Il y a quelque temps, le projet de recherche pan-canadien sur la BD « Au-delà des 2 solitudes – Beyond the 2 Solitudes » avait proposé un appel à recherche-création. Il s’agissait de faire une ou quelques pages de bande dessinée sur ce sujet des oppositions entre nationalités canadiennes, linguistiques notamment, pouvant également aborder les sujets des migrants de différentes communautés culturelles, premières nations, etc.
J’avais pour ma part proposé une petite planche un peu légère, récit d’un moment vécu que j’avais trouvé amusant mais pas si anecdotique. L’identité de l’intervenante est préservée mais je tiens à dire qu’elle n’a rien d’une horrible chauvine (les saillies parfois xénophobes de certains indépendantistes l’énervent d’ailleurs, une indépendance n’ayant pour elle de sens que de gauche et respectant l’autodétermination des Premières Nations), mais cela témoigne de tension qui me paraissent traverser tout québécois francophone.
Bref je l’ai soumise, j’ai été sélectionné (je ne crois pas qu’il y ait eu beaucoup de propositions), rémunéré (ce qui n’est pas commun) et a priori exposé dans diverses universités canadiennes mais j’avoue n’en rien savoir. Ce n’est même pas en ligne.
J’aimais bien cette page, alors la voici ! (vous pouvez la lire en plus grand en faisant un clic droit et « Ouvrir l’image dans un nouvel onglet »)
Sur son blog, Thierry Groensteen, un théoricien avec un parcours lui donnant une place importante dans le milieu de la bande dessinée, fait un petit billet sur les fausses planches originales, à partir d’une fausse planche de Crumb mise aux enchères puis retirée. Au-delà de la réflexion générale, et de l’étonnement de voir que des experts ont pu valider la mise en vente d’une planche des 70’s de Crumb en français, ce qui est absolument délirant, il émet une hypothèse – plutôt affirmée – sur l’origine de la planche : « Selon toute apparence, ce faux aurait été fabriqué par les Canadiens qui, à une époque, avaient pour habitude de procéder ainsi quand ils “traduisaient” la production du maître de l’underground : ils la redessinaient purement et simplement ! »
Bien que travaillant depuis des années sur la bande dessinée québécoise je n’avais jamais eu vent de cette habitude. Elle est peut-être réelle dans certains cas, mais paraît surprenante pour Crumb. La figure de l’unground est en effet publiée dans Mainmise, une revue contre-culturelle québécoise, genre d’Actuel qui tisse des liens avec l’underground états-unien comme européen, de manière certes fort amateure, mais assez officielle. Si des ajouts de dessins ont parfois lieux (je n’ai pas recomparé de pages mais le 26 août 2021 sur Facebook Jean-Christophe Menu écrivait en commentaire d’un de mes posts sur le groupe J’AI ! que les adaptations étaient aussi graphique : « genre rajouter une tête de mort Hell’s Angels dans le ciel ! ») la revue possédait une autorisation de republication, après avoir adhéré à un syndicate de la presse underground US, et n’avait pas vraiment de raison de tout redessiner au-delà de quelques petits gags ici où là. Une pratique qui est déjà une drôle d’idée, mais Maimise reste une revue contestataire qui ne respecte rien, c’est bien normal !
Pour en revenir à la planche, j’ai partagé rapidement l’information à des amis québécois spécialistes de la bande dessinée qui ont été très surpris de cette affirmation de Thierry Groensteen. De fait, aucun texte ou source reconnue n’indique cette « habitude » du recopiage de planche pour aller plus vite (qui, quand même, pose question).
Plus précisément, observer la planche incriminée confirme que cette affirmation est fausse, au moins dans ce cas. Les traductions de Mainmise sont extrêmement marquées dans le vocabulaire, la couverture du deuxième recueil de Crumb au Québec (1972 selon la BAnQ) affiche d’ailleurs fièrement « Adapté en québécois par Raymond Lavallée » – j’en profite pour remercier Placid d’avoir posté la photo de ces deux volumes, que j’utilise en couverture de cet article.
Et de fait, dans Mainmise le récit en question s’appelle « Blancmanche » (pour Whiteman en VO) et non « Blanchot », si les deux titres ont été redessinés il ne s’agit clairement pas des mêmes pages. Il y manque certains détails de bords de la fausse planche, qui pourraient être une simple question de maquette, et le dessin diffère un peu, on trouve aussi dans la fausse planche un sous-titre « Progressiv… ». Surtout, texte est aussi très différent : « “Visez-le !… … L’est au bord de la dépression…” » dit le début du récitatif quand sur la planche de Mainmise on peut lire « Pov’ Blancmanche est ben’ down’ », ce qui est quand même singulièrement différent.
Mais après tout, qui sait, il s’agit peut-être d’un faux québécois de Crumb tout autre ! Ce serait quand même une drôle d’idée quand on peut photocopier une version existante mais allons-y. Dans cette histoire, que la fausse planche propose en une grande version très tassée alors qu’elle est connue en anglais et dans l’édition Mainmise sur bien plus de pages, les cases 9 & 10 donnent des éléments assez clairs sur l’origine. Ce n’est pas le cas de toutes les pages de l’auteur, mais par un heureux hasard il s’avère que dans cette histoire le personnage fait soudain une déclaration de ferveur nationaliste. En effet, il s’exclame dans là VO « I’m american » puis « A citizen of the United States ! »
En pleine « Révolution tranquille », qui marque le réveil et l’affirmation du peuple québécois, le texte traduit par Lavallée en joue donc et transforme la déclaration en cohérence avec la scène locale : « Je suis un Québécois ! » « Un citoyen du Khanada ! ». Le fédéralisme états-unien est transposé à celui du Canada, de manière assez simple. Le drapeau prend le fleurdelysé québécois.
Et que nous dit la fausse planche ? La qualité n’est pas terrible, je n’ai pas mieux, mais la transposition est typiquement européenne : « Je suis un Français ! » « Un citoyen de l’Europe-Unie ». Le drapeau est bien tricolore (avec un machin au milieu que je ne distingue pas).
Il y a donc fort à parier que la fausse planche soit parfaitement française, et bien plus récente que des années 70. Savoir d’où elle sort et sa date réelle est un autre sujet, sur lequel je n’ai aucune compétence. Mais il paraît clair que dire qu’il s’agit d’une habitude, peu attestée faisant penser qu’il s’agit forcément des canadiens, alors que les éléments textuels indiquent clairement la France, à la rigueur l’Europe, est aller un rien vite en besogne.
**
Pour en revenir à Mainmise, si Crumb publie dès 1967 en France en couverture du premier numéro d’Actuel (sa première publi française est même a priori antérieure), magazine qui publie un premier album en 1974 sous forme d’un hors-série, les deux albums des éditions Mainmise ont été publiés dans une édition européenne dans la foulée (aucune date n’est indiquée,). La première édition possède une couverture différente, tout en gardant le titre – pourtant peu porteur dans nos contrées – Les Comix de Mainmise.
J’aurai pensé l’édition pirate, car à part cette couverture, elle reprend sinon la préface et la traduction québécoise. Il existe peut-être des nuances que je ne peux pas chercher. Le volume 2 est lui absolument identique en apparence, le « adapté en québécois » est en couverture, tout comme un prix en dollar. Seule différence avec l’édition québécoise : comme sur le premier volume un éditeur est mentionné « Éditions des Egraz – Yverdon ». Yverdon est une ville Suisse francophone et nous pourrions avoir un étonnant objet en termes de circulation : publication pirate (ou non) d’un comix Étatsunien traduit en français québécois mais diffusé en Europe par un éditeur suisse. Bon, si ce qui est écrit sur la couverture est vrai, je n’en sais trop rien car je n’ai pas enquêté sur l’éditeur (une rapide recherche fait surtout ressortir les Crumb), et ça aurait pu être un mensonge pour brouiller les pistes, mais comme les deux volumes sont bien présents dans le catalogue de la bibliothèque nationale suisse avec une adresse (une boite postale) et une date (1973, ce qui en ferait donc le premier album de Crumb en Europe puisque celui d’Actuel paraît l’année suivante), cela laisse bien penser à quelque chose de déposé à peu près officiellement.
