Il y a peu, j’ai relu les trois numéros de La Monstrueuse, et son impact sur moi a semblé évident. Je sais que j’avais aimé ce fanzine mais je n’avais jamais ressenti aussi clairement son influence évidente sur mes choix éditoriaux, mais aussi de recherches, sur des amitiés. Ce texte est né de cette relecture, histoire (d’un peu) payer mon tribut.
Quand j’étais au lycée, mon frère avait réalisé une très grosse commande via un catalogue fourni par l’Association. Ce catalogue proposait bien sur les titres de l’éditeur, mais aussi des dizaines d’autres, et une commande assez diverse avait été passée, sans doute en partie au hasard. Parmi toutes ces publications, trois numéros d’un éphémère fanzine : La Monstrueuse, publiée par Chacal Puant de 1995 à 1997.
Ce zine est une des nombreuses expériences éditoriales de Blanquet, dont j’ignorai encore quasiment tout. Je ne savais notamment rien de sa multiplicité créative et de son importance publicationnelle1. Peut-être avais-je déjà lu son Donjon, sorti en 2003 ? Mon frère, futur cofondateur de L’Égouttoir, était fan de la série et découvrait en partie la BD alternative par ce biais. Je suivais. Nous voici en tous cas avec les trois numéros de La Monstrueuse, fanzine gorgé jusqu’à la gueule de bandes dessinées profondément étranges, certaines poussant même le vice à être publiées en anglais. Mes références les plus iconoclastes devaient alors être Mattioli et Poirier dans Pif Gadget et Thiriet (Le Figurant !) dans Spirou. Il y a plus honteux, certes, mais on est loin de ce que je découvrais.
J’ai été marqué par la lecture de cet épais fanzine agrafé (qui reste la reliure que je préfère), sans doute sans me rendre compte réellement de ce qui m’arrivait. C’était mon premier contact avec la BD underground québécoise : Julie Doucet, avant de lire Ciboire de Criss, mais aussi Henriette Valium, qui me mettait mal à l’aise tout en me séduisant, Richard Suicide ou Siris. Il y avait dans ces pages tout le « centre-sud » auquel Suicide consacrera des années plus tard un livre chez Pow Pow. Leurs dessins m’ont autant frappé que la langue, qu’ils tordent sans barguigner. J’étais touché au cœur et des années plus tard quand j’allais publier Richard, faire un long entretien avec Siris, enfin les rencontrer, j’aurai toujours cette référence derrière la tête. D’ailleurs, je viens de débuter un doctorat. Son sujet à peu près formulé ? « La BD québécoise et ses circulations dans et avec l’espace francophone européen ». De fait, La Monstrueuse est un des jalons et se pointe encore dans un coin de mon œil.
Dans La Monstrueuse il y avait donc aussi des pages en anglais – autant dire en extra-terrestre pour le moi de 14 ans. Je ne les ne comprenais pas, et me forçait à lire et apprécier sans le comprendre le si mystérieux Matti Hagelberg, qui fascinait mon grand frère. Il aura fallu un bon 10 ans pour pleinement apprécier ses livres et je me suis surpris quand, relisant les numéros il y a un mois, j’ai éprouvé une joie si enfantine à pouvoir enfin comprendre les pages publiées ! Brad Johnson ou Mike Diana portaient la même aura de mystère absolu, enfin décrypté. Le résultat ne valait peut-être pas autant d’attente et une laborieuse formation en anglais, le plaisir d’enfin pouvoir lire toute La Monstrueuse, oui.
Bien malgré elle, La Monstrueuse était un guide. L’Horreur est humaine, fanzine encore plus confidentiel géré par Sylvain Gérand, dont le sommaire me fascinait, occupera un rôle un peu similaire. J’ai toujours aimé les sommaires (on peut d’ailleurs trouver tout ceux de La Monstrueuse et de L’Horreur est humaine en cliquant sur ces liens). J’y trouvais des auteurs qui m’interloquaient et allaient ensuite tenter de les retrouver, de les découvrir plus amplement. Ce sera le cas avec Lolmède, on échangera ensuite longuement sur le fanzinat, ou des si étranges (à mes jeunes yeux) Caroline Sury ou Nuvish. L’un de ceux qui garde pour toujours une aura de mystère reste un des plus « naïfs » : Gil Gozzer. Je le recroiserai ensuite ici ou là sans jamais savoir ce qu’est devenu ce dessinateur si drôle. En lisant, les connexions se font avec Jade, Le Dernier Cri, l’Association – seule structure déjà un peu approchée – ouvrant un champ de passion/défrichage de BD alternative et du fandom. Beaucoup d’articles en sont sortis, d’autres sont encore à écrire.
