Ce qui reste sans doute mon meilleur fanzine (en fait ce n’en est pas un selon ma définition, mais selon celle de Léa Murawiec si, mais ça c’est dans Définir le fanzine). Et tout en couleur s’il vous plaît. Il faudrait le réimprimer (enfin l’imprimer, il ne l’ai jamais été).
Il est intéressant d’y noter la forme : une couverture, des crédits, une reliure (agrafée) et surtout un numéro. IL n’y a pas (encore) de n° 2 toutefois. C’était une collaboration avec Gwendal Rannou au scénario, mon grand frère, Les éditions L’Égouttoir étaient déjà là.
J’évoque ce récit dans un article qui vient de paraître sur Comicalités, le lien vers lequel j’envoyais sur Facebook était mort, de fait ces réseaux ne sont pas très stable, cette adresse devrait l’être plus !
Le document est daté du dimanche 27 février 1994, j’avais alors à peine 5 ans, étant né le 20 février 1989, mon frère avait (et a toujours) deux ans de plus. Il n’est pas étonnant que nous ayons dessiné ça un dimanche, car comme le dit la chanson…
Ci-dessous les pages donc, et la retranscription des textes :
« C’est la panique chez les hommes les géants a blesser tout le monde »
« Pourquoi ils ont tous peur de nous » En bas, une bulle sur deux pages : « Moi je suis petit mais je suis cap d’écraser une maison »
« Normal parce’on est des géants » « Les gens meurent un par un car les docteurs sont blessés. »
« Bientôt les géants occupent l’univers » (avec quelques doutes d’orth)
« Planète Lune » « Super un extraterestre » « Arrête de crier ou je te pète la figure »
Monstre : « Ah ah je te rattrape sacripient » Légende : « Coupe de la fusée » Humain dans la fusée : « Je l’ai échaper belle il ne va pas venir me chercher » Texte off : « L’homme ses enfuit dans sa fusée mais le géant le rattrappe et l’ecrase (on dirait un tas de feraille) »
« Alors le monste est revenu sur terre voir c’est compagnon »
« Voila, voila, votre mousse » « Ce monstre qui a tué le dernière homme est devenu empereur de l’univers des monstres »
« Apporter moi ma mousse !!!!! »
*
Il y a des mystères dans ce récit, les personnages ne se reconnaissent pas toujours hyper bien, et cette histoire de mousse m’échappe. Après discussion avec mon frère et vu le dessin à base de bleu, le plus crédible nous semble que le monstre prend un bain et demande du produit pour faire du bain moussant, chose dont nous raffolions. C’est bien plus crédible que la bière à laquelle on peut penser avec « apportez moi ma mousse », car pour le coup l’alcool était plutôt absent chez nous (et ma foi, c’était pas mal).
Sur son blog, Thierry Groensteen, un théoricien avec un parcours lui donnant une place importante dans le milieu de la bande dessinée, fait un petit billet sur les fausses planches originales, à partir d’une fausse planche de Crumb mise aux enchères puis retirée. Au-delà de la réflexion générale, et de l’étonnement de voir que des experts ont pu valider la mise en vente d’une planche des 70’s de Crumb en français, ce qui est absolument délirant, il émet une hypothèse – plutôt affirmée – sur l’origine de la planche : « Selon toute apparence, ce faux aurait été fabriqué par les Canadiens qui, à une époque, avaient pour habitude de procéder ainsi quand ils “traduisaient” la production du maître de l’underground : ils la redessinaient purement et simplement ! »
Bien que travaillant depuis des années sur la bande dessinée québécoise je n’avais jamais eu vent de cette habitude. Elle est peut-être réelle dans certains cas, mais paraît surprenante pour Crumb. La figure de l’unground est en effet publiée dans Mainmise, une revue contre-culturelle québécoise, genre d’Actuel qui tisse des liens avec l’underground états-unien comme européen, de manière certes fort amateure, mais assez officielle. Si des ajouts de dessins ont parfois lieux (je n’ai pas recomparé de pages mais le 26 août 2021 sur Facebook Jean-Christophe Menu écrivait en commentaire d’un de mes posts sur le groupe J’AI ! que les adaptations étaient aussi graphique : « genre rajouter une tête de mort Hell’s Angels dans le ciel ! ») la revue possédait une autorisation de republication, après avoir adhéré à un syndicate de la presse underground US, et n’avait pas vraiment de raison de tout redessiner au-delà de quelques petits gags ici où là. Une pratique qui est déjà une drôle d’idée, mais Maimise reste une revue contestataire qui ne respecte rien, c’est bien normal !
Pour en revenir à la planche, j’ai partagé rapidement l’information à des amis québécois spécialistes de la bande dessinée qui ont été très surpris de cette affirmation de Thierry Groensteen. De fait, aucun texte ou source reconnue n’indique cette « habitude » du recopiage de planche pour aller plus vite (qui, quand même, pose question).
Plus précisément, observer la planche incriminée confirme que cette affirmation est fausse, au moins dans ce cas. Les traductions de Mainmise sont extrêmement marquées dans le vocabulaire, la couverture du deuxième recueil de Crumb au Québec (1972 selon la BAnQ) affiche d’ailleurs fièrement « Adapté en québécois par Raymond Lavallée » – j’en profite pour remercier Placid d’avoir posté la photo de ces deux volumes, que j’utilise en couverture de cet article.
Et de fait, dans Mainmise le récit en question s’appelle « Blancmanche » (pour Whiteman en VO) et non « Blanchot », si les deux titres ont été redessinés il ne s’agit clairement pas des mêmes pages. Il y manque certains détails de bords de la fausse planche, qui pourraient être une simple question de maquette, et le dessin diffère un peu, on trouve aussi dans la fausse planche un sous-titre « Progressiv… ». Surtout, texte est aussi très différent : « “Visez-le !… … L’est au bord de la dépression…” » dit le début du récitatif quand sur la planche de Mainmise on peut lire « Pov’ Blancmanche est ben’ down’ », ce qui est quand même singulièrement différent.
Mais après tout, qui sait, il s’agit peut-être d’un faux québécois de Crumb tout autre ! Ce serait quand même une drôle d’idée quand on peut photocopier une version existante mais allons-y. Dans cette histoire, que la fausse planche propose en une grande version très tassée alors qu’elle est connue en anglais et dans l’édition Mainmise sur bien plus de pages, les cases 9 & 10 donnent des éléments assez clairs sur l’origine. Ce n’est pas le cas de toutes les pages de l’auteur, mais par un heureux hasard il s’avère que dans cette histoire le personnage fait soudain une déclaration de ferveur nationaliste. En effet, il s’exclame dans là VO « I’m american » puis « A citizen of the United States ! »
En pleine « Révolution tranquille », qui marque le réveil et l’affirmation du peuple québécois, le texte traduit par Lavallée en joue donc et transforme la déclaration en cohérence avec la scène locale : « Je suis un Québécois ! » « Un citoyen du Khanada ! ». Le fédéralisme états-unien est transposé à celui du Canada, de manière assez simple. Le drapeau prend le fleurdelysé québécois.