MAJ IMPORTANTE : Rolf Kesselring, éditeur suisse bien connu de pleins de choses étranges dont de la BD underground et la première revue de mangas en Europe, a créé sa librairie « La Marge » à Yverdon en 1970, il serait bien probable qu’il soit l’éditeur en question. Il a d’ailleurs publié un album de Crumb, Crumbland, sous son nom en 1975, toujours à Yverdon. (merci JC Menu pour l’info)
Merci à Placid, Jean-Christophe Menu et à mes informateurs rigoureux de la page « La bande dessinée québécoise », particulièrement Francis Hervieux et Richard Gendron.
Après la rencontre avec Julie Delporte, deuxième volet des comptes-rendus de rencontres québécoises au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême ! Il s’agit encore d’une autrice de chez Pow pow, mais qui venait alors de sortir son premier livre.
Dans la pow
Entre 12h et 13h le vendredi 27 janvier 2023, à la suite de la très poétique et militante rencontre avec Julie Delporte, et toujours dans ce petit espace décloisonné du Nouveau Monde, les festivalier.ère.s d’Angoulême ont eu l’heureuse opportunité de rencontrer Eloïse Marseille, jeune autrice québécoise, illustratrice, peintre murale et tatoueuse.
La jeune artiste, aux média multi-matières, venait + particulièrement parler, dans le cadre de cette rencontre avec Sophie Gindensperger, de sa 1ère bande dessinée, récemment parue, Confessions d’une femme normale (Pow Pow, 2022). Tissant elle aussi le fil de l’autobiographie, à sa manière propre, pleine de clarté et de jovialité, l’œuvre raconte une relation au corps, cisaillé entre les filets d’une honte liée à la sexualité, et ce que ce tabou crée de solitude en nous plaçant dans un rapport conflictuel à la normalité.
Sophie Gindensperger, qui animait la rencontre, a dans un premier temps proposé à l’autrice de se concentrer sur les objectifs intimes de ses Confessions, qu’elle a interprétées comme une mise à nu de son cheminement amoureux trébuchant. Le concédant volontiers, Eloïse Marseille a alors défini son œuvre comme une expérience d’écriture thérapeutique et libératrice, qui l’aide, – ce qu’elle espère aussi pour son lectorat -, à se construire et se reconstruire affectivement. L’artiste a en effet évoqué à cette occasion les relectures qu’elles avaient faites de ses journaux intimes écrits durant son adolescence et la compassion qu’elle avait alors éprouvée pour son moi passé, émotion qui a nourri chez elle un désir de partager un vécu qui a pu être pesant, et quelquefois aussi, embarrassant, avec quelques expériences sexuelles cocasses.
Cette observation a amené l’autrice à réfléchir à l’inexistence de son éducation sexuelle, qui a fait qu’elle a découvert son sexe à 22 ans. Sans mots usuels pour exprimer, toute jeune fille, ces papillons dans le poupou qui s’éveillaient soudainement en elle, – image que je trouve d’un imaginaire merveilleux et que l’autrice lit comme la preuve de l’absence de cette éducation -, Éloïse Marseille a révélé qu’elle avait alors très tôt accordé au dessin une fonction masturbatoire – fonction aussi précisément, j’ai alors pensé, de langage. L’artiste a par ailleurs regretté qu’en raison de cette absence de transmission des mots, ces apprentissages sexuels si essentiels soient finalement pris en charge par la pornographie mainstream, qui en déplace les réalités plurielles et les enjeux. Expression dont les images gâchent beaucoup la relation d’un individu à sa propre sexualité, cette instance éducative improvisée expose en effet une représentation très violente de la sexualité, à l’inverse d’une pornographie féministe, mais d’une réception + confidentielle et le fait de petites boîtes de production avec une caisse de résonance à portée limitée. L’autrice est alors revenue sur les injonctions qui avaient pesé sur son regard de jeune femme et ce désir, très fort, mais qui lui venait donc d’ailleurs, d’être par exemple vue comme formant un couple avec son compagnon. Aussi ce regard décentré a-t-il donc dû être déplacé et délégitimé pour permettre l’avènement d’un regard + libre et serein sur ces questions, et qui est un processus toujours en cours.
Ce regard nouveau, à la fois tendre et qui proteste, a amené l’animatrice à aborder conjointement la question des étapes de la création et celle de la réception de l’œuvre, devant ce geste de dénuement lucide et souriant qui s’y exprime. D’abord, Éloïse Marseille a précisé que le 1er ton recherché pendant l’écriture avait été celui de la légèreté, mais que le livre avait finalement pris une autre tournure. Ce moment de la rencontre dit bien pour moi l’énergie intrinsèque des textes, qui est telle qu’ils échappent quelquefois à leurs auteurices en elleux-mêmes, comme pour vivre de leur vie autonome – témoignage délicat aussi à mes yeux, dans le cas de l’écriture autobiographique, d’une progression toujours en cours du moi qui s’écrit. Cette vibration de ce moi qui s’écrit et qui change en s’écrivant se lit aussi dans la construction de ces Confessions, que l’autrice perçoit comme décousue, car elle n’en avait de fait pas du tout prévu la densité. Éloïse Marseille s’est par ailleurs émue de la réception de son œuvre par des hommes : plusieurs lui disent en effet se sentir beaucoup vus dans ses Confessions, ce qui m’a laissée à la fois curieuse et songeuse, surtout après que l’artiste a reconnu qu’elle avait beaucoup de mal à dessiner les garçons, sa théorie étant qu’une intimité quotidienne avec le corps est nécessaire pour savoir dessiner celui-ci. Ainsi donc d’après l’artiste invitée, on dessine mieux les filles quand on est une fille et les garçons quand on est un garçon. Le regard le + émouvant pour moi reste cependant celui de sa mère : Éloïse Marseille était persuadée que celle-ci n’allait pas aimer son livre mais apprendra à la salle que sa mère a en fait été une lectrice enjouée et compatissante et qui a, à l’occasion de la lecture des Confessions de sa fille, pris conscience de tout ce qu’elle ne lui avait pas appris et qui retient de cette œuvre qu’elle aurait aimé être + présente – témoignage là aussi sensible à mes yeux de ce que l’écriture peut permettre de rétablissement de liens que l’on pensait, sinon rompus, du moins, et sans vraiment de bruit pour en appréhender les cassures, ébréchés.
En l’occurrence, demandera en conclusion Sophie Gindensperger, de qui vient ce goût de l’exploration de la sexualité féminine et comment l’autrice invitée tisse-t-elle des liens entre ses.ces univers artistiques ? Place-t-elle par exemple son œuvre sous le patronage de la maîtresse de cérémonie de cette 50e édition du festival, Julie Doucet ? Si elle partage cet entrain dans la découverte d’une intimité féminine et aussi dans la pluralité des approches artistiques, Éloïse Marseille ne pense pas s’inscrire dans le sillage de l’autrice, dont elle ne découvre l’œuvre que depuis peu, et ne pense pas + largement s’inscrire dans une lignée, même si elle reconnaît que cette incapacité à se situer vient sans doute du syndrome de l’imposteur, particulièrement développé chez les autrices. Toutefois, elle reconnaît après réflexion certains modèles inspirants, telles que Cathon, également publiée chez Pow Pow – d’après elle éditeur qui fait vraiment confiance à ses autrices dans leur développement d’une parole singulière -, et Mirion Malle, avec en particulier C’est comme ça que je disparais (La ville brûle, 2020), qui résonne avec une autre très belle rencontre du festival, consacrée à l’enveloppe corporelle dans la bande dessinée féminine. Éloïse Marseille s’est dit aussi pour terminer très impressionnée par les œuvres de Brecht Evens, et + spécialement par son travail de manipulation de l’espace, qui est pour elle un sujet familier, notamment, j’ai pensé, en tant que peintre murale et tatoueuse, approches qui offrent nécessairement des étendues de création très différentes. Éloïse Marseille apprendra d’ailleurs à la salle qu’avec un trait particulièrement graphique et aussi beaucoup d’humour, elle s’essaie à inclure la bande dessinée dans sa pratique du tatouage et ainsi à assurer une continuité entre ces différents espaces de création : une poétique, finalement, d’un peau à peau, qui enseigne et permet une intimité étroite entre les arts, mais qui donne aussi par là même un nouvel espace, et donc apprend, à sa manière, la liberté.