Cette fascination s’exerce parfois de façon presque malsaine, au début je tentais de collecter les auteurs comme des Pokémons2, du fond de ma campagne, sauf que rapidement on se prend au jeu et des relations humaines se nouent. Gorgonzola est un fanzine né entre des champs et un internat dans une ville de province, pas construit avec des camarades d’école ou sur un projet commun, si ce n’est celui de toujours lire et rencontrer des bandes dessinées qui me questionnent voire, c’est arrivé, me bouleversent. Cet appétit a eu des conséquences surprenantes : un fanzine qui existe toujours quinze ans après (même laborieusement), des voyages inattendus et de forts belles amitiés.
Dans La Monstrueuse on trouvait notamment Yvang, dont le fanzine Eczema House paraissait dans les 90’s. Yvang a un trait protéiforme et était très actif en ligne quand je découvrais le zine de Blanquet. Sur ses différents blogs (c’était la grande époque des blogs BD), il déversait des flots de dessins, strips, planches, sous différents pseudonymes. Je suis retombé sur lui dans un magazine éphémère, Zoo – pas l’actuel magazine gratuit, une sorte de journal parlant culture, un truc bizarre paru quand j’étais au collège et qui n’a connu que 5 numéros. Yvang s’était glissé subrepticement dans l’un deux, un courriel fut envoyé (le Pokédex malsain se mêlant à une fascination réelle) et il est arrivé dans L’Abécédaire, un collectif que nous avions publié en 2005, annonçant la joyeuse incohérence éditoriale à suivre.
On y trouvait d’ailleurs aussi Blanquet (seule contribution à nos productions), Anne Van der Linden et Lolmède, mais Yvang est le premier auteur de La Monstrueuse à devenir contributeur régulier. Nous nous rencontrerons en festival puis l’engrenage ne s’arrêtera plus : participations à tous nos collectifs, livres réalisés ensemble, festival-colonies de vacances et visites estivales sur son île… Jusqu’à une conférence commune aux Arts décos de Strasbourg à propos de Samplerman, nouvelle identité du Janus de Belle-Île, dont le premier sample publié était justement dans le Gorgonzola 19, autour de Jean-Claude Poirier (qui, je le rappelle plus haut, est une de mes premières rencontres d’alternative dessinée, avec Thiriet, lui aussi présent dans Gorgonzola).
De La Monstrueuse à Yvang, j’ai aussi découvert des pans énormes du fanzinat underground : Gotoproduction (avec l’ami Léo Quiévreux), Crachoir, Stronx… en accumulateur compulsif Yvang détient des trésors multiples. C’est en fouillant dans les valises qu’il emmenait en festival que je suis tombé sur Cauchemar, réalisé avec le mystérieux 44. Cet auteur inconnu allait devenir l’objet d’un fantasmatique dossier de Gorgonzola, évoqué dès le dossier de notre numéro 20 (sorti en décembre 2014), que l’on pourra bientôt découvrir dans le numéro 25 qui devrait paraître, avec un an de retard mais toujours vivant, en janvier. Les rebonds multiples et involontaires de La Monstrueuse n’ont pas fini de faire des petits.
PS : L’image de couverture est celle du n° 1, par Killoffer, 1996.
1Pour ceux que ça intéresserait, voir l’intéressant entretien avec Lise Fauchereau dans Les Nouvelles de l’estampe n° 257 (2016) : « Pierre-feuille-ciseaux ou Le “je” comme expérience artistique ». En ligne : https://journals.openedition.org/estampe/435
2 Dès les débuts de Gorgonzola on retrouve des entretiens avec Mattt Konture puis Julie Doucet, passent ensuite entre les pages Blanquet, Lolmède, Anne Vand Der Linden et Yvang (qui s’installe) puis Mike Diana, Anne Pakito Bolino, Richard Suicide, Olive, Placid, Matti Hagelberg… Et dans le n° 25 à paraître arrivent Berend J. Vonk et Siris, la pokéchasse n’a donc pas cessée ??