Et que nous dit la fausse planche ? La qualité n’est pas terrible, je n’ai pas mieux, mais la transposition est typiquement européenne : « Je suis un Français ! » « Un citoyen de l’Europe-Unie ». Le drapeau est bien tricolore (avec un machin au milieu que je ne distingue pas).
Il y a donc fort à parier que la fausse planche soit parfaitement française, et bien plus récente que des années 70. Savoir d’où elle sort et sa date réelle est un autre sujet, sur lequel je n’ai aucune compétence. Mais il paraît clair que dire qu’il s’agit d’une habitude, peu attestée faisant penser qu’il s’agit forcément des canadiens, alors que les éléments textuels indiquent clairement la France, à la rigueur l’Europe, est aller un rien vite en besogne.
**
Pour en revenir à Mainmise, si Crumb publie dès 1967 en France en couverture du premier numéro d’Actuel (sa première publi française est même a priori antérieure), magazine qui publie un premier album en 1974 sous forme d’un hors-série, les deux albums des éditions Mainmise ont été publiés dans une édition européenne dans la foulée (aucune date n’est indiquée,). La première édition possède une couverture différente, tout en gardant le titre – pourtant peu porteur dans nos contrées – Les Comix de Mainmise.
J’aurai pensé l’édition pirate, car à part cette couverture, elle reprend sinon la préface et la traduction québécoise. Il existe peut-être des nuances que je ne peux pas chercher. Le volume 2 est lui absolument identique en apparence, le « adapté en québécois » est en couverture, tout comme un prix en dollar. Seule différence avec l’édition québécoise : comme sur le premier volume un éditeur est mentionné « Éditions des Egraz – Yverdon ». Yverdon est une ville Suisse francophone et nous pourrions avoir un étonnant objet en termes de circulation : publication pirate (ou non) d’un comix Étatsunien traduit en français québécois mais diffusé en Europe par un éditeur suisse. Bon, si ce qui est écrit sur la couverture est vrai, je n’en sais trop rien car je n’ai pas enquêté sur l’éditeur (une rapide recherche fait surtout ressortir les Crumb), et ça aurait pu être un mensonge pour brouiller les pistes, mais comme les deux volumes sont bien présents dans le catalogue de la bibliothèque nationale suisse avec une adresse (une boite postale) et une date (1973, ce qui en ferait donc le premier album de Crumb en Europe puisque celui d’Actuel paraît l’année suivante), cela laisse bien penser à quelque chose de déposé à peu près officiellement.
MAJ IMPORTANTE : Rolf Kesselring, éditeur suisse bien connu de pleins de choses étranges dont de la BD underground et la première revue de mangas en Europe, a créé sa librairie « La Marge » à Yverdon en 1970, il serait bien probable qu’il soit l’éditeur en question. Il a d’ailleurs publié un album de Crumb, Crumbland, sous son nom en 1975, toujours à Yverdon. (merci JC Menu pour l’info)
Merci à Placid, Jean-Christophe Menu et à mes informateurs rigoureux de la page « La bande dessinée québécoise », particulièrement Francis Hervieux et Richard Gendron.
Le groupe Facebook réussi bizarrement à exister, en changeant un peu son but, avec des défis, des jeux… Le dernier en date est un fanzine hommage à Placid et Muzo, série involontairement quasi surréaliste de Nicolaou. Un gabarit de 4 cases égales, typique des poches, a été fourni et la contrainte était de dessiner un gag rapidement, en 4 minutes. Bon en réalité tout le monde a quasi fait plus, mais enfin cela fait un fanzine avec plus de 70 participations, des gags et une version papier sur le stand J’AI/L’Égouttoir en janvier.
J’ai pour ma part dessiné un gag, mais aussi un jeu, fidèle à la répartition « 100 gags/100 jeux » des poches sauf que bon, on n’a pas ce nombre. Bref, voici en exclu mondiale (wouhou) le jeu, qui fut mon dernier dessin de 2023. Le gag et le reste dans le zine !
Illustration de couv : Publicité sur le fanzine, dessin de Vincent Vanoli.
Après la rencontre avec Julie Delporte, deuxième volet des comptes-rendus de rencontres québécoises au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême ! Il s’agit encore d’une autrice de chez Pow pow, mais qui venait alors de sortir son premier livre.
Dans la pow
Entre 12h et 13h le vendredi 27 janvier 2023, à la suite de la très poétique et militante rencontre avec Julie Delporte, et toujours dans ce petit espace décloisonné du Nouveau Monde, les festivalier.ère.s d’Angoulême ont eu l’heureuse opportunité de rencontrer Eloïse Marseille, jeune autrice québécoise, illustratrice, peintre murale et tatoueuse.
La jeune artiste, aux média multi-matières, venait + particulièrement parler, dans le cadre de cette rencontre avec Sophie Gindensperger, de sa 1ère bande dessinée, récemment parue, Confessions d’une femme normale (Pow Pow, 2022). Tissant elle aussi le fil de l’autobiographie, à sa manière propre, pleine de clarté et de jovialité, l’œuvre raconte une relation au corps, cisaillé entre les filets d’une honte liée à la sexualité, et ce que ce tabou crée de solitude en nous plaçant dans un rapport conflictuel à la normalité.
Sophie Gindensperger, qui animait la rencontre, a dans un premier temps proposé à l’autrice de se concentrer sur les objectifs intimes de ses Confessions, qu’elle a interprétées comme une mise à nu de son cheminement amoureux trébuchant. Le concédant volontiers, Eloïse Marseille a alors défini son œuvre comme une expérience d’écriture thérapeutique et libératrice, qui l’aide, – ce qu’elle espère aussi pour son lectorat -, à se construire et se reconstruire affectivement. L’artiste a en effet évoqué à cette occasion les relectures qu’elles avaient faites de ses journaux intimes écrits durant son adolescence et la compassion qu’elle avait alors éprouvée pour son moi passé, émotion qui a nourri chez elle un désir de partager un vécu qui a pu être pesant, et quelquefois aussi, embarrassant, avec quelques expériences sexuelles cocasses.
