lieu à Bobigny entre octobre et novembre 2009 et ont
donné lieu à un ouvrage l’année suivante. Comme on peut le voir
ci-dessous, la couverture de l’ouvrage de réinterprétation est
elle-même une légère variation d’un dessin de l’auteur.
Reprise de l’article publié par le magazine de l’Association France-Québec, dont je suis membre depuis plusieurs années, longtemps inactif si ce n’est par cet article publié il y a deux ans et demi (j’ai décidé de m’y investir activement cette année, en entrant au CA de Laval-Québec, structure locale de l’association dans ma ville). Depuis quelques petites choses ont changé : malheureusement La Mauvaise Tête a cessé sa production, de son côté Pow Pow s’est par contre largement développé, avec un catalogue de plus en plus riche et essentiel (Lisez Les Petits Garçons, de Sophie Bédard !). La revue Front froid semble avoir cessé ses activités en périodique pour se consacrer à l’édition d’albums, dans le même esprit que la revue, quand Planches existe toujours après une période de flottement, et affiche un beau programme pour l’année à venir après avoir coédité son premier album en lien avec le festival de Montréal. Ces réserves posées, voici l’article tel que publié à l’époque.
La Bande Dessinée québécoise (BDQ) est issue d’une longue tradition graphique, notamment celle de la caricature anglo-saxonne. Ainsi, quand Punch in Canada paraît en 1849, la première revue d’humour dessiné, souvent politique, du Québec s’inspire directement de son aîné. S’il ne dure que quelques numéros, de nombreux autres magazines du même type naissant, développant une approche graphique populaire. C’est le 18 août 1909 qu’un certain Morisette publie Petit chien sauvage et savant dans Le Canard, ce strip muet est la première publication connue d’un auteur québécois qui dépasse le dessin unique pour être une vraie bande dessinée [NDA : Depuis, suite à des échanges avec un historien de la BDQ, il s’avère que cette affirmation issue d’un ouvrage de Mira Falardeau n’a aucune réalité historique, rien ne prouve que l’auteur soit québécois ni même qu’il s’appelle Morisette !]. Par la suite, plusieurs auteurs se démarquent dans la presse généraliste, souvent pour des pages d’humour à la manière des journaux étasuniens. Parmi eux, Albéric Bourgeois créé Timothée pour La Patrie, série au long cours ou des bulles sont utilisés dès 1904, une première dans la BD francophone ! Mais malgré ces débuts prometteurs, la concurrence américaine – ou un système de vente de strips centralisés par journaux et états permet de faire largement baisser les coûts – balaie rapidement la création locale…
La BDQ traverse alors une
longue période de disettes. Bien sûr des productions existent,
principalement des séries hagiographiques catholiques… La Société
Saint-Jean-Baptiste publie des contes, des revues spécialisées sont
publiées par la JEC, Fides sort quelques albums… Mais le but est
purement didactique et cela se poursuit jusqu’à l’après-guerre.
Une exception notable, celle d’Onésime, par Albert Chartier. Ce
personnage, extrêmement connu outre-Atlantique, mais quasi inconnu
ici, est publié pour en 1943 dans le Bulletin des Agriculteurs du
Québec. Très lue, cette revue professionnelle accueillera les
aventures de ce gentil naïf jusqu’en 2002, avec plus de 600
planches à son actif ! Pour beaucoup de Québécois, il s’agit
de la seule création locale d’un niveau équivalent aux magazines
européens. Chartier est également des années durant un des seuls
auteurs québécois à vivre de la BD.
En 1968, alors que des
magazines comme Spirou ou Tintin traversent l’océan
(de manière parfois aléatoire), la vague contre-culturelle mondiale
touche évidemment le Québec, qui est lui-même en pleine mutation
et « révolution tranquille ». Le groupe Chiendent, mené
par le poète Claude Haffely et des plasticiens contemporains, tente
de monter un groupement à l’américaine pour placer ses bandes
dans la presse québécoise. Quelques-unes paraissent, mais le
contenu radical désarçonne et les auteurs vaquent à d’autres
occupations tout en marquant durablement les lecteurs. De nombreux
fanzines naissent, Jacques Hurtubise et son Hydrocéphale illustré
(1971) créent le comics-book Capitaine Kébec, puis il lance Croc
en 1979, magazine d’humour inspiré de Pilote qui sera leur
premier vrai succès. 189 numéros paraissent, jusqu’en 1995,
publiant les premiers travaux d’auteurs majeurs comme Fournier &
Godbout (Michel Risque) ou Jean-Paul Eid. Il ne s’agit cependant
pas que de BD, mais aussi beaucoup d’humour, d’actualités…
Hurtubise lance donc une revue de grande qualité nommée Titanic,
exclusivement consacrée à la BD, en 1983. Mais c’est un échec,
un fanzine underground nommé Iceberg naît même en
opposition amusée !
