Après la rencontre avec Julie Delporte, deuxième volet des comptes-rendus de rencontres québécoises au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême ! Il s’agit encore d’une autrice de chez Pow pow, mais qui venait alors de sortir son premier livre.
Dans la pow
Entre 12h et 13h le vendredi 27 janvier 2023, à la suite de la très poétique et militante rencontre avec Julie Delporte, et toujours dans ce petit espace décloisonné du Nouveau Monde, les festivalier.ère.s d’Angoulême ont eu l’heureuse opportunité de rencontrer Eloïse Marseille, jeune autrice québécoise, illustratrice, peintre murale et tatoueuse.
La jeune artiste, aux média multi-matières, venait + particulièrement parler, dans le cadre de cette rencontre avec Sophie Gindensperger, de sa 1ère bande dessinée, récemment parue, Confessions d’une femme normale (Pow Pow, 2022). Tissant elle aussi le fil de l’autobiographie, à sa manière propre, pleine de clarté et de jovialité, l’œuvre raconte une relation au corps, cisaillé entre les filets d’une honte liée à la sexualité, et ce que ce tabou crée de solitude en nous plaçant dans un rapport conflictuel à la normalité.
Sophie Gindensperger, qui animait la rencontre, a dans un premier temps proposé à l’autrice de se concentrer sur les objectifs intimes de ses Confessions, qu’elle a interprétées comme une mise à nu de son cheminement amoureux trébuchant. Le concédant volontiers, Eloïse Marseille a alors défini son œuvre comme une expérience d’écriture thérapeutique et libératrice, qui l’aide, – ce qu’elle espère aussi pour son lectorat -, à se construire et se reconstruire affectivement. L’artiste a en effet évoqué à cette occasion les relectures qu’elles avaient faites de ses journaux intimes écrits durant son adolescence et la compassion qu’elle avait alors éprouvée pour son moi passé, émotion qui a nourri chez elle un désir de partager un vécu qui a pu être pesant, et quelquefois aussi, embarrassant, avec quelques expériences sexuelles cocasses.
Cette observation a amené l’autrice à réfléchir à l’inexistence de son éducation sexuelle, qui a fait qu’elle a découvert son sexe à 22 ans. Sans mots usuels pour exprimer, toute jeune fille, ces papillons dans le poupou qui s’éveillaient soudainement en elle, – image que je trouve d’un imaginaire merveilleux et que l’autrice lit comme la preuve de l’absence de cette éducation -, Éloïse Marseille a révélé qu’elle avait alors très tôt accordé au dessin une fonction masturbatoire – fonction aussi précisément, j’ai alors pensé, de langage. L’artiste a par ailleurs regretté qu’en raison de cette absence de transmission des mots, ces apprentissages sexuels si essentiels soient finalement pris en charge par la pornographie mainstream, qui en déplace les réalités plurielles et les enjeux. Expression dont les images gâchent beaucoup la relation d’un individu à sa propre sexualité, cette instance éducative improvisée expose en effet une représentation très violente de la sexualité, à l’inverse d’une pornographie féministe, mais d’une réception + confidentielle et le fait de petites boîtes de production avec une caisse de résonance à portée limitée. L’autrice est alors revenue sur les injonctions qui avaient pesé sur son regard de jeune femme et ce désir, très fort, mais qui lui venait donc d’ailleurs, d’être par exemple vue comme formant un couple avec son compagnon. Aussi ce regard décentré a-t-il donc dû être déplacé et délégitimé pour permettre l’avènement d’un regard + libre et serein sur ces questions, et qui est un processus toujours en cours.
