Autour d’une case de « La Synagogue » de Joann Sfar

J’ai terminé hier l’album La Synagogue, de Joann Sfar (Dargaud, 2022). Comme beaucoup de gens, j’ai beaucoup aimé Sfar, puis j’en ai fait un peu une overdose quant aux tics énervants. Et puis régulièrement je relis ses albums qui m’ont marqué, et apprécie de nouveaux albums, notamment les derniers Chats du Rabbin. Globalement, mes albums favoris restent le Petit monde golem, les Chats et les Grands vampire, Pascin aussi. Globalement je constate que je suis généralement touché par ses titres abordant, d’une manière plus ou moins directe, son rapport au judaïsme, mêlé à l’intime, souvent foisonnant et beau.

J’ai un avis mitigé sur La Synagogue, car un certain nombre d’incartades de l’auteur (comme la première case du bandeau, ou celle sur la tragique affaire Halimi) me semblent assez contestables (Paris est quand même une des dernières grandes villes PS, si l’antisémitisme du meurtre de Sarah Halimi est évident c’est un sujet important de droit que l’irresponsabilité, etc.), elles sont cependant très anecdotiques dans le récit central, même si la construction de l’album est fondée sur des incartades, des allers-retours… C’est assez plaisant dans la majorité des cas, l’album brasse des choses intéressantes sur ce juif qui ne croit guère et se retrouve à garder la synagogue pour échapper aux offices, alors que le terrorisme antijuif se développe.

Mais c’est sur la deuxième case du bandeau que je veux revenir, celle-ci :

p. 125, case 4.

Elle est en partie logique et en partie étonnante. Logique car on y voit un jeune Sfar adorer Rahan, comme tous les enfants de sa génération, et l’acheter à un vendeur militant lors d’une fête locale. Nous avons déjà un peu exploré cette diffusion ici. Le vendeur lui évoque Raymond Poïvet, ce grand dessinateur qui a notamment illustré l’iconique série de Science-Fiction Les Pionniers de l’Espérance, qui paraît de décembre 1945 à août 1974 dans le magazine. Il est assez connu que la série n’était plus très populaire dans les 1970, que le jeune Sfar ne connaisse pas Poïvet est donc normal (de toute façon Sfar est né en 1971, donc il devait acheter des magazines d’occasion), et cette case a sans doute une vocation humoristique montrant comment le jeune dessinateur ne reconnaît alors pas le « grand » dessinateur par excellence du réalisme français.

Ce qui est plus surprenant, c’est de voir le vendeur parler de Marijac. Grand prix de la ville d’Angoulême 1979, il est sans doute le moins connu des lauréats, c’est pourtant quelqu’un de réellement important. Auteur de bande dessinée, résistant, autour des Trois mousquetaires du maquis, Marijac a une activité de scénariste et d’éditeur, à travers l’important journal Coq hardi. Et justement, si Coq hardi est un journal clairement résistant, comme Vaillant, il est aussi clairement gaulliste, et financé à sa création par le MNL.

Puisqu’il s’agit a priori d’un vendeur d’occasions, pourquoi pas, on peut imaginer qu’il fasse découvrir à ce grand ado fan de BD un tas de vieux papiers dessinés des années 60. Donc pourquoi pas Marijac, et tant pis pour l’idéologie ! On dira qu’il y a prescription pour ce bouquiniste qui amenait les idées gaullistes au sein des fêtes communistes, cela reste amusant de se dire que Sfar s’amuse de la licence d’aller chez les coco, ce qui énerve son père, pour qu’on lui parle d’un auteur gaulliste par excellence.

Cela étant, en termes de flexibilité idéologique, Poïvet n’était pas le dernier. Outre sa participation au journal collabo Le Téméraire (avec des planches a priori peu idéologisées contrairement à Liquois ou Erik – dont la série sera pourtant reprise sous un autre nom dans Coq hardi !), et sa participation très active à Vaillant puis Pif Gadget, il a aussi participé à Coq hardi en dessinant Colonel X, scénarisé par Marijac, en 1947 Médioni nous apprend même que l’atelier de Poïvet se trouvait au-dessus des locaux de Coq hardi. C’est sans doute ce héros, qui reste un Résistant, un homme porteur de valeurs qu’un communiste peut apprécier, l’attache étant moins sensible des années après la mort du Général, que notre vendeur présentait au jeune Sfar. On lui pardonnera donc son incartade.