Cette observation a amené l’autrice à réfléchir à l’inexistence de son éducation sexuelle, qui a fait qu’elle a découvert son sexe à 22 ans. Sans mots usuels pour exprimer, toute jeune fille, ces papillons dans le poupou qui s’éveillaient soudainement en elle, – image que je trouve d’un imaginaire merveilleux et que l’autrice lit comme la preuve de l’absence de cette éducation -, Éloïse Marseille a révélé qu’elle avait alors très tôt accordé au dessin une fonction masturbatoire – fonction aussi précisément, j’ai alors pensé, de langage. L’artiste a par ailleurs regretté qu’en raison de cette absence de transmission des mots, ces apprentissages sexuels si essentiels soient finalement pris en charge par la pornographie mainstream, qui en déplace les réalités plurielles et les enjeux. Expression dont les images gâchent beaucoup la relation d’un individu à sa propre sexualité, cette instance éducative improvisée expose en effet une représentation très violente de la sexualité, à l’inverse d’une pornographie féministe, mais d’une réception + confidentielle et le fait de petites boîtes de production avec une caisse de résonance à portée limitée. L’autrice est alors revenue sur les injonctions qui avaient pesé sur son regard de jeune femme et ce désir, très fort, mais qui lui venait donc d’ailleurs, d’être par exemple vue comme formant un couple avec son compagnon. Aussi ce regard décentré a-t-il donc dû être déplacé et délégitimé pour permettre l’avènement d’un regard + libre et serein sur ces questions, et qui est un processus toujours en cours.
Ce regard nouveau, à la fois tendre et qui proteste, a amené l’animatrice à aborder conjointement la question des étapes de la création et celle de la réception de l’œuvre, devant ce geste de dénuement lucide et souriant qui s’y exprime. D’abord, Éloïse Marseille a précisé que le 1er ton recherché pendant l’écriture avait été celui de la légèreté, mais que le livre avait finalement pris une autre tournure. Ce moment de la rencontre dit bien pour moi l’énergie intrinsèque des textes, qui est telle qu’ils échappent quelquefois à leurs auteurices en elleux-mêmes, comme pour vivre de leur vie autonome – témoignage délicat aussi à mes yeux, dans le cas de l’écriture autobiographique, d’une progression toujours en cours du moi qui s’écrit. Cette vibration de ce moi qui s’écrit et qui change en s’écrivant se lit aussi dans la construction de ces Confessions, que l’autrice perçoit comme décousue, car elle n’en avait de fait pas du tout prévu la densité. Éloïse Marseille s’est par ailleurs émue de la réception de son œuvre par des hommes : plusieurs lui disent en effet se sentir beaucoup vus dans ses Confessions, ce qui m’a laissée à la fois curieuse et songeuse, surtout après que l’artiste a reconnu qu’elle avait beaucoup de mal à dessiner les garçons, sa théorie étant qu’une intimité quotidienne avec le corps est nécessaire pour savoir dessiner celui-ci. Ainsi donc d’après l’artiste invitée, on dessine mieux les filles quand on est une fille et les garçons quand on est un garçon. Le regard le + émouvant pour moi reste cependant celui de sa mère : Éloïse Marseille était persuadée que celle-ci n’allait pas aimer son livre mais apprendra à la salle que sa mère a en fait été une lectrice enjouée et compatissante et qui a, à l’occasion de la lecture des Confessions de sa fille, pris conscience de tout ce qu’elle ne lui avait pas appris et qui retient de cette œuvre qu’elle aurait aimé être + présente – témoignage là aussi sensible à mes yeux de ce que l’écriture peut permettre de rétablissement de liens que l’on pensait, sinon rompus, du moins, et sans vraiment de bruit pour en appréhender les cassures, ébréchés.
En l’occurrence, demandera en conclusion Sophie Gindensperger, de qui vient ce goût de l’exploration de la sexualité féminine et comment l’autrice invitée tisse-t-elle des liens entre ses.ces univers artistiques ? Place-t-elle par exemple son œuvre sous le patronage de la maîtresse de cérémonie de cette 50e édition du festival, Julie Doucet ? Si elle partage cet entrain dans la découverte d’une intimité féminine et aussi dans la pluralité des approches artistiques, Éloïse Marseille ne pense pas s’inscrire dans le sillage de l’autrice, dont elle ne découvre l’œuvre que depuis peu, et ne pense pas + largement s’inscrire dans une lignée, même si elle reconnaît que cette incapacité à se situer vient sans doute du syndrome de l’imposteur, particulièrement développé chez les autrices. Toutefois, elle reconnaît après réflexion certains modèles inspirants, telles que Cathon, également publiée chez Pow Pow – d’après elle éditeur qui fait vraiment confiance à ses autrices dans leur développement d’une parole singulière -, et Mirion Malle, avec en particulier C’est comme ça que je disparais (La ville brûle, 2020), qui résonne avec une autre très belle rencontre du festival, consacrée à l’enveloppe corporelle dans la bande dessinée féminine. Éloïse Marseille s’est dit aussi pour terminer très impressionnée par les œuvres de Brecht Evens, et + spécialement par son travail de manipulation de l’espace, qui est pour elle un sujet familier, notamment, j’ai pensé, en tant que peintre murale et tatoueuse, approches qui offrent nécessairement des étendues de création très différentes. Éloïse Marseille apprendra d’ailleurs à la salle qu’avec un trait particulièrement graphique et aussi beaucoup d’humour, elle s’essaie à inclure la bande dessinée dans sa pratique du tatouage et ainsi à assurer une continuité entre ces différents espaces de création : une poétique, finalement, d’un peau à peau, qui enseigne et permet une intimité étroite entre les arts, mais qui donne aussi par là même un nouvel espace, et donc apprend, à sa manière, la liberté.
Dans le cadre de ma formation d’élève conservateur territorial des bibliothèques à l’Institut national des études territoriales, nous avons un cours obligatoire de « Valeurs de la République » et devons produire un document sur une valeur parmi toute une liste. Nous avons ainsi décidé de nous pencher sur l’exemplarité et de produire une « charte de l’anti-exemplarité » qui ne quittera sans doute jamais quelques tréfonds de la formation interne des grands écoles (c’est un tronc commun inter-école). Alors pour la mémoire qui n’en mérite pas tant, mes trois dessins illustrant trois de ces exemples de « non exemplarité ».
