Gudule, compagne de route de la bande dessinée

Il y a quelques années le site Bodoï a planté et pas mal d’articles ont disparu à jamais. La disparition de certaines de mes chroniques, que je n’ai pas conservées par ailleurs, ne m’a pas particulièrement rendu triste puisque c’est surtout de l’actualité, et qu’on retrouvait trace de ces titres ailleurs. Cependant il y avait un texte qui était un peu unique, une nécrologie de l’autrice Gudule, très connue pour ses livres jeunesses, et tant d’autres, qui avait croisé le chemin de la bande dessinée de manière plus ou moins proche au long de sa carrière. Il y a peu, j’ai pensé à regarder si c’était sur archives du web et, évidemment, ça y était. Bref, pour archive, ce qui est un peu le but de ce site où je ramasse des choses à moi ici où là, voici donc ce texte, augmenté de deux pages de Gudule dessinatrice.

Kwika est un des rares albums publié
comprenant des scénarios de Gudule

Décès de Gudule, amie de la bande dessinée

22 mai 2015 | Maël Rannou

Anne Duguël, dîtes Gudule, est décédée jeudi 21 mai à l’âge de 69 ans. Célèbre et très prolifique auteure jeunesse, mais n’hésitant pas à s’aventurer dans le roman adulte, c’était aussi une compagne de route bien connue des amateurs de bande dessinée.

Membre d’une famille d’artiste, elle est notamment la mère d’Olivier Ka – scénariste notamment de Pourquoi j’ai tué Pierre – et de Mélaka, auteure et pionnière des blogs BD. Au-delà de cette filiation, sa signature était présente dans de nombreuses revues majeures du neuvième art. Durant des années, on pouvait la lire dans Pif GadgetCharlie HebdoFluide Glacial, L’Écho des savanes et, bien sûr, le Psikopat, qu’elle avait contribué à fonder.

Elle y écrivait surtout des textes, mais scénarisa quelques récits, souvent dessinés par Paul Carali, son compagnon d’alors (on a pu les retrouver dans les albums L’Amalgame et Kwika). Les plus curieux avaient même pu la découvrir dessinatrice dans Le Havane Primesautier, fanzine de Charlie Schlingo, elle y révélait un trait Chagalien dont elle n’aurait pas à rougir.

Progressivement éloignée de ce milieu, elle s’était épanouie dans le roman et les nouvelles, réalisant une œuvre pléthorique mais riche, reconnue aussi bien par le public que les institutions. De la littérature jeunesse, mais pas que, parlant toujours à tous et n’hésitant pas à explorer le petit quotidien comme le fantastique.

Toutefois, cela ne le déconnecte pas du tout de la bande dessinée puisque tout amateur se doit d’avoir lu Kaïra, roman ado paru en 2001 chez Flammation, racontant à travers une histoire d’amour le quotidien d’une rédaction de journal de bande dessinée. La conception, les relations avec les auteurs, les fêtes quasi-orgiaques… on y découvrait l’envers de l’édition indépendante, son charme foutraque et ses problèmes logistique. On y reconnaissait bien sûr le Psikopat, mais le roman sentait aussi Hara Kiri. Ouvrage atypique, Kaïra était autant un vecteur de vulgarisation qu’une déclaration d’amour au médium.

Pour conclure, nous vous recommandons d’aller relire son blog, dont la dernière note datée du 19 mai montre cet éternel désir de création.

Le roman Kaïra dans une édition récente

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En conclusion de la republication de 2022, deux rares pages de bande dessinées que Gudule a intégralement réalisée, parue dans Le Havane Primesautier n° (chaud) 7, Artefact, janvier 1980.

Le Cri qui tue : entretiens préparatoires avec Jean-Pierre Mercier, Jean-Paul Jennequin et Jean-Louis Gauthey

Il y a peu, j’ai regardé une fort intéressante conférence de Claude Leblanc sur la revue Garo, tenue à la Maison du Japon à Paris dans le cadre d’une exposition liée :

Avec en plus une bonne captation, que demande le peuple ?

Cela m’a rappelé que, contrairement à une pratique que j’ai plusieurs fois réalisée sur ce site, je n’ai pas publié les entretiens préparatoire pour un long article consacré au Cri qui tue publié dans Les Cahiers de la BD n°11, paru en juin 2020. Pour l’élaborer, outre une lecture fibe de chaque numéro (où Tatsumi, auteur de Garo, publiait), j’ai interviewé plusieurs personnes, dont les entretiens n’ont été que très brièvement repris dans l’article. À l’exception de Frédéric Pajak, lettreur du magazine (« Ce travail était purement alimentaire. Je n’y ai trouvé aucun intérêt, ni artistique ni humain. Une corvée. Bien à vous »), tous étaient plutôt enthousiastes.