Il reste que Croc permet une vague de professionnalisation sans précédent, et s’il cantonne à l’humour le magazine ancre l’idée qu’une BDQ est possible. De très nombreux fanzines se créent, ainsi que des petites maisons d’édition osant la BD (Kami Case, Zone convective, Mille-Îles…), et une revue d’humour dessinée concurrente, Safarir, qui vivra jusqu’au milieu des années 2000, mais là aussi sans être exclusivement centré sur la BD et en s’éloignant de la satire propre à Croc. Safarir est un des rares exemples de revue québécoise ayant tenté de percer sur le marché européen puis États-Uniens avec des publications spécifiques, mais l’échec est patent dans les deux cas.
La deuxième moitié des 80’s voient aussi apparaître les travaux Julie Doucet et Sylvie Rancourt. Ces deux autrice, relativement éloignées du milieu de la BDQ et dont les travaux ne se croisent pas, ont la spécificité – outre d’être des femmes, chose assez rare à l’époque –, de pratiquer l’autobiographie et l’auto-édition. Longtemps elles seront parmi les plus célèbres représentants du 9e art québécois hors des frontières. Julie Doucet s’impose rapidement comme une pionnière de la BD underground francophone et est publiée en France dès les débuts de L’Association, maison d’édition majeure du renouveau des 90’s. Elle raconte ses rêves, sa vie de femme, son quotidien… Sans pudeur et loin des conventions avec un dessin volontiers trash. De son côté Sylvie Rancourt raconte, sans savoir spécialement dessiner, son quotidien de strip-teaseuse et vend ses BD dans les boîtes où elle danse, avant qu’elles soient reprises et commercialisées, notamment au USA ! Les spécificités propres à ces autrices cultes sont une particularité inexplicable – la raison la plus logique est qu’il s’agit d’un hasard – de la BDQ.
Les années 90
voient donc une génération d’auteurs arriver après des années
stimulantes, où le marché reste très contraint par les productions
franco-belges et américaines, mais où une carrière d’auteur est
possible. Cela permettra l’émergence de structures plus fortes et
de tout un tissu alliant auteurs, éditeurs, librairies… Les
éditions La Pastèque se créent en 1998, Mécanique générale est
fondé par l’auteur-libraire Jimmy Beaulieu à peu près à la même
époque… Des fanzines puis des livres, permettant de concrétiser
des travaux aperçus depuis des années : Benoît Joly, Pascal
Girard, Luc Giard… La longévité de ces structures permet de voir
différentes générations réunies. En même temps qu’ils
republient des auteurs underground, comme Siris, ou de jeunes auteurs
lors de l’avènement des blogs BD (Iris, Zviane…), ils se lancent
dans des travaux patrimoniaux : Fournier & Godbout,
Jean-Paul Eid ou Albert Chartier retrouvent le chemin des
librairies !
Après une longue période de gestation liée à un environnement très peu protecteur, la production de BD québécoise a su s’affirmer et se rendre incontournable. Si pour beaucoup d’auteurs le Graal reste de percer en Europe (le marché francophone québécois restant très restreint), la simplification des communications facilite largement les échanges. Ainsi Paul à Québec, autobiographie de Michel Rabagliati ancrée dans son territoire, a obtenu le prix du Public à Angoulême en 2010 quand Guy Delisle a, lui, remporté le Fauve d’Or en avec ses Chroniques de Jérusalem en 2012. Du côté des ados Les Nombrils, des Sherbrookois Delaf et Dubuc, paraît dans Spirou et est une des séries les plus populaires des ados français. Une réalité montrant bien que la BDQ peut percer de manière totalement autonome, au-delà du pittoresque.
Parallèlement à ces structures historiques et à ces auteurs au CV déjà bien long voyant leurs carrières récompensées, une effervescence est encore en cours : de nombreux festivals, prix, formations… se créent. L’éditeur Glénat a même créé une filière spéciale, « Glénat Québec », pour repérer les talents locaux, associés à la force de frappe d’une des plus grosses maisons d’édition française. Enfin, de nombreuses structures se créent, comme les maisons d’édition Pow Pow et La Mauvaise Tête, lancée par des auteurs, qui présentent les travaux de la jeune garde québécoise sous des graphismes magnifiques (Michel Hellman, Vincent Giard, Luc Bossé, Zviane…). Du côté des revues, on peut saluer deux initiatives méritant particulièrement d’être soulignées : Front Froid, consacrée à la BD de genre, axe original permettant de mettre en lumière des auteurs au style plus réaliste dans des formats courts, et Planches, lancée voici trois ans pour promouvoir des auteurs québécois de tous styles. Si aujourd’hui l’objet de Planches a un peu évolué, la revue comporte toujours de nombreux auteurs locaux et met en avant cette production dans de longs dossiers révélant par la publication comme l’analyse la richesse de la production québécoise.