Le 14 juin 2023 Simon Clair, rédacteur en chef de Trax, a annoncé la fin de ce magazine consacré aux musiques électroniques et au monde de la nuit, créé en 1997. J’avoue que je n’ai jamais lu ce mensuel, je n’en étais pas la cible, mais c’est un exemple, encore un, d’une presse musicale qui va mal. Et c’est une revue relativement jeune dans le paysage historique, consacrée à un genre lui aussi relativement jeune, qui disparaît. J’ai toujours un pincement au cœur à la fin d’une revue, mon travail de recherche s’intéressant beaucoup à l’histoire des médias et à ce qu’ils charrient de leurs époques. Mais ici, plus que le magazine en lui-même, auquel des spécialistes de la musique rendront un meilleur et plus juste hommage, c’est un autre objet évoqué qui m’intéresse. Simon Clair indique en effet que « Le seul regret restera de ne pas pouvoir sortir le tout dernier numéro sur lequel on bosse depuis des mois. Il est fini et le PDF est prêt, avec en couverture Hamza, 100gecs et Xavier Veilhan. »
Il existe donc un numéro qui ne sera jamais sorti sur les presses, un numéro fantôme, secret, pour lequel des articles ont été écrits, des gens interviewés, des papiers dans lesquels des espoirs ont été mis. C’est un propos récurrent dans la presse. Sur des objets que je connais mieux, la presse BD, on retrouve facilement d’autres exemples. Ainsi de Viper, revue consacrée à la BD underground et à la légalisation des drogues, à laquelle j’ai consacré un article. Dans le numéro de Gorgonzola où j’ai publié le dossier original, nous publiions une bande dessinée de Gerbaud et Moynot, qui devait paraître dans le numéro 12, jamais paru. Dans le cas du Cri qui tue, premier magazine de manga en français, dont le n° 1 date de 1978, son créateur Atoss Takemoto indiquait avoir un n° 7 de prêt quand il a dû tout arrêter, face aux problèmes d’avances de frais de la distribution en kiosque (un problème toujours récurrent près de 50 ans plus tard). Dans un entretien réalisé avec Irène le Roy Ladurie, à paraître dans quelque temps chez Comicalité, Claude Bardavid, dernier rédacteur en chef de Pif Gadget, nous montre des maquettes d’une nouvelle formule jamais sortie. Il y a dans ces objets quelque chose de fascinant : une existence, mais pas vraiment, une réalité concrète mais un objectif non atteint.
Le monde étant ce qu’il est aujourd’hui, il y a moins de maquettes en papier et de témoins si physiques. Cependant un PDF peut plus facilement se partager et Simon Clair a justement posté un lien wetransfer proposant ce numéro, sans date de péremption (mais ce sera sans doute celle de l’abonnement du magazine ou de celui ce Clair lui-même à wetransfer), pour télécharger le numéro. Son souhait : qu’il soit diffusé massivement, librement, et soit lu. Qu’il existe. De fait, je l’ai entamé et c’est le premier Trax que je lis. Fantôme et pour moi plus concret que jamais. C’est assurément triste, mais aussi un très bel hommage à ce magazine, à ses auteurices, à ces magazines aux numéros fantômes qui restent des objets invisibles et impalpables. Ici il est concret, et peut même être imprimé, renvoyant Trax à l’artisanat des zines d’antan, cohérents avec son univers musical.
À la manière des bandes fantômes exposées à la ferme du Buisson en 2015, consacrée à des bandes dessinées finalement inachevées et jamais publiées, pour diverses raisons, il y aurait une exposition à faire de cette presse stoppée, alors que les numéros étaient prêts.
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Ce post peut s’intégrer à une série d’autres articles consacrés à des livres qui n’existent pas vraiment, comme celui-ci, dont la maquette existe mais n’est jamais parue, ou celui-ci, qui a été terminé mais n’a jamais été sorti par l’éditeur. Cet objet de recherche étant passionnant, je crée donc une catégorie « publications fantômes » sur ce blog.
L’intégrale des numéros de Jade a été mise en ligne par 6 pieds sous terre. J’avais eu le plaisir d’y entrer par ce texte, qui a bien des défauts (ha, la folie donneuse de leçon de la jeunesse ! Oui je sais, toujours, mais pas pareil) mais qui me semble à vrai dire plutôt vrai. Depuis je me suis collé à de la chronique alimentaire et que je comprends un peu mieux que quand on en vit, il faut bien manger. Je suis depuis revenu à un autre métier que j’apprécie bien plus de faire de manière alimentaire et n’écris donc que si envie, ce qui est bien (et ne m’empêche pas d(accepter des commandes intéressantes). Le texte était paru dans le Jade 200U sur le thème « Nos amis les médias ? », j’avais eu la surprise de le voir précédé d’une BD de Gilles Rochier, auteur des si recommandables LesFrèresCracra, Dernierétage, TempsMort, Ta mère la pute, Solo… Il racontait notre rencontre pour Du9 et a accepté que je reproduise ici la bande dessinée en introduction, merci à luit (son instragram est là). J’avais trouvé – outre que je l’étonnement d’être représenté en austère très calme – qu’il exagérait un peu avec sa question à rallonge qui n’en est pas une, pour le ressort comique. Seulement, après vérification sur l’entretien retranscrit que l’on trouve ici, il s’agissait d’un pur copié/collé. Hum.
