Cela fait plusieurs année que l’Association des amis de l’imprimé populaire a été créée. Cette belle structure fait des expérimentations d’impression, des ateliers et tient le Fanzinarium (bibliothèque de fanzines à Paris) et publie chaque année le fanzine Faits & gestes. Produit – forcément – manuellement par l’équipe, le fanzine est aussi rapidement mis en téléchargement gratuit en PDF et aborde une très grande diversité de sujets, tous liés à l’imprimé populaire : autocollants, bande dessinée, fanzines, gravures ou reproductions atypiques… À côté des articles on trouve des entretiens avec des acteurices de cet imprimé et des comptes rendus de visites ou d’impressions.
Suite à ma vidéo sur les BD religieuses, les camarades m’ont sollicité pour écrire un article plus détaillé sur Jack T. Chick, auteur ultra-conservateur évangéliste qui produit des centaines de planches de BD haineuses, distribué dans le monde en entier. Vous trouverez ci-après l’article revenant sur ce processus et, particulièrement, sur le mode de diffusion et sa visée multiplicatrice. Dans le fanzine imprimé, il est accompagné d’une bande dessinée de Bsk sur les fascicules de Chick, il reprend ici une chronique de BD improbable qu’il réalisait dans Comix Club !
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PUBLIER POUR DIFFUSER LA PAROLE :
Jack T. Chick, évangélisme trash et diffusion DIY à grande échelle
« Elle pouvait à peine atteindre la fenêtre en se tenant sur ses pattes arrière. Pendant tout le temps où j’étais dans le magasin, elle gardait ses yeux fixés sur cette porte, en attendant que je sorte. Rien d’autre au monde n’avait d’importance pour elle, sauf me voir sortir de ce magasin. Je l’ai regardée, et j’ai pensé, ‘Seigneur, c’est ainsi que je devrais être en train d’attendre ton retour – rien d’autre ne devrait compter’. »
Jack Chick, à propos de son caniche
Vous n’avez sans doute jamais entendu parler de Jack T. Chick, et pourtant, c’est un des auteurs états-uniens les plus lus dans le monde – des chiffres, certes difficiles à sourcer, parlent de 400 millions de copies, une paille ! J’ai eu l’occasion de parler un peu de son travail lors d’une journée d’étude sur « l’édition de fortune et de nécessité », joli terme forgé pour parler de ces éditeurs qui s’improvisent non par envie du DIY mais « parce qu’il le faut », et qui me semblaient parfaitement épouser certains éditeurs de bande dessinée religieuse. Parmi tous les exemples Jack Chick est un des plus fascinants : par la masse évoquée, par la discrétion absolue de son auteur (il n’existe qu’un autoportrait et une interview), par le fait que ses publications traversent le monde tout en passant complètement hors du champ de la majorité des gens et, parmi les choses les plus fascinantes, par son mode de distribution.
Si Chick a monté une véritable entreprise capitaliste à l’impression très professionnelle, avec un site extrêmement bien tenu et un empire de traduction, soit quelque chose de parfaitement industriel, le choix de distribution le rentre bien dans un imprimé alternatif. Ainsi, si vous allez sur le site officiel de la compagnie vous trouverez un onglet avec les différents titres par langue. La première des choses impressionnantes est la masse : 276 titres en anglais, plus de 130 langues représentées. S’il y a peut-être quelques doublons dans la liste la diversité d’objets reste massive, Chick était investi d’une mission et devait dessiner un maximum pour sauver le plus d’enfants possibles. Si l’on observe un peu ce menu déroulant de langue, on constate que certaines n’ont qu’entre un et cinq titres, elles sont malgré tout là, sans surprise l’espagnol (de plus en plus parlé aux USA) possède 247 traductions, et c’est ensuite plus faible : 133 en Allemand, 86 en Filippin, 83 en français, 64 en portugais, 59 en Chinois, 57 en néerlandais, 48 en Norvégien, 45 en Russe… et même 9 en Esperanto et 3 en Hiligaïnon, une langue indo-malaise des Philippines.