Le FIBD 2023 a été riche pour la bande dessinée québécoise, forcément puisque sa présidente était Julie Doucet. J’ai pu, à titre personnel, animer une rencontre avec elle, Obom, Marc Tessier, Siris et Julie Delporte, c’était particulièrement fort et émouvant. Mais le festival a accueilli nombre d’autres rencontres, parfois plus intimes dans leurs espaces, avec des autrices (en l’occurrence) plus émergentes. Travaillant pour la CIBDI je n’ai pas pu y assister mais Natacha Czornyj-Béhal, petite reportrice qui commence à être repérée dans les travées des festivals où nous nous promenons, les a pris en note. Et ces comptes-rendus me sont directement utiles pour ma thèse (dont la rédaction explique une relative absence ici), j’imagine sans mal qu’ils puissent l’être pour d’autres. Voici donc le premier, qui revient sur une rencontre avec Julie Delporte, dont j’ai déjà plusieurs fois parlé ici et dont je reparlerai sans nul doute encore ! Suivra un autre compte-rendu, avec Éloïse Marseille cette fois (publiée chez le même éditeur).
Un corps à soi.e
Entre 11h et 12h le vendredi 27 janvier 2023, 2ème jour de la 50e édition du FIBD, la déjà si fiévreuse ville d’Angoulême accueillait au Forum ouvert et vibrant du Nouveau Monde l’autrice Julie Delporte, artiste française expatriée au Québec aux expressions multidisciplinaires.
Cette rencontre, animée par François Poudevigne, était en particulier tournée vers le dernier album paru de l’artiste, entre autres dessinatrice, graveuse et céramiste, en janvier 2023 pour la France, Corps vivante, et + largement, vers la texture autobiographique de ses créations. Corps vivante a dans ce sens d’emblée été inscrite dans le sillage de Moi aussi je voulais l’emporter (Montréal, 2017) et du Journal de l’autrice, d’abord édité chez L’Agrume (Paris, 2014 – Koyama Press, Toronto, 2013), éditeur de littérature graphique & jeunesse, puis aux éditions Pow Pow (Montréal, 2020), fondées par l’auteur Luc Bossé.
Mi-récit mi-essai qui retrace un moment de la sexualité de l’autrice, « la ligne de [s]on devenir lesbien », Corps vivante continue d’épaissir le trait du Journal, fil de funambule sur lequel l’intime reste résolument politique, – articulation définie à l’occasion de cette rencontre comme proprement féministe -, et ainsi, comprend toujours une part de risque. En l’occurrence, cette couleur militante trouvait pleinement sa résonnance dans cette 50e édition du festival, placée sous le patronage prodigieusement foisonnant et dynamitant de Julie Doucet, définie comme une des premières autrices à avoir dit que le milieu de la bande dessinée était un univers machiste. Cette rencontre avec Julie Delporte a ainsi permis de réfléchir aux relations entre les œuvres autobiographiques de la jeune autrice, situées entre continuité et discontinuité, mais aussi à l’incidence créatrice de ses mères et sœurs dans l’écriture. En effet, Julie Delporte s’est très tôt dans cette rencontre affirmée dans son besoin de récits des autres pour se construire et comme créatrice de livres qu’elle aimerait elle-même lire. Son statut d’autrice n’a donc jamais été très loin dans son discours, de celui, profondément humble et nourrissant, de lectrice – fonction aussi assumée dans le cas de son œuvre par Mirion Malle et l’autrice du Drap blanc, Céline Huyghebaert.
Replaçant Corps vivante dans sa pleine dimension autobiographique, François Poudevigne a d’abord envisagé l’autobiographie, non pas uniquement comme contenant du résultat d’une construction individuelle, mais comme lieu où peut justement se faire cette construction. Aussi la question a-t-elle été pour commencer de savoir si Corps vivante avait participé de cette élaboration personnelle. En l’occurrence, si Julie Delporte a d’abord pensé Corps vivante comme réponse à une volonté d’explication, – alors que les pages de Moi aussi je voulais l’emporter seraient davantage performatives -, l’autrice considère aujourd’hui que le processus d’écriture de cette œuvrea aussi joué un rôle dans sa construction personnelle. + particulièrement, si elle se dit affranchie de cette injonction à être une femme telle que les canons l’imposent, l’écriture de Corps vivante l’a aussi amenée à s’interroger sur son identité queer, comme s’il n’était décidément pas possible d’échapper au sentiment d’imposture. L’écriture autobiographique est par conséquent apparue à l’occasion de cette rencontre, aussi belle que nécessaire, dans sa vertu autant euristique que réparatrice.
C’est alors que s’est posée logiquement la question de la facture de l’œuvre, et en particulier, de son genre et de sa langue. L’autrice a alors défini Corps vivante comme relevant de l’autothéorie, et s’est par là-même située dans la lignée de l’autrice des Argonautes (2015), Maggie Nelson, qui utilise ce mot-valise pour désigner une forme de non-fiction qui mêle autobiographie et théorie critique. Aussi la question de l’accord au féminin dans le titre, qui finit par l’emporter, a-t-elle à nouveau articulé l’intime au politique et au critique. Si cette position militante par la langue n’était pas pensée à priori par l’autrice, celle-ci reconnaît le sens de sa présence, même si ce choix ne trouve pas forcément dans l’absolu le même écho selon les publics. En effet, l’écriture inclusive et épicène avance bien au Québec, à l’inverse de la France, où on sent une résistance, même si Julie Delporte ne perçoit aucune différence marquée entre les réceptions de son œuvre en Amérique du Nord et en Europe.
François Poudevigne a ensuite interrogé ce paradoxe de l’œuvre, qui écrit sur la violence tout en relevant d’après lui d’une écriture de l’équilibre et de la sérénité : a-t-il donc fallu négocier avec la colère ? Si elle affirme que l’écriture s’est développée sans colère, Julie Delporte a conscience que le discours familial a amuï sa parole, qu’il s’est alors agi avec cette œuvre de réinvestir pour pleinement la faire vibrer. Il demeure que c’est non lors de l’écriture mais lors de la relecture de son texte qu’elle s’émeut de ce qu’elle a vécu et qui fait qu’elle pense beaucoup à la réception de ses œuvres, qu’elle souhaite bénéfique et thérapeutique. Cette réflexion sur une reconquête nécessaire par la langue et la voix a été l’occasion de référer à la réflexion de Monique Wittig sur le male gaze, qui évoque le fantasme masculin du lesbianisme comme l’ultime récupération car fait d’une invasion par les hommes d’un lieu où ils ne sont précisément pas. Il s’agit donc avec cette œuvre de récupérer et un espace et un corps.