Ce regard nouveau, à la fois tendre et qui proteste, a amené l’animatrice à aborder conjointement la question des étapes de la création et celle de la réception de l’œuvre, devant ce geste de dénuement lucide et souriant qui s’y exprime. D’abord, Éloïse Marseille a précisé que le 1er ton recherché pendant l’écriture avait été celui de la légèreté, mais que le livre avait finalement pris une autre tournure. Ce moment de la rencontre dit bien pour moi l’énergie intrinsèque des textes, qui est telle qu’ils échappent quelquefois à leurs auteurices en elleux-mêmes, comme pour vivre de leur vie autonome – témoignage délicat aussi à mes yeux, dans le cas de l’écriture autobiographique, d’une progression toujours en cours du moi qui s’écrit. Cette vibration de ce moi qui s’écrit et qui change en s’écrivant se lit aussi dans la construction de ces Confessions, que l’autrice perçoit comme décousue, car elle n’en avait de fait pas du tout prévu la densité. Éloïse Marseille s’est par ailleurs émue de la réception de son œuvre par des hommes : plusieurs lui disent en effet se sentir beaucoup vus dans ses Confessions, ce qui m’a laissée à la fois curieuse et songeuse, surtout après que l’artiste a reconnu qu’elle avait beaucoup de mal à dessiner les garçons, sa théorie étant qu’une intimité quotidienne avec le corps est nécessaire pour savoir dessiner celui-ci. Ainsi donc d’après l’artiste invitée, on dessine mieux les filles quand on est une fille et les garçons quand on est un garçon. Le regard le + émouvant pour moi reste cependant celui de sa mère : Éloïse Marseille était persuadée que celle-ci n’allait pas aimer son livre mais apprendra à la salle que sa mère a en fait été une lectrice enjouée et compatissante et qui a, à l’occasion de la lecture des Confessions de sa fille, pris conscience de tout ce qu’elle ne lui avait pas appris et qui retient de cette œuvre qu’elle aurait aimé être + présente – témoignage là aussi sensible à mes yeux de ce que l’écriture peut permettre de rétablissement de liens que l’on pensait, sinon rompus, du moins, et sans vraiment de bruit pour en appréhender les cassures, ébréchés.
En l’occurrence, demandera en conclusion Sophie Gindensperger, de qui vient ce goût de l’exploration de la sexualité féminine et comment l’autrice invitée tisse-t-elle des liens entre ses.ces univers artistiques ? Place-t-elle par exemple son œuvre sous le patronage de la maîtresse de cérémonie de cette 50e édition du festival, Julie Doucet ? Si elle partage cet entrain dans la découverte d’une intimité féminine et aussi dans la pluralité des approches artistiques, Éloïse Marseille ne pense pas s’inscrire dans le sillage de l’autrice, dont elle ne découvre l’œuvre que depuis peu, et ne pense pas + largement s’inscrire dans une lignée, même si elle reconnaît que cette incapacité à se situer vient sans doute du syndrome de l’imposteur, particulièrement développé chez les autrices. Toutefois, elle reconnaît après réflexion certains modèles inspirants, telles que Cathon, également publiée chez Pow Pow – d’après elle éditeur qui fait vraiment confiance à ses autrices dans leur développement d’une parole singulière -, et Mirion Malle, avec en particulier C’est comme ça que je disparais (La ville brûle, 2020), qui résonne avec une autre très belle rencontre du festival, consacrée à l’enveloppe corporelle dans la bande dessinée féminine. Éloïse Marseille s’est dit aussi pour terminer très impressionnée par les œuvres de Brecht Evens, et + spécialement par son travail de manipulation de l’espace, qui est pour elle un sujet familier, notamment, j’ai pensé, en tant que peintre murale et tatoueuse, approches qui offrent nécessairement des étendues de création très différentes. Éloïse Marseille apprendra d’ailleurs à la salle qu’avec un trait particulièrement graphique et aussi beaucoup d’humour, elle s’essaie à inclure la bande dessinée dans sa pratique du tatouage et ainsi à assurer une continuité entre ces différents espaces de création : une poétique, finalement, d’un peau à peau, qui enseigne et permet une intimité étroite entre les arts, mais qui donne aussi par là même un nouvel espace, et donc apprend, à sa manière, la liberté.