En novembre 2022 je fais un point sur mes publications en début de troisième année de doctorat, alors que je me réinscris pour une 4e (et théoriquement dernière) année, voici le nouveau point ! J’écrivais en conclusion : « À suivre : d’autres recensions (pour le BBF et Communication…), des articles pour le Bulletin des bibliothèques de France, La Revue française d’histoire du livre, Comicalité, Voix Plurielles, Mémoires du livre, Archives des lettres canadiennes, Images du travail, Travail des images, Hermès et quelques autres projets, ainsi que deux directions de revues ». Le temps universitaire étant ce qu’il est, certains de ces articles ne sont toujours pas parus (voire écrit), mais la majorité oui, et par ailleurs d’autres se sont invités là !
En amorce toutefois, j’avais oublié dans ma dernière synthèse, une recension pour Textimages, revue d’étude du dialogue texte-image, qui a consacré un numéro à « Espaces et formes du texte dans la bande dessinée » sous la direction de Blanche Delaborde, Benoît Glaude et Pierre-Olivier Douphis. Je n’y avais pas écrit de long article, ce n’est pas vraiment mon champ, mais j’avais avec plaisir donné ma lecture de Presse et bande dessinée. Une aventure sans fin, ouvrage collectif dirigé par Alexier Lévrier et Guillaume Pinson aux Impressions nouvelles. Textimages n° 21 est paru au printemps 2022, désolé pour l’oubli et revenons donc au post-novembre.
Paru très peu de temps après mon point de l’an dernier, « Sylvie Rancourt, après Montréal » me permet d’étendre dans le Voix plurielles Vol. 19 n° 2 (novembre 2022) une communication donnée lors d’un chouette colloque sur la bande dessinée hors champ, en profitant d’un numéro sur le thème « Hors des centres : bande dessinée et comics au Canada » , dirigé par Chris Reyns-Chikuma et Jean Sébastien. J’y étudie le travail de Sylvie Rancourt, autrice intégrée au champ comme une originalité, avec un discours souvent répété sur la naïveté et son arrêt de la bande dessinée, ce alors qu’elle n’est ni complètement ignare de la bande dessinée (elle a indiqué en avoir toujours lu) et qu’elle a continué à produire des centaines de planches, mais après avoir quitté la capitale pour la campagne québécoise, où son travail était donc complètement inaperçu. Une relative invisibilité accentuée par son choix de faire dessiner ses récits par d’autres personnes, des personnes encore moins installée qu’elle dans le milieu et souvent très amateures. Il y a honnêtement encore beaucoup à écrire sur elle et ce travail je pense, mais ce papier premier une première étude de son travail post-2000 et je suis vraiment très content d’avoir pu le mener, d’autant que j’ai envisagé tout un doctorat sur Rancourt.
Images du travail, travail des images est une belle revue étudiant, comme son nom l’indique, la représentation picturale du travail, avec un angle en grande majorité sociologique. Leur n° 14, paru en février 2023, voit son dossier être entièrement consacré à la bande dessinée, sous la codirection de Jean-Paul Géhin, Françoise F. Laot et Pierre Nocérino. On y trouve notamment plusieurs contributions en partie en bande dessinée, ce qui est très stimulant, mais je n’avais ni le temps ni la compétence pour répondre sur cet axe. Il s’avère que la revue a aussi une section de textes courts, d’analyses brèves d’une image, potentiellement d’une planche, qui m’a permis de participer quand même avec ce commentaire d’une planche de La Petite Russie, une bande dessinée semi-biographique de Francis Desharnais sur une communauté autogérée du Québec.
Après avoir publié quelques recensions dans le Bulletin des bibliothèques de France, j’y ai publié le point d’étape « Fanzines et bibliothèques en France : une relation contradictoire », synthèse d’observations et enquêtes auprès des quelques rares fonds de bibliothèques territoriales accueillant des fanzines, et de leur politique pour la mise en valeur de ces fonds atypiques (souvent il n’y en a pas vraiment, mais parfois du désir !).
Le gros projet universitaire de cette année, hormis la rédaction de thèse débutée en juin, est sans nul doute la codirection de mon premier numéro de revue universitaire. C’est grâce à Philippe Rioux, qui m’a invité à faire ce travail avec lui, que j’ai eu la chance de pouvoir travailler sur le vol. 14 (n° 1) de Mémoires du livre/Studies in book culture consacré à « La bande dessinée vagabonde ». Pour le premier numéro que cette revue bilingue publiée par l’Université de Sherbrooke consacre à la bande dessinée, nous avons pris le parti des circulations, des transferts culturels et jeux d’adaptation et resémantisations. Les propositions ont été nombreuses et c’était proprement passionnant, même si le sujet permet sans nul doute de publier nombre d’autres articles. Pour ma part, je cosigne logiquement l’introduction avec Philippe, où nous détaillons un peu nos ambitions, mais ait aussi eu le plaisir de cosigner un autre texte, avec Noémie Sirat, à propos des Nombrils et de la place de leur québécité dans son parcours européen au sein du magazine Spirou. L’article se nomme « Vers les Nombrils universels » et constitue clairement un angle important de mon travail de recherche, annoncé dès le résumé de quelques paragraphes de ma thèse quand je me suis inscrit. Je suis très très heureux qu’il paraisse, tout comme tout le numéro, on trouve les articles cités en lien et tout le numéro en cliquant sur l’image ci-dessous :
Au rang des recensions je suis bien content du doublé au sein de la belle revue Communication, éditée par l’Université de Laval, mais au Québec, à laquelle j’avais forcément envie de contribuer. J’avais écrit ces textes il y a bien un an et il s’agissait de retour sur des ouvrages de Fan Studies, champ que j’ai vraiment envie d’explorer même si ce n’était pas l’urgence de la thèse. J’ai donc lu avec grand intérêt deux ouvrages sur le sujet : Les fans, Une approche sociologique, de Gabriel Segré (Presses universitaires Blaise Pascal, 2020), dans une collection que j’aimais tellement que j’ai finis par y écrire un livre entre-temps, et Les Fans. Publics actifs et engagés, de Mélanie Bourdaa (C&F Editions, 2021), qui s’impose comme la spécialiste française des études de fans et est pour sa part en sciences de l’information et de la communication.
Enfin, toujours dans les recensions, j’ai profité de cette rentrée pour publier ma première note de lecture sur le carnet biblio de La Brèche, association de chercheureuses sur la bande dessinée qui est chère à mon cœur, puisque j’ai été des cofondateur, puis membre de sa collégiale durant deux ans. Mais je n’avais encore rien publié sur le carnet, chose désormais faîte avec ce recueil d’entretien avec des éditeurs de bandes dessinées alternatives par Frédéric Hojlo.
Dans les choses à venir encore en 2023-24 donc, outre la thèse, mes premiers articles sur Comicalité (il était temps ! Mais a priori rien de moins que trois dans trois dossiers différents), et des propositions en cours chez Hermès, Belphégor, Meridian Critic, ¿ Interrogations ?… Avec plusieurs collaborations, ce qui me réjouit ! Des articles pour neuvième art, bien sûr, et pleins de projets, mais que je mets de côté pour la rédaction de thèse.