Cette réappropriation du corps et de sa vitalité propre s’est aussi nourrie au sein d’un travail graphique qui pourrait être dit d’absorption. En effet, Julie Delporte avait d’abord commencé pour Corps vivante à dessiner des tissus, à mon avis motif à même d’exprimer la porosité des matières qui s’imbibent, comme c’est le cas de la langue, nécessairement imprégnée et nourrie d’une position face au monde. Finalement, Julie Delporte a fait le choix de redessiner des photographies, en particulier beaucoup de paysages et de végétaux, et ne savait pas vraiment quelles images iraient avec quels mots. L’autrice voit ainsi dans Corps vivante un film expérimental, inattendument performatif, dans lequel les mots agiraient comme une voix off. La reconquête du corps par le végétal est passée + spécifiquement par l’emploi d’un certain type de crayon, très gras et sensuel, qui apparaît à l’autrice comme un corps dans le dessin. Aussi, si son Journal développait l’esthétique du carnet en se fondant sur la pratique du collage, Corps vivante est le fait d’une autrice + confiante dans sa capacité à dessiner et la capacité de son œil à regarder le monde et appréhender le vertige prodigieux de ses détails, et + avancée encore dans sa reconstruction individuelle.
Profondément soucieuse de la réception que l’on peut faire de son œuvre, Julie Delporte apprendra à l’audience à la suite d’une question posée par une auditrice, que c’est parce qu’une enseignante ne pouvait pas faire étudier à sa classe Corps vivante, une œuvre sans pagination, qu’elle a finalement décidé d’y introduire cette convention pour en permettre l’étude. Ainsi donc, si Corps vivante rompt quelque peu avec l’esthétique du carnet et de ses traces de doigts et de scotch caractéristiques du Journal et de Moi aussi je voulais l’emporter, l’œuvre porte malgré tout l’empreinte de ses lecteurices et reste donc, elle pourtant déjà si intensément créative, un drap blanc à toujours sculpter et graisser de couleurs, pour reprendre, chacune, et dire le corps qui nous appartient.
Toutes les images (hormis le bandeau avec les couvertures) sont extraites de Corps vivante, Pow Pow, 2022.
En novembre 2022 je fais un point sur mes publications en début de troisième année de doctorat, alors que je me réinscris pour une 4e (et théoriquement dernière) année, voici le nouveau point ! J’écrivais en conclusion : « À suivre : d’autres recensions (pour le BBF et Communication…), des articles pour le Bulletin des bibliothèques de France, La Revue française d’histoire du livre, Comicalité, Voix Plurielles, Mémoires du livre, Archives des lettres canadiennes, Images du travail, Travail des images, Hermès et quelques autres projets, ainsi que deux directions de revues ». Le temps universitaire étant ce qu’il est, certains de ces articles ne sont toujours pas parus (voire écrit), mais la majorité oui, et par ailleurs d’autres se sont invités là !
En amorce toutefois, j’avais oublié dans ma dernière synthèse, une recension pour Textimages, revue d’étude du dialogue texte-image, qui a consacré un numéro à « Espaces et formes du texte dans la bande dessinée » sous la direction de Blanche Delaborde, Benoît Glaude et Pierre-Olivier Douphis. Je n’y avais pas écrit de long article, ce n’est pas vraiment mon champ, mais j’avais avec plaisir donné ma lecture de Presse et bande dessinée. Une aventure sans fin, ouvrage collectif dirigé par Alexier Lévrier et Guillaume Pinson aux Impressions nouvelles. Textimages n° 21 est paru au printemps 2022, désolé pour l’oubli et revenons donc au post-novembre.
Paru très peu de temps après mon point de l’an dernier, « Sylvie Rancourt, après Montréal » me permet d’étendre dans le Voix plurielles Vol. 19 n° 2 (novembre 2022) une communication donnée lors d’un chouette colloque sur la bande dessinée hors champ, en profitant d’un numéro sur le thème « Hors des centres : bande dessinée et comics au Canada » , dirigé par Chris Reyns-Chikuma et Jean Sébastien. J’y étudie le travail de Sylvie Rancourt, autrice intégrée au champ comme une originalité, avec un discours souvent répété sur la naïveté et son arrêt de la bande dessinée, ce alors qu’elle n’est ni complètement ignare de la bande dessinée (elle a indiqué en avoir toujours lu) et qu’elle a continué à produire des centaines de planches, mais après avoir quitté la capitale pour la campagne québécoise, où son travail était donc complètement inaperçu. Une relative invisibilité accentuée par son choix de faire dessiner ses récits par d’autres personnes, des personnes encore moins installée qu’elle dans le milieu et souvent très amateures. Il y a honnêtement encore beaucoup à écrire sur elle et ce travail je pense, mais ce papier premier une première étude de son travail post-2000 et je suis vraiment très content d’avoir pu le mener, d’autant que j’ai envisagé tout un doctorat sur Rancourt.
Images du travail, travail des images est une belle revue étudiant, comme son nom l’indique, la représentation picturale du travail, avec un angle en grande majorité sociologique. Leur n° 14, paru en février 2023, voit son dossier être entièrement consacré à la bande dessinée, sous la codirection de Jean-Paul Géhin, Françoise F. Laot et Pierre Nocérino. On y trouve notamment plusieurs contributions en partie en bande dessinée, ce qui est très stimulant, mais je n’avais ni le temps ni la compétence pour répondre sur cet axe. Il s’avère que la revue a aussi une section de textes courts, d’analyses brèves d’une image, potentiellement d’une planche, qui m’a permis de participer quand même avec ce commentaire d’une planche de La Petite Russie, une bande dessinée semi-biographique de Francis Desharnais sur une communauté autogérée du Québec.
Après avoir publié quelques recensions dans le Bulletin des bibliothèques de France, j’y ai publié le point d’étape « Fanzines et bibliothèques en France : une relation contradictoire », synthèse d’observations et enquêtes auprès des quelques rares fonds de bibliothèques territoriales accueillant des fanzines, et de leur politique pour la mise en valeur de ces fonds atypiques (souvent il n’y en a pas vraiment, mais parfois du désir !).