Coq Hardi n° 54, avril 1947. Début d’une aventure du Colonel X…

PS : la possibilité que Sfar ait mis un mot de grand auteur ancien un peu hasard, par réminiscence de la collaboration Poïvet/Marijac, est aussi envisageable. C’était l’occasion un peu de tout ça.

PS2 : Je serai ce dimanche au Mémorial de la Shoah a 14h30 pour une table ronde autour de la bande dessinée sous l’occupation, j’y parlerai évidemment de Vaillant/Pif (et de son ancien nom, Le Jeune patriote).

Un méchant de BD ?

Au détour d’un intéressant article du Devoir (le grand quotidien plutôt pro-indépendance et de gauche au Québec) sur la surreprésentation des ultra-riches dans les séries télévisées, où la sociologue Julia Posca (qui travaille pour l’IRIS, passionnante structure anti-orthodoxie libérale) donne de pertinentes analyses, cette sentence, de la plume du rédacteur Stéphane Baillargeon :

« Glass Onion ou Squid Games noircissent le trait au possible et donnent aux milliardaires des allures de méchants de bande dessinée. »

On a lu bien pire sur la bande dessinée, pourtant ça m’a un peu chiffonné. L’auteur parle d’actes immoraux, souvent accompagnées de postures et de faciès qu’on imagine bien, j’ai en tête les masques de Squid game d’ailleurs. Rien de bien violent pourtant, il s’agit là de parler des méchants caricaturaux à la Olrik, M. Choc ou Pat Hibulaire, de ceux qui vont détruire le monde d’un grand rire. Encore que M. Choc a un casque alors on ne sait pas, et Olrik est plutôt séduisant, César dans Astérix n’étant pas laid non plus.

A vrai dire, un des méchants les plus iconiques dans mes lectures (je ne prétends pas que ce soit universel) est sans doute Angel face, dans Blueberry, mais certes [SPOIL] il s’enlaidit à la fin.

Jean Giraud, couverture d’Angel Face (Blueberry T17), Dargaud, 1975.

Dans les comics je vois bien les méchants monstrueux – salut à Double face –, je comprends bien l’image choisie. Et en vrai, il y a plein de méchants Franco-belges au faciès repoussant aussi, pas de soucis. Des méchants vraiment caricaturaux, vilains et tout – supers-vilains est d’ailleurs le nom donné aux adversaires des super-héros tiens.

Ce qui m’étonne n’est pas un problème de fond plutôt qu’une surprise. Fondamentalement la bande dessinée n’a rien inventé, elle a repris les faciès et usages graphiques des méchants de l’illustration pour enfants, de la caricature politique, du dessin d’opinion, etc. Ce sont de vieux procédés pas tant liés au « méchant de bande dessinée » qu’à la représentation imagée du méchant – avec ce que ça a d’ailleurs de problématique avec le mix qu’il peut exister entre une imagerie iconographique du méchant et une imagerie antisémite du juif, mais autre sujet.

Une représentation commune, historique, ancrée, qu’on retrouve dans la « culture populaire » à laquelle appartiennent généralement bien plus les séries à succès que les BD à succès (hors Astérix une BD franco-belge à succès touche toujours un public relativement modeste comparée à un film à succès). Ces riches caricaturaux et méchants de séries (aux physiques plus ou moins agréables, comme ceux de BD) ressemblent donc à des méchants de séries avant tout, puisant aux mêmes sources de la bande dessinée.

Spécifier ici la « bande dessinée » a donc sans doute malgré tout un usage dépréciatif, des méchants pas très sérieux, pas très finement observé, contrairement à ceux habituels dans les séries ? Mmouais. De toute manière Squid Game n’a jamais prétendu raconter une histoire vraie ni faire du reportage sociologique.

Bon, rien de grave là-dedans, mais un micro-énervement : en 2022 était-il bien nécessaire d’aller chercher la bande dessinée pour dire ça ?

Bandeau : Tim Sale et Jeph Loeb, Batman: The Long Halloween, DC comics, 1996.