Guy Delisle a toujours publié de la fiction : ses premières planches publiées au Québec en étaient, comme celles publiées en France à partir de 1995 (d’abord dans le fanzine réunionnais Le Cri du Margouillat, quelques mois après dans Lapin, revue de l’Association), et ses premiers albums : Réflexions (1996), Aline et les autres (1999), etc. La prépublication de Shenzen commence dans le Lapin n° 20 en juillet 1998, le recueil paraissant en 2000 et lançant la carrière d’autobiographe de Delisle. Pyongyang, journal de Corée du Nord (2003), est un des grands succès de l’Association, et quand Delisle passe chez Delcourt avec Chroniques Birmanes (2007) puis Chroniques de Jérusalem (2011), il obtient carrément le Fauve d’or d’Angoulême. Chez le même éditeur paraissent les quatre volumes du Guide du mauvais père (2013-2018), qui se veulent plus un ensemble de gags sur la parentalité, puis dernièrement Chroniques de jeunesse (2021), récit d’un job d »été dans une iconique usine à papier de Québec durant trois ans. Il s’y représente toujours sous ce visage simple et reconnaissable :
L’œuvre autobiographique marque la réception du travail de Delisle. Il n’a pourtant jamais abandonné les albums n’appartenant pas à ce champ : Inspecteur Moroni (Dargaud, 3 tomes, 2001-2004), Comment ne rien faire (La Pastèque, 2002, où l’on retrouve toutefois un alter ego pouvant évoque l’autofiction), Louis (Delcourt, 2 tomes, 2005-2008), adaptation de Jean Echenoz avec Ici ou ailleurs (L’Association, 2019), etc. L’annonce de sa participation au projet Donjon, série de fantasy tentaculaire scénarisée par Joann Sfar et Lewis Trondheim, a cependant surpris, pas tant pour l’aspect fictionnel que pour le récit de genre et l’aspect animalier. Pour le reste, Delisle est complètement issu du même monde éditorial que Sfar et Trondheim, par ailleurs son éditeur chez Delcourt, donc la collaboration n’est pas étonnante. J’ai lu cet album avec un réel plaisir. Globalement j’aime bien Donjon, mais dans la masse il y a quand même de l’anecdotique, ici j’ai trouvé le scénario vraiment intéressant, avec un attachant personnage d’apprenti juriste devenue porte-parole des morts de la Nécropole des pauvres, menacée de destruction par les bourgeois…
Si je voulais développer mon avis sur l’album, je pourrais toutefois le faire sous la forme d’une classique chronique pour un des divers sites auquel je contribue. Ce qui m’a intrigué dans cet album et que je voulais développer ici est ce court passage, à l’intersection des pages 23-24 (pour les folios de l’album, sur la numérotation stricte des planches il s’agit des 21-22).
Le récit sera globalement incompréhensible à qui n’a pas lu l’album, mais on ne peut que reconnaître les traits de l’auteur, légèrement transformés par l’aspect animalier, dans le malheureux signataire. Le moins que l’on puisse dire est qu’il se dessine en fâcheuse posture ! Un amusant clin d’œil, au gré d’un personnage secondaire, permettant de faire du lien inter-œuvres pour les aficionados.
Si la boutade est sans nul doute l’argument principal, on ne peut que noter un deuxième étage à cette scène. Le personnage, sans nom, est ici tué par Guillaume de la Cour. Ce poulet fort peu sympathique est, lui, un personnage récurrent du multivers de Donjon (période Zénith). Ce juriste joyeusement escroc, expert en contrats aux micro-détails douteux et porteur de l’épée du destin, est particulièrement remarquable pour son manque d’éthique, son antipathie évidente et… son patronyme évoquant de manière à peine masquée l’éditeur de la série, Guy Delcourt.
Bien sûr, le personnage existant depuis des années sans encombre, il s’agit plus d’un clin d’œil boutade de Sfar et Trondheim au cursus de leur éditeur, venu d’école de commerce (même s’il a débuté dans les fanzines) et apportant une vision très marketée à l’édition franco-belge. Le croiser ici ne déroge pas à la règle habituelle. Il reste que le fait que Delisle ait choisi de donner ses traits à ce personnage décapité par la représentation, même connivente, de son éditeur, ne peut que faire fantasmer sur l’état de leurs relations…
PS : En écrivant cet article, je découvre qu’il existe un auteur de bande dessinée, entré en activité bien après la création du personnage, qui porte le même nom (écrit légèrement différemment). Cela étant, au regard de ses planches, je doute qu’il ne dessine un jour un Donjon consacré au vil poulet, ce qui aurait été amusant.
Merci à Séverine Marque qui m’a scanné les pages de l’album, que je n’avais plus sous la main !
Mine de rien je suis dans la dernière année de ma thèse sur La bande dessinée québécoise et ses circulations dans et avec l’espace francophone européen. Il va falloir commencer à rédiger et soutenir vers mars ou avril. Comme dans le cadre d’autres travaux, travaillant sur un sujet en partie contemporain, je récolte une part d’information dans des entretiens, que je croise et avec lesquels je bâtis quelques idées. J’ai assez vite voulu interviewer Julie Delporte, incarnation pour moi de l’autrice québécoise avant même d’avoir la nationalité canadienne, exemple de ces circulations. Cela donne à l’entretien un thème évidemment assez éloigné de tout ce qu’on peut dire sur son œuvre brillante (voir par exemple cet entretien-là), mais qui aborde la question du sentiment d’appartenance à la BD québécoise, BD nationale sans passeport.
Tu nais en tant qu’autrice au Québec, les premiers fanzines datent de 2008, peux-tu un peu revenir sur ton parcours ? Quand arrives-tu ici ? Tu débutes d’abord par l’écriture sur la BD dans le cadre de tes études c’est ça ? C’était en 2005, j’étudiais en journalisme, j’aimais déjà beaucoup la bande dessinée alors en parallèle j’ai animé une émission sur la bande dessinée (Dans ta bulle ! sur Choq.fm) pendant de nombreuses années, et j’ai aussi écrit un peu sur la bande dessinée. Une fois diplômée en journalisme, je n’arrivais pas à trouver de médias où exercer cette profession dans des conditions qui me plaisaient, donc je suis revenue aux études, cette fois en cinéma. J’aimais beaucoup le cinéma, cependant l’objectif c’était d’abord d’écrire un mémoire sur la bande dessinée. À l’époque j’envisageais une carrière universitaire dans la recherche sur la bande dessinée, un peu comme toi, mais ce n’était pas un but précis non plus, je voulais surtout satisfaire ma curiosité et augmenter mes connaissances générales en art. C’est en parallèle de l’écriture de mon mémoire que je me suis mise moi-même à faire de la bande dessinée, pour essayer d’abord. Je ne m’attendais pas du tout à pouvoir en faire professionnellement !
La pratique du dessin était-elle déjà là malgré tout ? Je viens plutôt de l’écriture, quand j’étais petite je remplissais des cahiers avec des textes, je dessinais un peu mais pas énormément. Je n’étais pas un « génie » du dessin qui le pratiquait partout et tout le temps comme souvent les auteurs de BD le racontent. En fait, tous les arts m’intéressaient. On avait une petite caméra vidéo à la maison par exemple, et très vite je l’ai prise pour faire des choses. J’ai toujours été très interdisciplinaire mais plutôt douée avec le langage, je rêvais davantage d’être écrivaine que dessinatrice.