Le gros projet universitaire de cette année, hormis la rédaction de thèse débutée en juin, est sans nul doute la codirection de mon premier numéro de revue universitaire. C’est grâce à Philippe Rioux, qui m’a invité à faire ce travail avec lui, que j’ai eu la chance de pouvoir travailler sur le vol. 14 (n° 1) de Mémoires du livre/Studies in book culture consacré à « La bande dessinée vagabonde ». Pour le premier numéro que cette revue bilingue publiée par l’Université de Sherbrooke consacre à la bande dessinée, nous avons pris le parti des circulations, des transferts culturels et jeux d’adaptation et resémantisations. Les propositions ont été nombreuses et c’était proprement passionnant, même si le sujet permet sans nul doute de publier nombre d’autres articles. Pour ma part, je cosigne logiquement l’introduction avec Philippe, où nous détaillons un peu nos ambitions, mais ait aussi eu le plaisir de cosigner un autre texte, avec Noémie Sirat, à propos des Nombrils et de la place de leur québécité dans son parcours européen au sein du magazine Spirou. L’article se nomme « Vers les Nombrils universels » et constitue clairement un angle important de mon travail de recherche, annoncé dès le résumé de quelques paragraphes de ma thèse quand je me suis inscrit. Je suis très très heureux qu’il paraisse, tout comme tout le numéro, on trouve les articles cités en lien et tout le numéro en cliquant sur l’image ci-dessous :
Au rang des recensions je suis bien content du doublé au sein de la belle revue Communication, éditée par l’Université de Laval, mais au Québec, à laquelle j’avais forcément envie de contribuer. J’avais écrit ces textes il y a bien un an et il s’agissait de retour sur des ouvrages de Fan Studies, champ que j’ai vraiment envie d’explorer même si ce n’était pas l’urgence de la thèse. J’ai donc lu avec grand intérêt deux ouvrages sur le sujet : Les fans, Une approche sociologique, de Gabriel Segré (Presses universitaires Blaise Pascal, 2020), dans une collection que j’aimais tellement que j’ai finis par y écrire un livre entre-temps, et Les Fans. Publics actifs et engagés, de Mélanie Bourdaa (C&F Editions, 2021), qui s’impose comme la spécialiste française des études de fans et est pour sa part en sciences de l’information et de la communication.
Enfin, toujours dans les recensions, j’ai profité de cette rentrée pour publier ma première note de lecture sur le carnet biblio de La Brèche, association de chercheureuses sur la bande dessinée qui est chère à mon cœur, puisque j’ai été des cofondateur, puis membre de sa collégiale durant deux ans. Mais je n’avais encore rien publié sur le carnet, chose désormais faîte avec ce recueil d’entretien avec des éditeurs de bandes dessinées alternatives par Frédéric Hojlo.
Dans les choses à venir encore en 2023-24 donc, outre la thèse, mes premiers articles sur Comicalité (il était temps ! Mais a priori rien de moins que trois dans trois dossiers différents), et des propositions en cours chez Hermès, Belphégor, Meridian Critic, ¿ Interrogations ?… Avec plusieurs collaborations, ce qui me réjouit ! Des articles pour neuvième art, bien sûr, et pleins de projets, mais que je mets de côté pour la rédaction de thèse.
Guy Delisle a toujours publié de la fiction : ses premières planches publiées au Québec en étaient, comme celles publiées en France à partir de 1995 (d’abord dans le fanzine réunionnais Le Cri du Margouillat, quelques mois après dans Lapin, revue de l’Association), et ses premiers albums : Réflexions (1996), Aline et les autres (1999), etc. La prépublication de Shenzen commence dans le Lapin n° 20 en juillet 1998, le recueil paraissant en 2000 et lançant la carrière d’autobiographe de Delisle. Pyongyang, journal de Corée du Nord (2003), est un des grands succès de l’Association, et quand Delisle passe chez Delcourt avec Chroniques Birmanes (2007) puis Chroniques de Jérusalem (2011), il obtient carrément le Fauve d’or d’Angoulême. Chez le même éditeur paraissent les quatre volumes du Guide du mauvais père (2013-2018), qui se veulent plus un ensemble de gags sur la parentalité, puis dernièrement Chroniques de jeunesse (2021), récit d’un job d »été dans une iconique usine à papier de Québec durant trois ans. Il s’y représente toujours sous ce visage simple et reconnaissable :
L’œuvre autobiographique marque la réception du travail de Delisle. Il n’a pourtant jamais abandonné les albums n’appartenant pas à ce champ : Inspecteur Moroni (Dargaud, 3 tomes, 2001-2004), Comment ne rien faire (La Pastèque, 2002, où l’on retrouve toutefois un alter ego pouvant évoque l’autofiction), Louis (Delcourt, 2 tomes, 2005-2008), adaptation de Jean Echenoz avec Ici ou ailleurs (L’Association, 2019), etc. L’annonce de sa participation au projet Donjon, série de fantasy tentaculaire scénarisée par Joann Sfar et Lewis Trondheim, a cependant surpris, pas tant pour l’aspect fictionnel que pour le récit de genre et l’aspect animalier. Pour le reste, Delisle est complètement issu du même monde éditorial que Sfar et Trondheim, par ailleurs son éditeur chez Delcourt, donc la collaboration n’est pas étonnante. J’ai lu cet album avec un réel plaisir. Globalement j’aime bien Donjon, mais dans la masse il y a quand même de l’anecdotique, ici j’ai trouvé le scénario vraiment intéressant, avec un attachant personnage d’apprenti juriste devenue porte-parole des morts de la Nécropole des pauvres, menacée de destruction par les bourgeois…
Si je voulais développer mon avis sur l’album, je pourrais toutefois le faire sous la forme d’une classique chronique pour un des divers sites auquel je contribue. Ce qui m’a intrigué dans cet album et que je voulais développer ici est ce court passage, à l’intersection des pages 23-24 (pour les folios de l’album, sur la numérotation stricte des planches il s’agit des 21-22).
Le récit sera globalement incompréhensible à qui n’a pas lu l’album, mais on ne peut que reconnaître les traits de l’auteur, légèrement transformés par l’aspect animalier, dans le malheureux signataire. Le moins que l’on puisse dire est qu’il se dessine en fâcheuse posture ! Un amusant clin d’œil, au gré d’un personnage secondaire, permettant de faire du lien inter-œuvres pour les aficionados.
Si la boutade est sans nul doute l’argument principal, on ne peut que noter un deuxième étage à cette scène. Le personnage, sans nom, est ici tué par Guillaume de la Cour. Ce poulet fort peu sympathique est, lui, un personnage récurrent du multivers de Donjon (période Zénith). Ce juriste joyeusement escroc, expert en contrats aux micro-détails douteux et porteur de l’épée du destin, est particulièrement remarquable pour son manque d’éthique, son antipathie évidente et… son patronyme évoquant de manière à peine masquée l’éditeur de la série, Guy Delcourt.
Bien sûr, le personnage existant depuis des années sans encombre, il s’agit plus d’un clin d’œil boutade de Sfar et Trondheim au cursus de leur éditeur, venu d’école de commerce (même s’il a débuté dans les fanzines) et apportant une vision très marketée à l’édition franco-belge. Le croiser ici ne déroge pas à la règle habituelle. Il reste que le fait que Delisle ait choisi de donner ses traits à ce personnage décapité par la représentation, même connivente, de son éditeur, ne peut que faire fantasmer sur l’état de leurs relations…
PS : En écrivant cet article, je découvre qu’il existe un auteur de bande dessinée, entré en activité bien après la création du personnage, qui porte le même nom (écrit légèrement différemment). Cela étant, au regard de ses planches, je doute qu’il ne dessine un jour un Donjon consacré au vil poulet, ce qui aurait été amusant.