Jeune passionné de Bande Dessinée, j’ai pu, au fil des ans, m’essayer à la critique. Timidement d’abord au sein de la revue Comix Club, dont je suis devenu un collaborateur régulier, puis à travers des chroniques sur le site Du9, jusqu’à l’animation à la rentrée d’une émission radio bimensuelle consacré à ce médium. Durant ces années j’ai eu l’occasion de fréquenter un certain nombre d’expo, galeries, conférences de presse, festivals… et de pouvoir par la même occasion en admirer la faune… Ce qui suit n’est pas un système théorique : il s’agit de simple notes et observations tirées de cette expérience modeste, mais parfois édifiante.
1°)
Le terme de Journaliste en Bande Dessinée porte en lui-même un
paradoxe fort. En effet, ceux qui traitent le mieux du médium sont
rarement officiellement journalistes (ils n’ont pas de carte de
presse), alors que des journalistes assermentés se transforment bien
souvent en simples reproducteurs de services de presse… Le travail
véritable sur ce médium vient généralement de sites et revues
spécialisées,
dont les contributeurs sont amateurs, dans les deux sens du terme :
ils aiment ce dont ils parlent –
et le connaissent donc bien –
et ne sont pas rétribués
pour leurs travaux. Bien souvent d’ailleurs, ce bénévolat garantit
une approche plus sincère.
Ainsi, même
des sites de tendance mainstream, défendant
une conception rétrograde
ou purement commerciale de la bande dessinée comptent parmi leurs
rédacteurs
des gens passionnés
(dont la démarche est d’une grande sincérité), qui ont le mérite
de savoir ce dont ils parlent. Ce qui parait
rarement
être le cas hors de la presse spécialisée.
C’est
là que le bât blesse. On retrouve le même problème de
légitimation qu’avec la diffusion des albums. Il a paru nécessaire
de quitter le ghetto de la librairie spécialisée, pour que les
ouvrages de bande dessinée rejoignent les autres livres. C’était
d’ailleurs un combat légitime. Il n’empêche que sans certains de
ces libraires militants pour la soutenir, la bande dessinée dite
alternative n’aurait jamais pu
avancer comme elle l’a fait, et ne pourra pas continuer à le faire.
Le journaliste spécialisé connaît
le même problème : il lui faudrait pouvoir intégrer des médias
généralistes. En effet, bien
qu’il lui soit toujours essentiel, la critique de bande dessinée
aurait tout intérêt à sortir de son micro-microcosme.Il faut ces revues de fond, ces
sites spécialisés avec un vrai travail et une vraie connaissance du
travail des auteurs, des éditeurs, etc… Il faut avancer, et
continuer de creuser le sillon ne serait-ce que pour donner une manne
critique dans laquelle de « vrais journalistes », un peu
plus scrupuleux que d’autres, pourraient venir s’informer, apprendre,
et vulgariser. C’est le lot de toute critique qui se veut pointue
d’avoir un public restreint. Il n’empêche que, même en sachant
cela, un sentiment de vacuité peut naître chez l’apprenti critique
qui se rend compte que, quelle que soit la dose de sérieux qu’il
mettra dans son travail, il ne pourra jamais concurrencer
l’amateurisme de certains professionnels…
2°)
Au cours d’un micro-festival je surprends par hasard une discussion
devant le stand de ma petite structure. Une personne, qui se révéle
être malheureusement
incontournable dans le microcosme, parle avec beaucoup de plaisir
d’un article qu’il vient de publier sur un site d’information. En
écoutant discrètement cette conversation, à laquelle je n’ai pas
été convié, je reçois une leçon édifiante. Il évoque dans ce
papier des planches d’Aurélia Aurita publiée dans Libération.
La dessinatrice y racontait sa rencontre avec une journaliste d’Elle,
qui lui avouait sans honte n’avoir
pas lu son livre, après quoi Aurita refusait de donner l’interview.
Jusqu’ici je trouvais en effet cela instructif : quel culot de la
part de la journaliste ! Et bien non, notre homme expliqua alors
qu’il était vraiment choqué de l’attitude de diva de l’auteur, que
c’était vraiment se foutre du monde et que, franchement, « comme
si c’était nécessaire de lire un livre pour en parler ».