Tu apparais au milieu d’un bouillonnement créatif à Montréal, autour de la structure Colosse, est-ce que tu as suivi les cours de l’atelier de Jimmy Beaulieu ? À cette époque-là, il y avait toute une vague de nouveaux auteurs qui apparaissaient (Pascal Girard, Iris, etc.). J’ai suivi les cours de Jimmy Beaulieu à l’atelier du Cégep du Vieux Montréal, mais aussi ceux de David Turgeon quand il les a donnés pour remplacer Jimmy. J’ai écrit et dessiné Encore ça dans un des cours, et Jimmy a voulu en faire un Colosse, ce qui m’a rendue vraiment heureuse. J’en ai fait plusieurs autres mais là où ça a vraiment changé pour moi, c’est quand je suis allée un an à White River Junction, dans le Vermont. J’étais « fellow » au Center for Cartoon Studies, autrice invitée en résidence dans cette école de bande dessinée. La bourse ne donnait pas vraiment de quoi vivre mais j’avais accès gratuitement à l’école. Je pouvais assister aux cours mais aussi apporter un regard plus expérimental. Le but de cette résidence est vraiment de donner une chance à de jeunes auteurs je pense. J’ai eu de la chance d’en bénéficier tôt dans ma carrière, j’avais commencé mon Journal en ligne avant d’aller à l’école, puis j’y ai rencontré l’éditrice de Koyama Press (Annie Koyama) qui l’a publié en anglais par la suite. C’est là que j’ai vraiment développé ce travail au crayon de couleur. Mon dessin est constamment en changement, si le crayon est un peu ma marque de fabrique, dans Corps vivante il est devenu plus précis et réaliste qu’il ne l’était dans Journal. J’imagine que ça bougera encore dans mes prochains projets.
C’est comme une lente affirmation du fait que tu es dessinatrice. J’imagine que c’est aujourd’hui à peu près clair dans ta tête mais tu le remettais beaucoup en cause au début. Oui, mais je ne peux encore m’empêcher d’avoir un peu un syndrome de l’imposteur sur le côté graphique de mon travail, j’ai toujours tendance à croire que c’est mon écriture qui est vraiment intéressante. Bon, j’essaie de changer d’avis là-dessus, je prends de plus en plus confiance.
Bien que rédigé en français, Journalest donc d’abord publié au Canada anglophone. Je n’avais trouvé personne pour le publier en français, je pense que le fait que ce soit en couleur rendait ça vraiment très compliqué à l’époque, très peu d’éditeurs francophones pouvaient imprimer de la couleur au Québec, surtout pour le premier livre d’un auteur. D’ailleurs le premier éditeur en français [le livre a depuis été republié par Pow Pow], L’Agrume, n’était pas québécois. Pour mon second livre, Je vois des antennes partout, ça a d’ailleurs été la même chose, il est d’abord paru chez Drawn & Quaterly, un éditeur québécois, mais anglophone, avant que Pow Pow ne le publie.
Ha oui, je savais pour le premier, mais je ne savais pas que ça avait été le cas aussi pour celui-ci. C’est donc ton premier à paraître chez Pow Pow, qui va alors publier tous tes autres livres en première édition. J’ai l’impression qu’en France c’est vraiment avec Moi aussi, je voulais l’emporter – pourtant publié par un éditeur québécois contrairement au Journal – que tu apparais vraiment dans la presse, pour le public. En fait c’est pas mal vrai ici aussi, c’est ce livre-là qui a vraiment eu le plus d’échos.
Pour en venir au cœur de l’entretien, en terme « national », j’ai l’impression que tu es perçue comme une autrice québécoise, est-ce que tu le ressens comme ça aussi ? Il faudrait peut-être demander aux autres comment ils me perçoivent mais, en ce qui me concerne, mes éditeurs sont québécois, mes collègues de travail sont québécois – ou Français émigrés –, une grosse part de mon travail est autobiographique et se passe au Québec, je n’ai jamais créé en bande dessinée ailleurs qu’au Québec, sauf ponctuellement pour des résidences. Alors oui, je suis une autrice québécoise. Après, c’est l’histoire de l’immigration : est-ce que je peux me sentir 100 % québécoise ? J’ai toujours l’accent français… L’immigration des Français au Québec est une immigration ultra-privilégiée par rapport à d’autres parcours de vie. Les Québécois ont une histoire d’amour-haine avec les immigrants français. Je ne suis pas vraiment fière d’être une Française à Montréal, j’essaie de m’intégrer sans toutefois renier mes origines. Dans tous les cas, si on me considère comme une autrice québécoise, cela me rend fière. Du côté de la réception en France, je ne me rends pas compte si je suis perçue davantage comme québécoise ou française, je n’ai pas eu beaucoup d’entretiens en France, quand Moi aussi, je voulais l’emporter est sorti il n’y en avait pas assez de copies arrivées en Europe, c’était le début de la distribution européenne de Pow Pow…
Et du côté des médias québécois, est-ce que cela t’est renvoyé (le fait que tu es d’origine française) ? Pas trop. Je sais qu’à la radio ça peut être compliqué. J’ai des amis qui travaillent à Radio-Canada qui m’ont déjà dit qu’ils tâchent de limiter l’accent français en ondes, je ne sais pas si c’est vrai. Mais bon, ça ne me pèse pas en tous cas, dans le milieu personne ne me renvoie que je suis française, ou vraiment très rarement. Je ne suis pas la seule aussi il faut dire… Chez Pow Pow il y a Mirion Malle et moi. Qui d’autre ? En fait, je ne sais pas si on est tant.
Justement je pensais à elle, car c’est un pendant intéressant. Comme toi elle émigre, et le Québec imprègne son œuvre, dans le décor comme le vocabulaire, mais elle avait déjà une carrière en France avant. C’est un peu différent pour elle, car elle a plus d’éditeurs français que québécois. Je ne me rends pas compte si les lecteurs la considèrent comme québécoise ou française. On nous vous probablement comme des montréalaises ! Je me dis que c’est peut-être plus sur la réception en France que le fait que l’on soit des émigrées a une incidence : il y a une sorte d’imaginaire positif (peut-être parfois exotisant !) du Québec en France. Je sais qu’on est assez lues en Europe francophone et il y a plein de jeunes qui veulent émigrer, alors je me dis que ça joue peut-être sur notre rayonnement… Obom, qui est à moitié française mais y a peu vécu (seulement très jeune), a une carrière importante au Québec mais elle n’est quasiment pas lue en France : cela dit c’est sans doute une question de distribution de ses livres avant tout. Chez Pow Pow quelqu’un comme Sophie Bédard a un beau succès ici, mais je crois qu’elle est encore assez peu lue en France… Alors nos origines géographiques jouent peut-être pour accrocher le public français.
Dans ta bande dessinée, je trouve qu’on perçoit le Québec mais en même temps ça me semble assez simple pour le public français. Ça se fait assez naturellement, j’ai l’impression que je n’écris rien qu’un Québécois ou un Français ne pourrait pas comprendre, je peux mettre du vocabulaire québécois en tout cas. Il faudrait sans doute demander à Luc [Bossé, son éditeur] ce qu’il en pense. Mais on n’a jamais discuté de la manière dont j’écris… Je ne doute pas que j’ai des traces de français de France qui doivent m’échapper dans mes productions. Il y doit y avoir les deux sortes de Français qui s’y croisent : cela reflète sûrement ma façon de parler, après toutes ces années que j’ai passées à Montréal.
Là où la question de l’identité se ressent aussi, ça peut être tout bêtement administratif : le droit d’avoir un prix de la BD québécoise, de recevoir une bourse du gouvernement du Québec, etc. cela était-il conditionné à une nationalité, une durée de résidence ? Pour les prix c’est un débat interne aux prix j’imagine, mais pour les bourses du Québec et du Canada, dès que nous avons le statut de résident permanent nous y avons droit. Avoir la nationalité canadienne ou pas – moi je l’ai depuis plusieurs années – ne change rien. Une chose qui peut être intéressante peut-être, c’est la différence dans la manière dont on réussit à vivre de nos créations. Je suis vraiment une autrice qui a toujours vécu dans la création au Québec, dans un petit marché où même quand on vend assez bien, c’est quasiment impossible de vivre de la BD alternative, du coup on y vit principalement de bourses de création. J’ai l’impression que quelqu’un, avec une production publiée en France et une carrière qui y a débuté, vit bien plus de publications et de droits d’auteurs que de subventions… c’est peut-être là qu’est la différence la plus marquée à vrai dire.