Merci à Séverine Marque qui m’a scanné les pages de l’album, que je n’avais plus sous la main !
Au sein de l’Institut national des études territoriales, différents groupes participent à une veille collective dont les synthèses sont publiées dans la L’Être Auclert, lettre d’actualité des élèves administratrices et administrateurs. Je suis membre de plusieurs groupes et ai fait quelques synthèses d’articles, globalement ce sont des résumés sans grand intérêt de conservation et assez bref, ils servent à partager de l’information. Pour le groupe Culture, j’ai toutefois fait ce point un peu plus détaillé à propos d’un ouvrage fameux de Denis Merklen dans la profession des bibliothèques, et sur sa résonance avec les mouvements sociaux et destructions de lieux culturels ayant suivi le meurtre de Nahel au début de l’été. Pour le coup je trouve intéressant de l’archiver, car il donne une synthèse et des ressources, voici donc :
Si un ministre a pu dire que « comprendre c’est déjà excuser », tous les professionnels travaillant sur les questions sociales, culturelles, et plus largement accompagnant la vie quotidienne, savent qu’il n’en est rien : comprendre, c’est tenter de comprendre, pour mieux prévenir et servir. C’est dans cette optique qu’en 2013 le sociologue Denis Merklen a publié Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? Un ouvrage de fonds au titre marquant, qui a fait date, dont les conclusions peuvent s’élargir à d’autres secteurs culturels, et qui résonne dans le contexte post-révolte de cet été.
Dans cet ouvrage il révèle qu’entre 1996 et 2013 70 bibliothèques ont été incendiées en France, dans une relative indifférence. Comment un lieu souvent ancré dans les quartiers, pensé pour l’accès libre et l’émancipation peut ainsi être détruit ? Sans justifier l’attaque d’autres institutions, celle-ci — par exemple celles des maisons de quartiers — paraît insensée. Et le discours général va en ce sens, accompagnant une réaction de perplexité : nihilisme, volonté de détruire, idiotie…
Dans sa grande enquête, débutée à partir des émeutes de 2005 où 13 bibliothèques ont été brûlées, Merklen a fait un large travail d’identification, mais aussi d’entretiens avec des bibliothécaires et quelques personnes condamnées pour avoir brûlé des bibliothèques. La conclusion est claire : le choix des bibliothèques, s’il n’est pas toujours particulièrement motivé, n’est pas absolument anodin, et il a une réalité politique. Malgré l’ouverture maximale des lieux, ils restent incarnés comme des lieux du livre, de l’écrit, et de la culture légitime, souvent en corollaire de l’école. De là, s’y trouve toute une gamme de fractures symboliques qui font de ces lieux ouverts des lieux violemment excluant. De par leur statut de lieu de culture, même s’ils sont portés par les mairies, ils incarnent une sorte de volonté descendante assimilable à un état qui ne reconnaît pas les siens. Par ailleurs, de par la neutralité des fonctionnaires, les employés ne peuvent prendre parti ou agir en militant, de ce fait ils sont forcément du côté de l’autorité. En témoignage cette étonnante déclaration d’un jeune déclarant en 2007 « Si Sarkozy passe, on crame la bibliothèque », quand bien même la ville est PCF et que Sarkozy n’est pas particulièrement lié au monde des bibliothèques.
Merklen ne permet pas d’avoir une réponse à comment éviter de brûler des bibliothèques, mais son ouvrage rappelle combien, malgré un discours médiatique insistant sur des actes sans réflexions, la logique de certaines attaques vient de quelque part. En attaquant un lieu social au cœur de son quartier, on se punit, mais on attaque aussi un exemple de violence symbolique. Une idée qui peut être étendue, en se méfiant toutefois des contextes (2005 et 2023 n’ont pas les mêmes ferments), pour comprendre les actes de cet été, ce sur quoi s’est questionnée une table ronde de l’ABF en juillet. Le sociologue Julien Talpin, suivant Merklen, y a rappelé le rôle profondément « institutionnels » de lieux culturels qui ne sont que peu fréquentés par les habitants des quartiers défavorisés, et qui véhiculent des univers sociaux qu’ils rejettent régulièrement. Talpin souligne que si des services publics sont ciblés ils ne le sont pas tous : dans un quartier l’EPHAD et la piscine ne sont pas ciblés par exemple, le rapport n’est pas le même. C’est assez signifiant même si cela mérite d’être étudié.
Une recette est bien difficile à appliquer, mais dès un texte de 2008 Merklen et Murard soulignaient une voie possible : celui de reconnaître pour commencer que oui, les employés d’établissements culturels ressemblent très rarement aux populations qu’ils veulent toucher. Vivant de la culture et dans un monde culturel, ils doivent forcer leur nature pour réussir à faire entrer plus fortement le public souhaité dans les lieux, et qu’ils se l’approprient. Cela peut paraître injuste étant donné l’important travail sur l’inclusion et les droits culturels, notamment en bibliothèques, mais il reste que la majorité des populations restent des non-publics, et être convaincu de l’injustice d’un regard ne suffit pas. Plus largement, si les bibliothèques doivent assurément continuer ce travail sur elles-mêmes, il faut aussi admettre que la question est plus large et que sans une politique générale de désenclavement des banlieues et d’une lutte générale sur les questions de discriminations et de maintien de l’ordre, en admettant des problèmes systémiques, il n’y a guère de salut possible.
Natacha est une série importante de la deuxième génération d’après-guerre de Spirou. Alors que Franquin et Peyo s’affirment comme les incontestables têtes de gondoles du magazine (Will a moins d’hérédité et Morris migre chez Dargaud en 1968), les rédacteurs en chef tentent de renouveler les personnages, tout en créant régulièrement des épigones graphiques de deux stars suscités. Gos et Walthéry sont de ceux-là, les deux viennent d’ailleurs du Studio Peyo – c’est sensible chez Gos dont les Galaxiens sont clairement des sortes de Schtroumpfs verts (mais pas verts Schtroumpfs !), moins chez Walthéry qui développe un dessin plus réaliste. Il faut dire que celui qui est un des plus jeunes assistants des studios Peyo, il y entre à 17 ans, travaille principalement sur Benoît Brisefer et Jacky et Célestin. Ces deux séries de Peyo, plus mineures que les Schtroumpfs, sont par ailleurs toutes les deux contemporaines et régulièrement urbaines, loin du moyen-âge fantastique des lutins bleus. Si les humains restent proches au début du style développé par Peyo, Walthéry s’en détache largement au fil du temps.