Cette
phrase, caricaturale au possible, est pourtant véridique. Le pire
dans tout cela étant qu’en plus l’idée peut réellement se
défendre. Ce journaliste tient
le credo d’une bande dessinée diffusée le plus largement possible,
d’où un engagement vers une BD plus caricaturale et souvent
racoleuse1,
et d’un combat incessant contre la majeure partie des alternatifs, sa
seule jauge qualitative étant devenu les chiffres de vente. Dans ce
schéma, il paraît simplement important que la bande dessinée
rentre dans un maximum de médias. Il ne s’agissait dans Elle
que de faire un portrait d’Aurita et non pas un travail critique,
simplement faire découvrir l’auteur (et non son travail) à un
public qui n’y connaît rien. L’incompétence de la journaliste d’
Elle
dans le domaine de la bande dessinée n’aurait donc pas d’importance
puisqu’il ne s’agit que de vulgarisation. Ce point de vue peut tenir,
mais est-il vraiment viable ? On ne peut certes pas demander aux
journalistes généralistes de connaître parfaitement la chose ,
mais, en sacrifiant tout recul critique au bénéfice de la
médiatisation, on ne fera certainement pas le jeu de la bande
dessinée : on préparera plutôt son caveau.
Pourquoi paraît-il donc si aberrant
de défendre une médiatisation populaire pointue ?
3°)
J’ai un jour eu envie de m’adresser à un public un peu plus large,
et ai frappé à la porte d’une revue importante dans le monde de la
japanimation. Mon idée était de traiter de mangas plus alternatifs
au sein d’une revue à large diffusion, pensant (et je le pense
toujours) que les deux n’ont rien d’irréconciliable. Après avoir
sollicité la rédaction, ils m’ont, fort logiquement, demandé un
CV et un essai. J’avais justement publié un article sur Du9
à propos d’un livre de Ebine Yamaji, une mangaka
révélée par Asuka qui me semble être parfaitement accessible et
exigeante. Je leur ai envoyé mon texte, il faisait environ deux
pages, car l’intrigue était particulièrement complexe et que
j’avais vraiment voulu traiter de tout le travail de l’auteur. On m’a
répondu qu’il était trop long.
Parfaitement
prêt à faire des concessions, je réduis l’article à une page et
le renvoie. On me répond qu’il est toujours trop long. «Une bonne
chronique doit faire 500 signes » me signale-t-on. 500 signes ! Je
veux bien croire que j’ai tendance à être bavard, mais 500 signes
représentent environ 6 lignes ! Je me suis essayé à triturer et
découper mon texte pour le réduire à cette portion congrue. Qu’en
restait-il ? Un vague résumé et des compliments. Terminé les
nuances, exit les petites réserves : on aime ou on n’aime pas.
C’est ça la dictature du 500 signes, la revue qui me l’a appris
n’est absolument pas un cas à part. C’est une marge naturelle ? Ma
chronique ressemblait à un triste service de presse, j’ai donc
renoncé à la publier. Je compris mieux alors pourquoi un grand
nombre de « journalistes » se contentent de les
recopier… Et la différence subtile que certains placent entre
chronique et critique.
Quelques
jours plus tard, je reçois un courriel enthousiaste de l’éditeur de
Yamaji . Il était vraiment heureux d’avoir vu sur Du9
une vraie lecture de son livre, un peu plus longue que d’ordinaire,
même s’il me signalait n’être pas d’accord sur tout. J’ai pu par la
suite voir d’autres réactions d’éditeurs, ou d’auteurs, et tous
étaient d’accord pour apprécier une critique un peu approfondie. En
observant les lecteurs, j’ai pu constater qu’eux aussi préféraient
plus de développement à un flot de textes courts purement
informatifs, ne disant rien d’original, et ne donnant envie de rien.
C’est à se demander alors pourquoi la pratique est si développée
si personne n’y trouve son compte.
Une
réponse se trouve peut-être du côté des journalistes eux-mêmes.
La plupart des journalistes reçoivent des services de presse, et cet
usage peut se défendre dans certains cas. Mais pour conserver ce
privilège, il faut en traiter un maximum (généralement un peu chez
chaque éditeur), même superficiellement. D’où une masse de titres
traités en une page, ce qui conduit tout simplement à un paquet de
notices illisibles, et une saturation pour le lecteur qui ne sera pas
plus aiguillé qu’avant. Dès lors il lui est plus simple de se
retourner vers des « valeurs sures » (toujours traités en
tant que tels dans les entrefilets) que d’être curieux. Traiter plus
de titres, pour gagner plus de services de presse ? Il serait sans
doute excessif de réduire le problème à ce seul facteur2,
il n’empêche que dans ce sacrifice de la qualité à la quantité,
les seuls à vraiment y perdre sont une fois de plus les lecteurs…
1 Qu’il appellera populaire, faisant à mes yeux preuve d’un véritable mépris du « peuple » qu’il dit défendre.
2Mais il ne fait aucun doute que les SP jouent un rôle réel dans la dictature du 500 signes, le véritable commerce parallèle qui s’est développé par leurs biais en témoigne.