Enregistré à Montréal le 30 août 2022, repris par courriel en juillet 2023.
Après un premier point paru en mars 2022 sur les publication de ma première année et demi de doctorat, voici le point sur mes articles universitaires depuis, alors que j’entame ma troisième année ! (je ne compte pas les livres, j’en parlerais dans un post à part).
Alors bon, qu’y-a-t-il eu, comme vous le savez le temps universitaire fait que des choses paraissent des lustres après leur publication. Bref voici donc les articles parus entre mars de fin octobre 2022 !
La très belle revue d’histoire culturelle Sociétés & Représentations a consacré son n° 53 (comme la Mayenne !) à la bande dessinée et particulièrement à la manière dont a été abordée l’histoire de la bande dessinée, sa façon de constituer ses archives, etc. Dirigé par Sylvain Lesage, ce numéro est particulièrement riche (et épais), avec de contributions de chercheurs et chercheuses que j’apprécie beaucoup, comme Benoît Crucifix, Florian Moine, Jessica Kohn… J’y ai signé un texte que je vois un peu comme le pendant de celui-ci, nommé « Bande dessinée québécoise : historiographie d’un champ sous double influence ».
La revue est en papier et sur Cairn, donc indisponible gratuitement aux non-chercheurs, mais j’ai déposé le texte (dans sa maquette finale, car la revue l’autorise ce qui est déjà ça) sur HAL : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03668615
Ce n’est qu’une recension mais elle fait plaisir car elle est dans la Revue française des sciences de l’information et de la communication, une bonne grosse revue dans mon domaine. Pour le moments les appels à articles m’excitent modérément mais il y a de beaux dossiers réguliers, donc faire des recensions reste un moyen de participer à ce bel ensemble. Et ça tombe bien car le livre très multi-disciplinaire d’Anna Giaufret se cale bien avec une analyse InfoCom. Ma recension ici : https://journals.openedition.org/rfsic/13625
N’ayant sans doute alors pas tout compris à ce que demande comme travail un article universitaire j’avais, après un stimulant colloque, proposé deux articles à Strenae, très chouette revue sur le livre jeunesse et les objets culturels de l’enfance. Les deux ont été accepté, et il a fallu les écrire. Cela a pris du temps mais voici que la revue est parue et tout le dossier est vraiment passionnant, et riche avec une quinzaine d’articles tout de même ! Le site est en accès libre et on trouvera donc facilement mes deux texte.
Le premier, vu comme une sorte d’addendum à mon ouvrage sur PifGadget et le communisme et à des années de travail sur la question, aborde le sujet de Pif Gadget et l’écologie politique, occasion de lier mon engagement militant et cette recherche, sur un axe inattendu : https://journals.openedition.org/strenae/9420
Le second, nettement plus lié à ma thèse et croisant des sujets se recherche et passion, porte sur Pif Gadget au Québec et a été coécrit avec Sylvain Lemay, mon codirecteur de thèse, à travers l’étude de nombreux journaux et de la communication à propos du journal dans la province (où l’aspect communiste, pour le coup, était tu) https://journals.openedition.org/strenae/9439
Et c’est en novembre qu’est sorti mon article sans doute écrit depuis le plus longtemps pour le moment, en rythme universitaire je sais que ce n’est pas si long. Suite au colloque PIFERAI sur les strips de Pif le chien, les Éditions universitaires de Dijon ont donc publié le petit ouvrage Pif le chien – Esthétique, politique et société, sous la direction d’Henri Garric et Jean Vigreux, avec des noms qu’on retrouve dans Strenae, mais pas que. J’ai pour ma part fait une analyse pas du tout penchée sur l’idéologie mais sur l’historique éditorial et les réutilisation des strips par les éditions Vaillants, soit un article nommé « D’un support à l’autre, usage et réusage des strips de Pif le chien ». Un autre article universitaire sur Pif attend sa publication, mais j’espère que c’est le dernier à court terme, histoire de ne pas m’en dégouter ^^ En tous cas avec la sortie du livre et sa promo, tout ça a une convergence d’actualité qui, pour le coup, est assez intéressante.
Un article un peu hors de mes sujets de recherches, même si deux des personnes étudiées sont du Québec, tout de même, mais que j’ai tenu à écrire car le thème du dossier m’intéresse beaucoup. Par ailleurs, publier dans Alternative francophone, revue consacrées à la francophone « en mode mineur » dont j’aime beaucoup le postulat en cinq points et dont j’apprécie le fait qu’elle soit publiée par l’Université de l’Alberta, province où la francophonie est bien minoritaire, me faisait bien plaisir. Mon texte sur la vulgarisation/transmission scientifique du point de vue des auteurs/médiateurs se trouve sur ce lien, au milieu d’un beau numéro sur « La bande dessinée scientifique – Les nouveaux territoires du documentaire » : « Depuis la table à dessin : transmettre la science du côté des auteurs. »
*
À suivre : d’autres recensions (pour le BBF et Communication…), des articles pour le Bulletin des bibliothèques de France, La Revue française d’histoire du livre, Comicalité, Voix Plurielles, Mémoires du livre, Archives des lettres canadiennes, Images du travail, Travail des images, Hermès et quelques autres projets, ainsi que deux directions de revues : un numéro de Mémoires du livre sur la bande dessinée vagabonde avec Philippe Rioux à paraître au premier semestre 2023, et un numéro (appel en cours) d’@nalyses sur « Vingt ans de bande dessinée québécoise au XXIe siècle ».
Bandeau de couv : photo d’un tiroir de mots prédécoupés pour les collages de Julie Doucet, dans son atelier, août 2022.
Il arrive que les auteurs québécois prévoient de conserver des droits distincts entre les éditions au Québec et en Europe, cela a plusieurs avantages : pour l’éditeur cela évite des transferts de livres d’un océan à l’autre, pour l’auteur cela évite que des publications en français chez d’éventuels autres éditeurs (c’est principalement le cas si un éditeur québécois n’est pas distribué en Europe) soient traitées en droits étrangers.
Jimmy Beaulieu est un auteur québécois assez lu en Europe francophone, et aussi un habitué des modifications d’ouvrages entre chaque réédition mais c’est un autre sujet (même si un peu lié). En 2013 ; les éditions Mécanique générale, qu’il a fondé des années plus tôt mais où il n’a plus d’activité éditoriale, on édité un gros recueil de ses récits autobiographiques. Le titre est clair et assez illustratif : Non-Aventures, sous titré « planches à la première personne ». Si quelqu’un pense tomber ici sur de la grande course-poursuite, c’est qu’il ne sait pas lire.
En janvier 2015 l’album est édité en Europe. J’entends souvent parler d’édition française mais c’est abusif puisque la maison d’édition, Les Impressions nouvelles, est localisée à Bruxelles. L’éditeur du livre est certes français (le scénariste et théoricien Benoît Peeters) mais il faut a minima parler d’édition européenne francophone. En tous cas, outre quelques modifications de contenu et d’agencement, la couverture diffère. Il y a le dessin, bien sûr, mais c’est assez classique avec une autre édition, le changement de titre l’est moins, surtout que la langue ne change pas. Et les « Non-aventures » deviennent « Les aventures » soit l’exact inverse.