Tous les interviewés ont un rapport important avec la revue, et le manga en France. Mercier est un cofondateur des éditions Artefact, qui a publié un album de Tatsumi en 1983, Jennequin a participé aux premiers fanzines sur le manga en France, quand à Gauthey il a fondé les éditions Cornélius et a publié Tezuka et Tatsumi, deux auteurs majeurs du magazine, ainsi que d’autres grandes figures historiques du manga.

Les propos ont été recueillis par courriel et, pour J.-L. Gauthey, par téléphone, en avril 2019. On peut toujours trouver la revue et lire l’article.

La couverture de l’album de 1983

Jean-Pierre Mercier

Lisais-tu Le Cri qui tue à sa sortie ? Quelle que soit la réponse, comment ce projet est-il né : Atoss Takemoto t’as emmené le projet, tu l’as contacté ?
Oui, nous connaissions et lisions Le Cri qui tue et nous avons croisé plusieurs fois Atoss Takemoto lors des conventions, festivals, etc. Je suppose que c’est lui qui nous a proposé d’éditer des œuvres dont il avait la « représentation » (je ne sais pas quel type de relation il entretenait avec les auteurs qu’il publiait dans le Cri qui tue et qu’il proposait aux éditeurs francophones).
Il me semble me souvenir qu’il proposait des histoires de Tezuka, Golgo 13 et un certain nombre de classiques. Nous avons lu tout cela et décidé que nous publierions Tatsumi, dont le type de récit nous correspondait le plus. Il faut replacer ce choix dans le contexte de l’époque : nous ne connaissions RIEN à la bande dessinée japonaise et nous avons réagi « à l’instinct ». Sans rien y connaitre, nous pensions que Tatsumi était un grand auteur. Je le pense toujours.

Hiroshima reprend un récit paru dans le n°1 du Cri qui tue (Good Bye) et un récit inédit (Enfer), est-ce vous qui avez opéré ce choix avec Takemoto ou le projet était-il « clef en main ».
Honnêtement, je ne sais plus. Je suppose qu’Atoss Takemoto nous a proposé un choix d’histoires. J’ai repris la traduction déjà faite et corrigé des bricoles, me semble-t-il.

Le format d’Hiroshima est celui d’un album franco-belge, le titre reprend le thème d’une des histoires de manière plus directement compréhensible, on sent que vous vouliez toucher un plus large public. Quel a été l’accueil du livre ?
Pour le format, la question ne s’est même pas posée, on a placé ce livre dans une collection dont le format était immuable, en cartonné, et voilà. Le titre est un effort conscient d’essayer de se faire repérer par un lectorat un peu plus large. L’accueil a été comparable à celui de tous nos autres livres : un petit noyau de lecteurs a été réceptif, au-delà pas de visibilité. Certains libraires nous ont reproché la couverture, qui ne rendait pas justice au contenu. À raison, me semble-t-il. La publication du livre en France a incité José Maria Berenguer (El Vibora) a publier Tatsumi en espagnol, ce qu’il a fait avec une couverture et un titre plus accrocheurs.

Aviez-vous conscience de publier quelque chose de particulièrement original (le manga) ou pas plus que l’underground néerlandais par exemple ?
Sans doute, mais on n’en faisait pas des caisses là-dessus. On avait commencé avec Tante Leny, on continuait avec El Vibora, publier un auteur japonais était logique. On s’acharnait à publier des auteurs étrangers inconnus à l’époque de l’explosion de la nouvelle BD française… De vrais Indiens contraires.

Enfin, y avait-il d’autres projets liés à Takemoto d’envisagés par Artefact durant un temps ?
Je ne sais plus. Si on avait pu, on l’aurait fait je suppose, mais notre situation financière était tellement tendue que nous étions sans doute occupés à colmater les brèches par ailleurs.

Numéro de Manga 10000 images consacré à Tezuka, Jennequin y a écrit un article (sommaire en cliquant sur l’image)

Jean-Paul Jennequin

Tu étais lecteur du Cri qui tue, comment as-tu découvert cette revue et te souviens-tu de ta réaction à l’époque ?
J’ai découvert Le Cri qui Tue tout simplement chez mon marchand de journaux habituel. À cette époque, il y avait encore une large presse BD qui valait la peine de passer régulièrement chez le kiosquier. Quand j’ai vu de quoi il s’agissait, je me suis jeté dessus. J’attendais une revue de ce genre depuis l’article (enfin disons, l’articulet) sur la BD nippone qui était paru dans Phénix 21.