Plus intriguant encore on en trouve 41 en Chinois simple, une version linguistiquement moins élaborée, faîte pour toucher les masses, et d’étranges catégories comme « Afro-Française1 » (six) et « Tahitien-Français » (un seul). Ici il ne s’agit pas de langues mais de dessin : les versions « afro » comprennent souvent les mêmes dessins avec des personnages colorés en gris ou noir, parfois quelques modifications (cheveux plus crépus), la version tahitienne est entièrement redessinée avec des chemises à fleurs et des types physiques polynésiens, le dessin ne semble d’ailleurs pas de Chick mais d’un épigone. Au rang des classements, une entrée par sujet est également possible : Suicide (3), Abus d’enfants (2), Drogues et alcool (7), Avortement (2), Catholicisme (5), Communisme (1), les plus fréquents restant les « Basic Gospels » (102).
Une fois naviguant sur ce site, plusieurs options vous sont proposées. Vous pouvez d’abord lire l’intégralité du comix, voir le reproduire facilement : si l’entreprise est rodée, elle a d’abord un but d’évangélisation. Pour les titres en anglais ou français, il est aisé de les commander, les tarifs sont très bas : 25 cents le comix, plus le port – ce qui incite à en prendre plus, le site propose justement des « packs » (25 exemplaires) et des « cases » (1000). Sur les langues plus rares, c’est différent, les titres sont imprimés à la demande et… par paquets de 10 000 minimum ! Ils sont alors vendus à moitié prix avec une couverture personnalisée. Mais que feriez-vous d’autant d’exemplaire ? Et bien c’est là tout le principe des Chick’s Tract (qu’il appelle bien tract et non comics), vous les distribuerez. La forme identique de chaque comix est pensées pour : un petit rectangle avec une maquette de couverture présentant une case sur fond noir, 24 pages, une conclusion toujours similaire et, surtout, en quatrième de couv un carré blanc pour tamponner l’adresse de votre congrégation religieuse. Introuvables en librairie, les tracts de Jack Chick ont ainsi été distribués dans des manifestations religieuses, donnés aux enfants dans des groupes, mais aussi abandonnés dans des lieux publics (cabines téléphoniques, bancs, cafés…) et sans doute tractés le long de manifestation. D’une entreprise très industrielle nous passons à un processus de distribution très DIY.
Fascinant par l’ampleur et par cette distribution mano a mano qui court-circuite les circuits commerciaux, les bandes dessinées Chick n’en sont pas moins problématiques. Pour cet ultra-conservateur évangélique, l’église catholique romaine en soi est décadente et viciée (il suit la « Bible du roi Jacques ») et les tracts sont des enfilades de violences diverses sur l’homosexualité comme maladie à soigner, les francs-maçons comme secte satanique, l’avortement comme meurtre, les catholiques et musulmans comme des blasphémateurs à combattre… La construction extrêmement binaire du propos, on y retrouve quasi systématiquement une personne en situation de faute morale qui est « sauvée » grâce à un ami/parent/voisin qui lui parle de Dieu, à grand renfort de versets, est terriblement efficace malgré l’aspect assez maladroit de certains dessins ou lettrages. Dans La Propagande en BD le spécialiste suédois Fredrik Strömberg s’avoue choqué par sa lecture, marqué par la littéralité de la lecture et « l’âpreté avec laquelle les Chick Tracts tentent de faire accepter leur vérité comme la seule acceptable2 ». Il rappelle au passage que le Canada a interdit la diffusion de certains d’entre eux pour incitation à la haine. Ainsi, bien que fasciné, je me suis toujours retenu d’en acheter sur leur site, mais reste ouvert à toutes propositions d’occasion ! Je n’ai à ce jour réellement eu entre les mains que Le Film de ta vie (This Was Your Life!), qui semble être le plus traduit et adapté de ses ouvrages.
Cette présentation étant faite, reste une question : qui est ce Jack Thomas Chick, dont on sait qu’il est né le 13 avril 1924 à Boyle Heights et mort le 23 octobre 2016 à Alhambra, deux villes faisant partie du comté de Los Angeles. Mort à 92 ans, il n’aura cessé de publier et d’appeler à diffuser ses productions, tout en restant très peu public, ses bandes dessinées parlant pour elles-mêmes. Nous savons toutefois qu’il a d’abord commencé comme dessinateur pour l’aérospatiale avant d’avoir la révélation de sa vie en entendant un missionnaire radiophonique parler propagande chinoise en BD. Il découvre une manière pour les communistes de toucher les enfants, une arme sournoise qu’il a alors décidé d’utiliser alors même qu’il semble ne pas aimer ce médium. Médium dont, si les planches sont souvent lourdes de textes, il maîtrise toutefois clairement les codes. Chick est prêt à ce sacrifice car il veut sauver les innocents, les enfants oui mais aussi les « losts », ces gens perdus, prêts à aller sur la route de l’enfer – pour ce que cela recouvre voir le précédent paragraphe. Lui dit les aimer et vouloir les protéger avant tout, même s’ils les insulte à tour de pages. Dans ses lettres, Chick évoque le souvenir de la bataille d’Okinawa, où il dit avoir été soldat, et en retient le vocabulaire guerrier. Ses tracts sont l’élément d’une guerre (finalement très gramscienne) pour « détruire les portes de l’enfer » et il appelle ses distributeurs son « armée de Dieu ». Il raconte aussi combien certains tracts ont été difficiles à réaliser et qu’il a du affronter Satan, tentant de l’immobiliser ou bloquer sa main, sans succès. Il semble que Chick ait reçu beaucoup de témoignages mais aussi de courriers haineux, auxquels il ne répondait pas – sauf obligé devant les tribunaux – mais auxquels il accordait une réelle importance : être un serviteur de Dieu n’est pas une sinécure et s’il n’était pas attaqué il considérait avoir raté quelque chose.