Après avoir réalisé ensemble Tonton Placide, épisode de Benoît Brisefer que je chéris pour l’avoir lu et relu enfin dans une version poche dénaturant complètement la mise en page, Walthéry et Gos créent donc Natacha, un personnage féminin d’hôtesse de l’air sexy et prompte à se jeter dans la bagarre et l’aventure – une révolution dans Spirou où les femmes se devaient d’être mères au foyer si elles étaient belles. Si des critiques saluent Natacha pour son aspect féministe, et qu’elle a sans doute eu un rôle dans l’identification des jeunes filles (même si empiriquement on m’a plus cité Yoko Tsuno, de Leloup), cela reste une bande dessinée où les blagues grasses sont régulières et Natacha semble bien souvent être d’abord apprécié des lecteurs pour son corps. En témoignent les nombreuses dédicaces de Natacha dénudée qu’on retrouve en ligne : le site bédédicaces consacre même une section de sa page sur l’auteur à « Natacha la coquine ».
Natacha reste une série intéressante, notamment par la manière dont Walthéry s’est ouvert à de très nombreux scénaristes, après Gos il a ainsi vu son héroïne vivre des aventures sous la plume de grands noms comme Maurice Tillieux, Marc Wasterlain, Raoul Cauvin ou même Peyo, dont l’album La Mer de rochers sort en 2004, douze ans après sa mort. Walthéry est en effet connu pour ses retards homériques et accumuler de nombreux scénarios dans ses tiroirs. À ce titre je trouve intéressant qu’à côté de ces grands noms de la francobelgie, ainsi que d’autres auteurs moins réputés mais bien présents dans Spirou comme Mittéï, certains albums soient signés par des inconnus du neuvième art : son camarade de service militaire Étienne Borgers, auteur de nouvelles de SF à ses heures perdues, ou Guy d’Artet, un médecin et lecteur fan qui lui propose un jour un scénario, adapté en album des années plus tard. J’aime beaucoup ce côté très ouvert et foutraque de la série, dont le ton change tout en restant cohérent au fil des scénaristes et albums (qui vont du très chouette aux parfaitement dispensables).
Ce qui m’intéresse ici est toutefois cette question du public, le même qui veut des Natacha dénudées en dédicace. Ce public qui, comme Guy d’Artet dans ce qui est une des rares biographies à circuler (sans doute extraite du dossier de presse de l’éditeur lors de la sortie de l’album) est « secrètement épris » de l’hôtesse. Je connaissais bien cet aspect de l’intérêt du lectorat pour Natacha, il reste que c’est une série jeunesse, paraissant encore dans Spirou quand j’étais enfant et même bien plus tard (L’Épervier bleu y a été prépublié en 2014), avec quelques pauses liées à des questions d’éditeurs que je n’ai pas creusés – à partir de 1989 la série passe de Dupuis à Marsu production et ne revient dans Spirou qu’en 1996. De fait, rien dans la série ne choque spécialement en termes de violence ou de sexe, mais est-elle vraiment lue par des enfants ? On peut en douter, et c’est ce qu’a semblé affirmer l’édition de 1998 du premier tome sur laquelle je suis tombé dernièrement.
De prime abord, rien ne semble particulièrement notable, la couverture est quasiment identique aux 9 éditions précédentes : bédéthèque nous apprend que l’écusson est apparu en 1988 à la 8e édition de l’album, je distingue la date réelle au fait que la quatrième de couverture annonce la sortie prochaine du 18e volume. Cette information, évidente pour identifier une période de parution, n’est cependant pas la première que j’ai observée et qui m’a crié « ceci est une édition relativement récente ! ». Plus encore, ce sont les pages de garde qui m’ont étonné et surpris :
J’ignore si ces gardes apparaissent avec cette édition ou avant, elles viennent en tous cas après le changement d’éditeur de la série pour les nouveaux tomes, mais dans le cas présent après le retour dans Spirou, et donc dans l’affirmation d’une cible relativement jeune – ce même si le lectorat de Spirou lui-même est connu pour mixer des enfants et des nostalgiques, ce qui porte toute la complexité d’une revue historique pensée pour la jeunesse mais devant continuer de plaire à un lectorat adulte voulant lire sa revue d’antan. Quoiqu’il en soit, il semble que pour les albums l’éditeur ait tranché : le public enfant n’est plus celui qui est visé. Par ces gardes il semble dire que oui, la majorité des lecteurs sont des hommes, sans doute cinquantenaires qui, eux aussi, étaient « secrètement épris » de l’hôtesse. L’éditeur le sait, mais ne peut l’affirmer plus loin, c’est pourtant bien ces lecteurs sa cible, et ces gardes sont comme un curieux aveu, d’un secret de polichinelle sur la réalité des enfants intéressés par cette vieille série franco-belge. Un bel exemple de paratexte éditorial qui clarifie sans un mot les intentions.
EDIT (jour même) : Ainsi que me l’a signalé Laurent Boutin sur Facebook, les évolutions de la couverture vont aussi en ce sens : les lèvres deviennent plus pulpeuse, le décolleté plonge, pas vraiment subtil et, en même temps, je n’y avais pas fait attention.
* **
On notera qu’il existe un certain nombre d’albums jouant des charmes de Natacha, mais publiés par des petits éditeurs (voir ici, ici ou ici), mais jamais l’éditeur officiel n’a franchi ce Rubicon.
Autre curiosité étonnamment signifiante trouvée lors des recherches pour ce petit article, il existe une édition de ce tome 1 dite « au téton », un téton étant apparu sur le chemisier. J’ai du mal à comprendre ce qui était une réimpression a pu donner lieu à cela, la maquette était identique, les fichiers avaient ils été perdus ? Le téton a-t-il été rajouté par un imprimeur ou « non effacé » ? Mystère, je n’ai pas creusé, mais on trouve ici où là de cette édition vendue sur des sites parlant « d’édition dite au téton ». Je ne sais quoi conclure de tout ça mais ça me semble assez conforme à ce que j’évoquais – même si ici cela ressemble plus à une erreur de l’éditeur.
Enfin, si vous voulez connaître un peu Walthéry (qui est quand même un témoin très intéressant de cette francobelgie, au-delà de cette manie de dessiner son héroïne nue), un numéro de La Crypte tonique lui est consacré, avec un entretien dessiné par l’ami Jean Bourguignon, c’est assez chouette je trouve.