Pourtant, le titre fonctionne très bien. Avec ce dessin laissant entendre une promenade calme et douce, loin de toute aventure, et le sous-titre conservé, le lecteur comprend bien qu’il s’agit d’un pied de nez et qu’il n’y aura d’aventure qu’intime et personnelle. Interrogé par Laurent Lessous pour BDZoom, Beaulieu explique le choix « Benoît Peeters, l’éditeur de l’édition européenne, n’était pas friand du titre un peu négatif de l’édition québécoise : Non-aventures. Je n’y tenais pas non plus. Nous avons bien cherché une alternative. Moi qui pense toujours à des titres de livres (à en rendre fou mon entourage), je bloquais. J’ai finalement proposé cette variante toute simple et plus drôle, “Les Aventures”, qui était le titre du premier chapitre de la section “Quelques pelures” (lequel s’intitule, dans cette édition, “Non-aventures”). » On note au passage le jeu de retitrage permanent de l’ancien album qui change nom en devenant chapitre… L’enfer des bibliothécaires.
Ce transfert de titre est passionnant, les deux jouent sur une contradiction : le premier sur la simple négation « non-aventures », l’autre peut-être plus subtilement en jouant le contraste avec l’image et le sous-titre. Aucun ne manque de poésie, je préfère a priori le second, mais peut-être est-ce simplement parce que c’est le premier que j’ai connu ? Ou que c’est un ciblage géographique efficace. Quand j’ai présenté le choix à des amis, au débotté, les avis variaient mais sans que ça ne se détache vraiment, ni se distingue par origine géographique. Esthétiquement je trouve par contre la deuxième édition plus réussie, sans aucun doute, c’est mon affaire, j’imagine.
Lors de mon séjour au Québec il y a quelques semaines, Jimmy m’a confié (pour la bibliothèque patrimoniale de la Cité internationale de la BD et de l’image) différentes éditions étrangères de ses livres. Parmi elles, deux de ce qui correspond aux (Non-)Aventures, qu’il m’a présenté comme des éditions directes de ce livre mais qui sont en réalité antérieures (il faut dire que les éditions Aventures sont déjà des anthologies, je vous le dis, un enfer pour les bibliographes).
Une de ces éditions est paru en anglais chez l’éditeur canadien Conundrum Press en 2010 (avant la Québécoise donc), l’autre en allemand, chez l’éditeur allemand Schreiber & Leser en 2014 (après la Québécoise, mais avant la Belge, pour celle-ci). L’image de couverture est différente des éditions françaises, mais globalement partagée par les deux éditeurs en question, même si en bonne JimmyBeayulieuserie il y a des retouches (le choix de couleurs notamment, et le cadre plus ou moins serré). Le titre est évidemment traduit. Bien que pas très bon en langues étrangères il semble évident qu’aucun ne parle d’aventure, existantes ou non :
En anglais nous avons Suddenly Something Happened, qu’on pourrait traduire à peu près par « Soudain, quelque chose arrive » ou « Tout à coup, etc. ». Un très bon titre à vrai dire, qui résume lui aussi bien le contenu, et cette pseudo-aventure (prenant le contre-pied d’une vieille vision de la BD), peut-être plus explicite que les titres français, car sans sous-titre. En allemand, que je ne parle pas du tout, Am Ende des Tages (là aussi sans sous-titre). Google et des gens m’ont évoqué un « À la fin de la journée » voire « des jours » (ce qui n’est pas exactement la même chose), bon là en tous les cas, pour le coup, je vois moins bien le rapport. Mais cela semble confirmer un goût du jeu avec les titres, profitant de chaque édition pour proposer une variation, ce n’est pas si courant.
PS : J’admets que le titre est un peu mensonger, puisque qu’il ne s’agit jamais vraiment du même livre malgré un contenu largement commun, même entre les deux éditions francophones (même s’il me semble que les rééditions de Non-aventures reprennent le contenu exact des Aventures). Mais bon, vous avez quand même l’idée générale, et au début je croyais que c’était bien le même livre.
La revue d’histoire culturelle Le Temps des Médias prépare un numéro sur les luttes sociales. J’ai eu l’opportunité d’y rédiger un article sur la bande dessinée pendant et sur le « Printemps Érable », terme recouvrant les très grandes manifestations de janvier à septembre 2012, cristallisées à partir de la hausse des frais de scolarité mais englobant bien plus largement les questions de corruption, de lois liberticides, de répression, etc. Pour réaliser cet article sur une matière très contemporaine, j’ai pu interroger directement des auteurs. Comme souvent, ces entretiens préparatoires sont très utiles mais n’apparaissent que peu dans les articles, au-delà quelques citations.
Je publie donc sur ce site deux entretiens que je trouvais dommage de garder enfermés, ils pourront toujours servir à qui veut pour une recherche ultérieure ! Le premier est avec Philippe Girard, alias PHLPPGRRD, auteur bien ancré dans le paysage de la BD québécoise, qui a réalisé le webcomic puis fanzine Passionrougeman lors des manifestations. Le second, plus bref, est avec Antoine Corriveau, dessinateur et chanteur dont On est + que 50, carnet de grève est la dernière bande dessinée publiée. Les deux entretiens ont été réalisés par courriel en avril 2020.
ENTRETIEN AVEC PHLPPGRRD
Vous vous lancez dans Passionrougeman sur votre blog, qu’est ce qui vous a poussé à faire une bande dessinée durant le Printemps érable et pourquoi ce choix de la parodie de superhéros ? Tout ça est venu assez spontanément en fait. À cette époque, je travaillais sur une BD (Lovapocalypse, Glénat Québec) dont le sujet était très lourd (L’ordre du temple solaire) et j’avais besoin d’alterner avec un sujet plus léger et surtout, plus drôle. Pour me changer les idées, je sautais parfois sur mon vélo et j’allais faire un tour au centre-ville de Québec pour trainer dans un magasin de comics (Librairie Première Issue). Je pense que c’est en achetant des comics là-bas que le goût de dessiner un superhéros a germé dans mon esprit. Ceci dit, je suis fan de BD de superhéros depuis longtemps et c’est un genre auquel je ne m’étais pas encore frotté à ce moment-là.
De manière assez intéressante Passionrougeman parle assez peu de la grève étudiante, mais de son corollaire, le système de corruption endémique, la loi anti manifestation… Cela peut surprendre à première vue. Vous êtes le premier à le remarquer. En effet, à mes yeux, le problème était que le gouvernement libéral en place était soupçonné de corruption et qu’il essayait de refiler la facture de sa mauvaise gestion aux étudiants. On savait que les élections approchaient et je me suis dit qu’il fallait souligner où était le véritable problème de cette crise. Il faut aussi savoir qu’au Québec, les gens ne sont pas poussés vers les études comme en France. Au Canada, c’est l’endroit où la population est la plus réticente à faire des études supérieures (c’est la raison pour laquelle les frais de scolarités sont plus bas qu’ailleurs en Amérique). À mon sens, il fallait lutter contre la volonté de faire grimper ces frais parce que ça aurait eu un impact direct sur l’accès aux études supérieures.
Quel accueil avez-vous constaté pour les planches au moment de leur production ? J’ai retrouvé un certain nombre d’articles semblant montrer qu’elles ne sont pas passées inaperçues. Non, effet. Il y a eu un impact assez retentissant. Le journal Le Devoir a même publié une pleine page (que j’avais dessinée exclusivement pour eux) dans son édition du Devoir des écrivains au mois de novembre suivant. Mais surtout, c’est dans les partages que je faisais sur Facebook le soir que je pouvais mesurer l’impact de chaque publication. Je dessinais trois bandeaux chaque jour (du lundi au vendredi) que je partageais vers 19 h. Le lendemain matin, j’avais des tonnes de messages et de partages.
