Il y a quelque temps, le projet de recherche pan-canadien sur la BD « Au-delà des 2 solitudes – Beyond the 2 Solitudes » avait proposé un appel à recherche-création. Il s’agissait de faire une ou quelques pages de bande dessinée sur ce sujet des oppositions entre nationalités canadiennes, linguistiques notamment, pouvant également aborder les sujets des migrants de différentes communautés culturelles, premières nations, etc.
J’avais pour ma part proposé une petite planche un peu légère, récit d’un moment vécu que j’avais trouvé amusant mais pas si anecdotique. L’identité de l’intervenante est préservée mais je tiens à dire qu’elle n’a rien d’une horrible chauvine (les saillies parfois xénophobes de certains indépendantistes l’énervent d’ailleurs, une indépendance n’ayant pour elle de sens que de gauche et respectant l’autodétermination des Premières Nations), mais cela témoigne de tension qui me paraissent traverser tout québécois francophone.
Bref je l’ai soumise, j’ai été sélectionné (je ne crois pas qu’il y ait eu beaucoup de propositions), rémunéré (ce qui n’est pas commun) et a priori exposé dans diverses universités canadiennes mais j’avoue n’en rien savoir. Ce n’est même pas en ligne.
J’aimais bien cette page, alors la voici ! (vous pouvez la lire en plus grand en faisant un clic droit et « Ouvrir l’image dans un nouvel onglet »)
Régulièrement, je lis des entretiens d’auteurs et autrices de bande dessinées, parfois aussi, je lis des nécrologies. Dans les deux cas, les sujets sont souvent présentés comme les parents de personnages qu’ils ont créé, cela énerve souvent mes pairs, notamment lors des décès : cela manque de solennité et, surtout, cela prouve l’infantilisation de la bande dessinée, le mépris sous-jacent d’un truc un peu neuneu, qui dirait « le papa de [tel ou tel truc légitimes] ». C’est un thème que Xavier Guilbert, de Du9, aborde souvent sur X (ex-Twitter), je l’ai vu il y a quelques mois sur le même ton par l’auteur et éditeur Jean-Christophe Menu sur Facebook.
Pourtant, si c’est constant dans le cas des auteurs BD, ça me semble ici être plutôt un auto-complexe, une manière de se voir délégitimé par rapport à d’autres arts/champs. Dans les faits, une recherche rapide sur des sujets montre assez rapidement que « père de » est une expression très usuelle quand il y a un décès, particulièrement avec des auteurs ayant créé des personnages, et pas qu’en bande dessinée. Ainsi, en me limitant à des sites journalistiques (je ne recense pas les blogs ou critiques de fan, car là il y en a encore plus) on peut voir que cela concerne des romanciers divers, parfois dans des productions peu légitimes, donc qu’on peut mettre dans le même paquet. Exemples ci-dessous (cliquer sur les liens amène vers les articles).
Difficile de faire moins légitime que les aventures d’espionnage-érotico-facho SAS, reste que ce n’est pas de la BD. Mais cela touche aussi des romanciers et arts parfaitement légitimes :
Cela peut aussi toucher pas de l’art du tout, comme dans l’exemple ci-dessous sur le tableau des éléments :
Cela touche aussi d’autres champs, ainsi lors du décès de Badinter, on a beaucoup lu « père de l’abolition de la peine de mort », et il y a peu de chance que ce soit par mépris ou désir d’infantiliser. Ici l’extrait vient de Public Sénat, un média difficilement assimilable à du désintérêt badin sur la chose politique :
Il y a deux éléments là-dedans, on constate que le terme « père » (parfois « mère » aussi bien sûr) est utilisé dans le cas de choses bien identifiables : un texte de loi, une réforme, une découverte scientifique, un tableau iconique, je n’en ai pas mis mais j’en ai vu sur des chansons cultes, etc. À ce titre en littérature le terme est bien plus souvent utilisé pour des auteurices qui ont créé des personnages implantés dans le temps, grâce à la sérialité, des spécificités touchant beaucoup la bande dessinée (mais aussi la littérature jeunesse, le policier, la fantasy…), cet usage me semble bien plus lié à cela qu’à un certain mépris. C’est un mot-clef journalistique, peut-être une facilité, mais rien de péjoriatif.