Chick a un dessin mixte, se déplaçant sur un plan plus ou moins réaliste allant de l’académisme pur à des formes pouvant presque rappeler le cartoon (comme C’est ta vie), s’adaptant selon les titres, et rappelant là une tradition des auteurs des années 50, qui naviguaient entre les styles selon le propos. Comme chaque récit a plus ou moins le même schéma, le début présente toujours des scènes moralement condamnables. Curieusement Chick assume de dessiner des femmes sexys, des scènes qui, si elles restent soft, sont sans doute le cumul de l’obscène pour lui. Il faut sans doute en passer par là pour attirer le chaland et c’est son chemin de croix. Sa précision va jusqu’à faire qualifier ses productions de « spiritual porn » par Raeburn, qui souligne combien ces récits insistants sur l’humiliation et la soumission à Jésus ont des ressorts proches des Tijuana Bibles, ces bandes dessinées pornographiques mexicaines, et rappellent régulièrement l’imagerie BDSM.
À travers le temps Chick réédite et modifie certaines publications, nous l’avons vu sur les différentes versions en termes d’ethnies, mais il réadapte parfois ses textes en fonctions de l’actualité, le SIDA remplaçant l’herpès dans une production anti-sodomie par exemple. Raeburn relève également qu’il a entièrement redessiné Doom Town, violente charge anti homosexualité, et qu’il explique à ses lecteurs en 1992 : « J’ai fait l’erreur d’être trop doux sur ce sujet, ce que je regrette profondément ». Ironiquement, la présentation du tract parle de compassion, mais comme toujours dans les tracts c’est une compassion se limitant à prédire l’enfer et la mort si les personnes ne rejettent pas leur identité. Précisément la présentation parle d’ailleurs d’un « un appel compatissant au repentir de l’homosexualité. »
Avant le développement de l’univers numérique, la correspondance de Chick était nécessairement plus artisanale. Chaque tract comprend une adresse, une boîte postale, située pendant trente ans à la poste de Chino (n° 662), avant de passer à la poste d’Ontario (n° 3500). Une adresse existe toujours mais on imagine que la plupart se déroulent désormais par courriels et paywall sécurisés, et la page d’accueil présente une vidéo Youtube où une jeune femme explique combien This Was Your Life! a changé sa vie quand elle a été adolescente ainsi que des promotions spéciales liées aux événements. En octobre 2023 il nous est donc recommandé de glisser aux enfants faisant du porte à porte pour Halloween un subtil comics orange, et face à la triste actualité la compagnie remet en avant une publication rappelant que tout évangéliste doit défendre Israël contre les Arabes. Plusieurs années après la mort de Chick, la petite entreprise est toujours là, portant en elle la tradition d’alliance de l’évangélisation et du marketing, pour des siècles et des siècles.
Pour aller plus loin :
The Imp n° 2, fanzine de Daniel Raeburn (en anglais) consacré à Chick (1998), disponible en PDF : http://danielraeburn.com/jack-chick.html
Ma vidéo : « Les BDs religieuses, publier coûte que coûte pour diffuser la Parole » (2020) https://www.youtube.com/watch?v=V0q9yKOhGOw
1 Le terme anglais est « French african » qui pourrait se traduite par « Français africain », mais il est ici question enr réalité plus d’ethnie que de langue.
2 Fredrik Strömberg, « Jack Chick, ou le salut par la bande », La Propagande en BD, Eyrolles, 2011, p. 114-115.