Quelle BD t’aurais particulièrement marqué, s’il y en a eu une, et quel impact cela a-t-il eu sur ton intérêt pour le manga (tu as participé à des zines sur le mangas dès les 90’s, a écrit un long article sur Tezuka…) ?
Je pense que les BD de Tezuka et d’Ishimori (c’est comme ça qu’Ishinomori signait à l’époque) m’ont particulièrement impressionné. Tezuka, j’avais déjà vu son style de dessin dans les dessins animés Le Roi Léo et Le Prince Saphir, qui passaient à la télé quelques années auparavant. Et Ishinomori, j’avais vu, là encore, un épisode de Cyborg 009 dans un cinéma vers1969. Le Cri qui Tue publiait des articles sur les auteurs et la BD japonaise, ce qui aidait à placer les bandes dans un contexte. Le Cri qui Tue a renforcé un intérêt pour le manga né avec ce fameux « article » dans Phénix. C’est véritablement avec cette revue que j’ai commencé à prendre conscience de la vaste terra incognita que constituait la BD japonaise.

Peux-tu me redire l’anecdote, non attestée mais intéressante, sur la venue de Tezuka et le dépôt de Cri dans Angoulême ?
Je pense que je la tiens de Didier Pasamonik. Selon lui, l’année où Tezuka était venu à Angoulême (1982), Takemoto aurait mis des invendus du Cri qui Tue en distribution gratuite dans tous les hôtels de la ville, pour que les gens se servent. Mais ça n’intéressait pas grand-monde, apparemment. Il faut dire que ceux que ça intéressait les avaient déjà achetés. 
Tu pourrais poser la question à Didier, qui pourrait peut-être te la confirmer. Bernard Joubert était à Angoulême cette année et a photographié Tezuka sur le stand où il dédicaçait. Et François Corteggiani était à Angoulême cette année-là également (on le voit représenté par Tezuka dans le petit reportage en BD que ce dernier avait fait de son passage à Angoulême).
Sinon pour le crédit, Tsunami n’était pas le premier zine manga de France [NDA : j’avais contacté Jean-Paul en lui disant que je l’interviewais en tant que premier éditeur de fanzine sur le manga en France]. Cet honneur revient à Mangazone, créé par Patrick Marcel qui en auto-édita une première version photocopiée avant de l’animer pour sept numéros édités par l’association Saga (celle qui éditait et édite toujours Scarce). J’ai repris la rédaction en chef de Mangazone au huitième et dernier numéro. C’était peu ou prou au moment où Tonkam m’a proposé de faire une revue manga/Japanime. Ce fut Tsunami. Si ça t’intéresse, je dois encore en avoir quelques exemplaires en double dans ma documentation.

Couvertures des n° 1, 3 et 5 du Cri qui tue (1978-79-80). On note la curieuse présence de Mafalda, qui proclame « I’m back » alors qu’elle n’a jamais été là (Léa de Louise Attaque style)

Jean-Louis Gauthey

Tu étais lecteur du Cri dès la sortie où tu l’as trouvé a posteriori ?
Oui, dès la sortie, le n° 1 avec Golgo 13 en couverture. Mais c’est flou, je l’ai peut-être découvert après.

On repère une influence directe sur ton catalogue, on y retrouve Tezuka et Tatsumi, mais ça a pris du temps, plus de 30 ans pour les publier. Tu as eu envie de les éditer dès cette époque et ça a maturé ou c’était moins évident ?
Tatsumi oui ça c’était évident, l’album d’Artefact a du sortir en 1983 et c’était ça le plus grand choc. C’est vraiment ce livre, avec l’histoire sur Hiroshima qui n’est pas parue dans la revue je crois. J’ai du le lire avant sans imprimer son nom.
Dans Le Cri qui tue ce que je trouvais étrange c’était ce mélange qui m’apparaissait sans aucune cohérence Entre Demain les oiseaux de Tezuka et Golgo 13 de Saïto, je ne voyais aucun fil conducteur. À la rigueur en cherchant je pouvais faire un lien, mais avec Tatsumi plus du tout. À l’époque je devais avoir dix ans, j’ignorais tout des liens historiques et personnels qui les unissaient tous les trois. C’était complètement aberrant.
Mes références étaient la bande dessinée franco-belge et un peu d’underground français digéré qu’étaient L’Écho des savanes et Fluide Glacial, les codes étaient complètement différents.