Il faudrait cependant être de mauvaise foi pour ne pas distinguer « père » de « papa », et oui utiliser les termes papa/maman sont sans nul doute plus proche de l’enfantin, donc de l’infantilisation. Je n’ai pas trouvé de Badinter « papa de l’abolition ». On trouve un certain nombre d’Uderzo « papa d’Astérix »… mais ce sont des œuvres jeunesse, on ne peut pas le nier, et le fait que la bande dessinée porte souvent cette étiquette jeunesse peut être une confusion. On sait qu’elle a joué dans la délégitimation et le mépris du neuvième art, mais la littérature jeunesse est aujourd’hui pleinement étudiée et reconnue, cette confusion n’est donc pas si grave en soi sur le long terme.
Ce que je constate et qui me semble essentiel, c’est qu’il arrive régulièrement que des auteurices de séries plutôt jeunesses ne sont pas systématiquement décrits comme « papa ». Ainsi Toriyama n’a pas été que le « papa » de Sangoku dans la presse, ce qui est une forme de normalisation, au fond.
Sur le fond, ces énervements réguliers que je vois ici où là sur les « pères » me semblent donc avant tout être le témoignage d’une volonté de lutter pour sa légitimité, de se défendre face à des usages énervants d’éternels infantilisation, rabaissement, etc., mais, ici, cela paraît presque plus être une intégration si forte de ces processus qu’une chose assez banale pour tout créateur de sérialité ou de chose iconique apparaît un acte de mépris. De l’importance de, parfois, décentrer pour se rendre compte que, non, y a pas que dans la bédé qu’on a ce traitement !
À l’origine, ce site était aussi pensé pour que quelques réflexions élaborées sur les réseaux sociaux ne s’y perdent pas à tout jamais (elles se perdent désormais à tout jamais dans Internet, bon). J’avais à une période posté quelques tops de livres sur Facebook, tout n’a pas grand intérêt, mais j’y avais notamment parlé de mon amour pour la trilogie Golgruber de Nicolas Mahler. En voici une version reprise et étendue.
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L’art selon madame Goldgruber (2005) est sans doute un des livres théoriques fondateurs pour moi ! C’est une semi-blague car Nicolas Mahler n’a pas la prétention d’un théoricien, et pourtant il m’a frappé avec de vrais questionnements et apport. Sur l’exposition de planches notamment (à l’époque je n’y avais pas réfléchi) ou avec son témoignage de diverses adaptations. Il y parle également d’enseignement, sujet qui me touche nécessairement alors que j’enseigne désormais dans différentes formations parlant de bande dessinée.
Ce livre est particulièrement drôle et j’aime le côté tellement trivial de l’argument fondateur : en Autriche les artistes ont une exemption fiscale, Mahler l’utilise donc chaque année. Mais madame Goldgruber est contrôleuse fiscale et proteste soudain : Mahler fait de la BD, ce qui n’est pas de l’art pour elle, il doit donc lui prouver que si. Cette question de la BD art ou non est à mes yeux dépassée depuis longtemps, même si la quête de légitimité est constante et qu’on parle de « sacre » pour l’exposition au Centre Pompidou qui a lieu en ce moment, après un « sacre » proclamé dans une revue légitime (Le Débat) en 2017, et divers sacre chaque dix ans… Cette proposension à proclamer que la bande dessinée est désormais légitime et digne d’intérêt artistique sans arrêt signe à mon avis un certain complexe d’infériorité, mais c’est un autre sujet et, justement, Mahler a l’intérêt de l’aborder autrement.