Vous les avez ensuite autoédité à cent exemplaires, encore dans la période de mobilisation. L’autoédition permet de garder une trace, mais y trouviez-vous aussi ce côté immédiat, permettant de publier rapidement, en phase avec la lutte en cours (un mois après, ça aurait été un peu trop tard) ? J’ai cette impression avec la production de plusieurs fanzines au sein de la lutte et aimerait savoir si cela sous-tendait le choix de l’autoédition, ou si c’était tout autre chose ? Très dur de répondre avec exactitude à votre question. Je me souviens qu’il y avait beaucoup de fébrilité dans l’air et qu’un collectif avait été publié dans l’urgence pour garder une trace de tout ça. À un moment donné, la librairie Planète BD de la rue Saint-Denis à Montréal a annoncé qu’elle organisait une séance de dédicaces chez elle pour mousser les ventes du livre et comme j’étais invité à y participer, c’est là que je me suis dit que je devais en profiter pour lancer mon album de Passionrougeman. Le soir du lancement à Montréal, les copies se sont envolées comme des petits pains chauds. J’ai tout écoulé en une seule séance de dédicaces.
Passionrougeman est revenu en 2016, la grève est passée, mais son carré rouge porte autant d’imaginaire de lutte ? Au Québec, oui. Ce carré rouge est un symbole très puissant. La mère de l’un de mes amis avait d’ailleurs tricoté un carré rouge en laine pour l’un des leaders étudiants et ce carré rouge là est aujourd’hui exposé au Musée de la civilisation de Québec. Depuis, chaque fois qu’une organisation veut mobiliser la population québécoise, ses porte-paroles portent un carré dont la couleur change selon la crise.
Et une dernière question plus pour m’assurer que je n’ai pas une compréhension erronée. Je n’ai pas identifié Cap’n Crimson à un personnage médiatique particulier, peut-être par méconnaissance. J’y ai donc vu une manière de souligner, chose assez rare, que la lutte pouvait (et devait, tous ayant le même gouvernement) être commune avec la population anglophone ? Non, vous avez bien vu. Généralement, la population anglophone du Québec (qui s’identifie plutôt au reste du Canada) ne se sent pas québécoise et elle vote systématiquement pour le parti libéral – parti fédéraliste pro-Canada – (c’était le gouvernement au pouvoir lors de la crise étudiante). Ce personnage de Cap’n Crimson était là pour signifier que deux héros, l’un francophone et l’autre anglophone, pouvaient (devaient) travailler ensemble pour renverser la vapeur et changer les choses.
ENTRETIEN AVEC ANTOINE CORRIVEAU
Qu’est-ce qui t’a poussé à raconter tes carnets de grèves et pourquoi avoir choisi ce moyen-là plutôt que par exemple la chanson, autre moyen de diffusion militant ? C’est assez étrange pour moi, car à l’époque, je n’avais pas fait de bande dessinée depuis quelques années et je ne pensais plus en refaire. Je ne pense pas que j’avais le recul nécessaire pour en faire des chansons immédiatement. Le sujet a été la toile de fond d’un disque que j’ai sorti en 2014, mais j’avais besoin de laisser reposer le sujet avant de m’exprimer en chansons sans que ce soit trop premier degré. Je pense que la bande dessinée, et surtout le format journal, m’autorisait à plus de simplicité, d’instantanéité et de liberté pour raconter ce que j’observais au quotidien.
Quel accueil as-tu constaté pour tes planches au moment de leur production ? Très chaleureux. J’avais l’impression que maintenant que la bande dessinée n’était plus au cœur de ma vie, ce projet était celui qui rejoignait le plus les gens parmi tout ce que j’ai fait en bd. Je crois aussi que les gens ont été touchés parce que je mettais en scène un quotidien partagé par plusieurs.
Une partie des pages ont été publiés dans Je me souviendrais, mais tu ne les as pas édité en fanzine par ex durant la grève ? Uniquement en ligne ? Oui, uniquement en ligne. Je me suis arrêté à 33 pages. Je trouvais ça mince un peu pour en faire un livre. Ça a été douloureux aussi, parce que la fin de cette période trouble a été un peu abrupte et du jour au lendemain, je n’étais plus certain d’avoir envie de raconter tout ça.
Huit ans après, comment vois-tu ces pages qui sont à ma connaissance tes dernières bandes dessinées publiées ? Je ne les avais pas revues depuis. Je viens de les relire pour répondre à ta question. C’est un peu maladroit, mais aussi un peu touchant à relire pour moi. C’est un condensé d’émotions très vives. Ces événements sont en quelque sorte le premier sentiment de rassemblement social que j’ai eu dans ma vie. J’ai touché à quelque chose de plus grand que moi, au creux de ces milliers de gens qui marchaient avec moi. C’est un déraillement de quelque chose, un bouleversement que je suis heureux d’avoir vécu.
Avant d’ouvrir la Librairie Z à Montréal, le critique québécois Jean-Dominic Leduc a créé les éditions Mém9ire, consacrées à l’histoire de la BD Québécoise. Avant cela il avait même eu d’autres vies, de comédien notamment. Après la publication de plusieurs ouvrages historiques et numéros d’une revue (Sentinelle), il a lancé la collection « Chronographe », dirigée par Michel Viau, auteur du premier volume d’une importante histoire de la BD québécoise et un des plus grands spécialistes du sujet.
Cette collection avait pour but de proposer des classiques de la bande dessinée québécoises en version numérique de haute qualité, accompagnés d’une petite présentation historique. Au moins deux titres de cette collection furent toutefois imprimés en un petit nombre d’exemplaires Les dossiers de l’ineffable M. Brillant de Jack Der (1952) et donc En roulant ma boule, réédition soignée d’un recueil de gags de 1901, alternant les récits en séquences (toujours via des illustrations pleines pages) et des cartoons en une image. Le titre, apprend-on, vient d’une chanson célèbre du folklore, datant du XVe siècle.
Le très beau dessin de Raoul Barré a évidemment pris un coup sur les questions le fond – on y voit notamment un bourgeois se grimer en « sauvage » et un juif à la caricature qui fait désormais frémir, même si ici il le gag n’est pas proprement négatif (rien à voir avec une caricature antisémite des années 30) – mais l’intéressante introduction de Michel Viau rappelle bien qu’il s’agit ici d’une réédition historique pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de la bande dessinée du pays, et non un ouvrage comme un autre. Le thème central des gags est le défilé déguisé de la Saint-Jean, et moque gentiment les notables. Le livre est un des rares de l’auteur, qui ira s’installer à New York en 1903 d’abord comme dessinateur de presse, puis comme animateur pionnier. Il créera un studio en 1914, créera plusieurs dessins animés, participera à la version animée du comics Mutt and Jeff puis, à la fin de sa carrière, travaillera avec Pat Sullivan sur Félix le Chat.
Plus que pour le livre en tant que tel, En roulant ma boule vaut pour ce qu’elle présente (notons d’ailleurs que la réédition comprend la préface originale de Louis Fréchette), dans une perspective historique portée par un éditeur et un directeur de collection fascinés par l’histoire de la BD et voulant faire connaître celle de leur pays. Si le fascicule est publié par un éditeur et a tous les attributs de la publication professionnelle (maquette soignée, ISBN, dépôts légaux…), il rejoint cependant l’esprit des premiers fanzines de bande dessinée, tels GiffWiff ou Phénix, créé par des passionnés agissant en bénévoles amateurs dans les deux sens du terme. Son petit tirage, cherchant à rendre disponible un matériel précieux et oublié, qui a un écho limité, mais apprécié par un fandom, les range aussi assurément de ce côté. Les éditeurs ne renient d’ailleurs pas cette idée puisque la publication papier de cet album numérique a été réalisée pour une occasion précise : le festival Expozine de Montréal en novembre 2015. Un rappel actif des liens entre fanzinat et patrimoine, d’autant plus utile que malheureusement le site qui permettait d’acheter les PDF semble désormais indisponible quand le rare zine papier, lui, est encore là.
En roulant ma boule, Raoul Barré, introduction de Michel Viau, 22,8 x 15 cm, 40 pages, Mém9ire, coll. « Chronographe », 2015. Chronique publiée en parallèle sur 1fanzineparjour.