Autour de cette nouvelle culture, Le Cri qui tue publiait aussi des articles sur le Japon et sa culture, sur les mangakas, tu les lisais ?
Oui, et justement à l’époque ça a conforté mes a priori. La télévision française à cette période parlait surtout du Japon à travers des particularisme, voire des légendes, édifiés en généralités comme « les japonais mangent la moitié des poissons au restaurant et rejettent le restent dans un aquarium » ou « les japonais dorment dans des hôtels avec des chambres capsules » qui devient « les japonais prélèvent juste ce qu’ils veulent manger sur un animal » ou « les japonais dorment dans des capsules ». Ce que décrivait Le Cri qui tue aussi c’était l’industrie des auteurs de mangas et tout ça fusionnait dans ma tête et a retardé ma rencontre avec le Japon.
Ce n’était pas tant ce qu’ils racontaient, les sujets sont noirs mais c’est vraiment ce décalage, cette dissonance esthétique qui a collé avec tout ça. La manière dont Takemoto décrivait ses rencontres avec les auteurs était sympathique mais ça semblait très différent et cela me laissait penser que je n’aurais jamais les contacts, alors qu’avec les auteurs français j’avais les contacts. Je comparais avec ce que je connaissais et je me disais « ohlalala c’est très différent ». Bon, c’est vrai que c’est très différent, incontestablement, après j’ai pu y aller, rencontrer, corriger des informations médiocres, mais l’écart culturel reste réel. Certains font semblant de ne pas le voir mais moi c’est ce qui me plaît.

Le premier Tezuka (2005) et le premier Tatsumi (2008) de Cornélius.

Si la sélection des auteurs du Cri qui tue peut paraître incohérente le choix est quand même extrêmement fort. Tezuka, Ishinomori, Saïto et Tatsumi sont désormais reconnus comme des auteurs majeurs.
Oh il en manque, forcément, mais on constate surtout qu’à part Tatsumi ce sont des auteurs venus de grandes maisons comme Shueisha ou Shogakukan. Dans la revue il dit très simplement qu’il veut publier des trucs assez commerciaux, même si à part Golgo 13 il n’y a rien qui se vendait si bien que ça.

Outre Tatsumi, tu as aussi directement repris Tezuka dans ton catalogue, même si tu n’as pas publié Demain les Oiseaux. Pourquoi avoir publié Tezuka, et que trouvais-tu dans les titre que tu as publié que tu ne retrouvais pas dans les autres publications de l’auteur ? En tous cas, ça a lancé dans ta structure un vrai fonds de classiques du manga.
Demain les oiseaux est chez Delcourt, quand j’ai enfin pu le lire j’ai finalement été un peu déçu. C’est très décousu et il fait référence à Demain les chiens de Simak, qui est quand même un excellent bouquin, que j’ai lu entre-temps et ce n’est pas le même niveau. Ce n’est pas ce que je préfère de Tezuka. Mais bon Tezuka je n’aime pas tout, souvent ça commence très bien et ça s’affaiblit. Il aurait pu publier d’autres choses, Blackjack aurait très bien marché dans ce format…
Mais pourquoi Tezuka ? C’est quand même un acte fondateur, ça me paraissait cohérent de présenter cette période de Tezuka qui été peu présentée en France, et elle l’est encore assez peu d’ailleurs, en gros mi-50/mi-60, qui est à mes yeux sa meilleure période. J’aurai aimé en publier d’autres mais il faut savoir que ça se vend assez mal Tezuka.
Ce qui m’intéressait c’était ce qui sortait du cadre du mangas tel qu’il était conçu en France : une bande dessinée de flux très commerciale. Le mangas c’est bien plus que ça, incluant la BD expérimentale et de niche. Tezuka pouvait poser ça, puis Tatsumi évidemment mais les choix sont presque théoriques.

Tatsumi est aujourd’hui fondamental dans ton catalogue, avec désormais une anthologie annuelle, on a vraiment l’impression que c’est de lui qu’on part pour découvrir des dizaine d’autres auteurs méconnus.
J’ai payé mon tribut à Tatsumi, de la même manière que si je peux un jour je le paierai à Gotlib. Ce sont deux auteurs absolument fondateurs pour moi donc c’était une évidence que je devais le publier. Malheureusement je n’ai pas pu le publier le premier, après Artefact, parce qu’il y a eu un malentendu avec l’éditeur japonais qui a cru que je ne voulais pas le faire et l’a proposé à Vertige Graphic qui l’a publié en 2003. Il faudra encore cinq ans pour sortir L’Enfer, le même titre que le deuxième récit de l’album Artefact.

Cornélius débute la publication de Tatsumi en 2008, en 2015 l’éditeur lance une grand anthologie chronologique. Cette ville te tuera est le premier volume.
Je l’avais chroniqué ici