Ce refus de la légitimation et du grand discours est intrigant, d’autant plus quand on voit que Mahler passe son temps à s’inscrire face au « grand art », que ce soit avec Maître anciens, son Alice dans le Sussex, son livre sur les philosophes, son miniküs d’après Joyce, comme son adaptation d’Ulysses, ou sa toute récente biographie de Kafka, mais ça marche très bien. Ce côté très trivial est sans doute surjoué par Mahler, mais pour l’avoir interviewé pour un long dossier dans le « Gorgonzola » n° 21 j’avais été assez frappé (avec le traducteur Roberto Salazar) par ce côté très concret et sans aucun scrupule à parler d’argent, sujet souvent tabou. Il était très sympathique au passage et nous a filé plein d’images, d’inédits, a pris du temps. En parlant d’argent, j’ai mis l’interview gratos sur du9 mais le numéro est toujours disponible chez Les éditions L’Égouttoir (on a jamais été hyper fins dans nos stratégies de ventes).
En tous cas je parle quasiment toujours de L’Art selon madame Goldgruber quand j’ai une discussion sur la BD avec quelqu’un, car c’est toujours pertinent – ou en tous cas, j’en ai l’impression. C’est vraiment un livre auquel je reviens souvent, je l’évoquais d’ailleurs dans mon billet sur la question de l’original, rappelant que dans plusieurs scènes de ce livre il doit exposer, et que cela lui pose beaucoup de questions. Guide d’une exposition de ses strips, il décrit alors les centimétrages exacts, les plumes, le temps passé et l’aspect laborieux de la contrainte, à tel point que le galeriste lui dit qu’il donne l’impression de faire le métier le plus ennuyeux du monde. Un moment clef du livre sur cette question est sans doute celui où une galerie lui commande une murale, qui sera très minimaliste, et voit le commanditaire baisser son paiement final car la personne qui a repeint les murs après son expo avait utilisé plus de peinture que lui, et passé plus de temps à peindre, ce paiement ne semblait donc pas très juste.
Dans L’Art selon Goldgruber on suit aussi de façon assez passionnante un projet d’animation de Flashko, l’homme couverture chauffante, une série phare (mais pas ma favorite) de l’auteur. Il dépose un dossier de subvention sans trop y croire pour adapter ses strips, mais reçoit l’argent, procrastine et doit finir par s’y mettre, faisant tout : de l’animation au casting (très intrigant, avec une star de rock et une ancienne gloire de série TV autrichienne) en passant par la musique (avec José Parrondo).
J’avais moins aimé le tome 2, L’art sans madame Goldgruber (2008). Contrairement au premier, qui est pensé dès sa création comme un ensemble, ce volume recueille des histoires éparses de Mahler sur la BD et la création, il y en a des drôles mais un peu trop de pages de titre (à chaque histoire) avec des pages blanches entre qui font que tout ça est un peu court malgré l’épaisseur et m’avait moins convaincu. Sauf qu’après relecture il contient des trucs vraiment réussis et pertinents. Il est en fait du même niveau que Pornographie et suicide (2013), véritable troisième tome de la série même s’il ne le revendique pas. Je l’ai beaucoup aimé, jusqu’aux notes (dessinées) revenant sur des détails des histoires, mais son passage qui vaut vraiment d’être mis en avant est son introduction. Ou plutôt la conclusion de son introduction où l’on voit l’auteur et son grand-père, revenant sur sa vie, concluant après avoir raconté quelques pathétiques histoires pseudo-sentimentales « Nikie ! j’en ai vécu, des choses, dans ma vie. » puis « Mais je n’en ai tiré aucune leçon. » ce qui est un code éthique fascinant pour s’interroger devant l’éternel.
Quelques souvenirs en vrac des trois volumes, plus ou moins cryptiques mais marquants : des luttes face à des subventions, « j’ai chié du sang », des rêves avec Giger d’Alien, d’horribles souvenirs de théâtre avec des enfants tristes, des gens passant une vie à des films de 8 minutes, et le temps différent qui en découle, des publicitaires aimant le nom du livre « Kratochvil » et voulant brainstormer un son un peu pareil pour une brosse à chaussures, « Sauveur des femmes », des prix remportés, des bonhommes avec des visages.
Et puisqu’il faut conclure et qu’au fond cette question n’a pas beaucoup d’intérêt, disons comme cette chère madame Goldgruber à un moment « Bon, mettons que c’est de l’art ». Tous les volumes sont parus dans la collection L’Éprouvette, consacrée aux essais sur la BD, chez L’Association.
Note en passant : dans mon parcours de lecteur L’Art sans madame Goldgruber m’avait vraiment déçu, et j’avais vraiment aimé Pornographie et suicide, j’imagine donc que mon ressenti ancré est lié à la déception par rapport à L’Art selon madame Goldgruber quand j’ai lu le deuxième. J’avais moins d’attente avec Pornographie et suicide et ai du être positivement surpris et l’ai particulièrement apprécié, les chronologies de lecture ont leurs importances. Pour avoir tout relu : les trois sont très bien, mais « selon » est vraiment au-dessus.
Images : les deux premières planches sont tirées de L’Art sans madame Goldgruber, la dernière de Pornographie et suicide.
Cela fait plusieurs année que l’Association des amis de l’imprimé populaire a été créée. Cette belle structure fait des expérimentations d’impression, des ateliers et tient le Fanzinarium (bibliothèque de fanzines à Paris) et publie chaque année le fanzine Faits & gestes. Produit – forcément – manuellement par l’équipe, le fanzine est aussi rapidement mis en téléchargement gratuit en PDF et aborde une très grande diversité de sujets, tous liés à l’imprimé populaire : autocollants, bande dessinée, fanzines, gravures ou reproductions atypiques… À côté des articles on trouve des entretiens avec des acteurices de cet imprimé et des comptes rendus de visites ou d’impressions.
Suite à ma vidéo sur les BD religieuses, les camarades m’ont sollicité pour écrire un article plus détaillé sur Jack T. Chick, auteur ultra-conservateur évangéliste qui produit des centaines de planches de BD haineuses, distribué dans le monde en entier. Vous trouverez ci-après l’article revenant sur ce processus et, particulièrement, sur le mode de diffusion et sa visée multiplicatrice. Dans le fanzine imprimé, il est accompagné d’une bande dessinée de Bsk sur les fascicules de Chick, il reprend ici une chronique de BD improbable qu’il réalisait dans Comix Club !
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PUBLIER POUR DIFFUSER LA PAROLE : Jack T. Chick, évangélisme trash et diffusion DIY à grande échelle
« Elle pouvait à peine atteindre la fenêtre en se tenant sur ses pattes arrière. Pendant tout le temps où j’étais dans le magasin, elle gardait ses yeux fixés sur cette porte, en attendant que je sorte. Rien d’autre au monde n’avait d’importance pour elle, sauf me voir sortir de ce magasin. Je l’ai regardée, et j’ai pensé, ‘Seigneur, c’est ainsi que je devrais être en train d’attendre ton retour – rien d’autre ne devrait compter’. » Jack Chick, à propos de son caniche
Vous n’avez sans doute jamais entendu parler de Jack T. Chick, et pourtant, c’est un des auteurs états-uniens les plus lus dans le monde – des chiffres, certes difficiles à sourcer, parlent de 400 millions de copies, une paille ! J’ai eu l’occasion de parler un peu de son travail lors d’une journée d’étude sur « l’édition de fortune et de nécessité », joli terme forgé pour parler de ces éditeurs qui s’improvisent non par envie du DIY mais « parce qu’il le faut », et qui me semblaient parfaitement épouser certains éditeurs de bande dessinée religieuse. Parmi tous les exemples Jack Chick est un des plus fascinants : par la masse évoquée, par la discrétion absolue de son auteur (il n’existe qu’un autoportrait et une interview), par le fait que ses publications traversent le monde tout en passant complètement hors du champ de la majorité des gens et, parmi les choses les plus fascinantes, par son mode de distribution.
Si Chick a monté une véritable entreprise capitaliste à l’impression très professionnelle, avec un site extrêmement bien tenu et un empire de traduction, soit quelque chose de parfaitement industriel, le choix de distribution le rentre bien dans un imprimé alternatif. Ainsi, si vous allez sur le site officiel de la compagnie vous trouverez un onglet avec les différents titres par langue. La première des choses impressionnantes est la masse : 276 titres en anglais, plus de 130 langues représentées. S’il y a peut-être quelques doublons dans la liste la diversité d’objets reste massive, Chick était investi d’une mission et devait dessiner un maximum pour sauver le plus d’enfants possibles. Si l’on observe un peu ce menu déroulant de langue, on constate que certaines n’ont qu’entre un et cinq titres, elles sont malgré tout là, sans surprise l’espagnol (de plus en plus parlé aux USA) possède 247 traductions, et c’est ensuite plus faible : 133 en Allemand, 86 en Filippin, 83 en français, 64 en portugais, 59 en Chinois, 57 en néerlandais, 48 en Norvégien, 45 en Russe… et même 9 en Esperanto et 3 en Hiligaïnon, une langue indo-malaise des Philippines.
Plus intriguant encore on en trouve 41 en Chinois simple, une version linguistiquement moins élaborée, faîte pour toucher les masses, et d’étranges catégories comme « Afro-Française1 » (six) et « Tahitien-Français » (un seul). Ici il ne s’agit pas de langues mais de dessin : les versions « afro » comprennent souvent les mêmes dessins avec des personnages colorés en gris ou noir, parfois quelques modifications (cheveux plus crépus), la version tahitienne est entièrement redessinée avec des chemises à fleurs et des types physiques polynésiens, le dessin ne semble d’ailleurs pas de Chick mais d’un épigone. Au rang des classements, une entrée par sujet est également possible : Suicide (3), Abus d’enfants (2), Drogues et alcool (7), Avortement (2), Catholicisme (5), Communisme (1), les plus fréquents restant les « Basic Gospels » (102).
Une fois naviguant sur ce site, plusieurs options vous sont proposées. Vous pouvez d’abord lire l’intégralité du comix, voir le reproduire facilement : si l’entreprise est rodée, elle a d’abord un but d’évangélisation. Pour les titres en anglais ou français, il est aisé de les commander, les tarifs sont très bas : 25 cents le comix, plus le port – ce qui incite à en prendre plus, le site propose justement des « packs » (25 exemplaires) et des « cases » (1000). Sur les langues plus rares, c’est différent, les titres sont imprimés à la demande et… par paquets de 10 000 minimum ! Ils sont alors vendus à moitié prix avec une couverture personnalisée. Mais que feriez-vous d’autant d’exemplaire ? Et bien c’est là tout le principe des Chick’s Tract (qu’il appelle bien tract et non comics), vous les distribuerez. La forme identique de chaque comix est pensées pour : un petit rectangle avec une maquette de couverture présentant une case sur fond noir, 24 pages, une conclusion toujours similaire et, surtout, en quatrième de couv un carré blanc pour tamponner l’adresse de votre congrégation religieuse. Introuvables en librairie, les tracts de Jack Chick ont ainsi été distribués dans des manifestations religieuses, donnés aux enfants dans des groupes, mais aussi abandonnés dans des lieux publics (cabines téléphoniques, bancs, cafés…) et sans doute tractés le long de manifestation. D’une entreprise très industrielle nous passons à un processus de distribution très DIY.
Fascinant par l’ampleur et par cette distribution mano a mano qui court-circuite les circuits commerciaux, les bandes dessinées Chick n’en sont pas moins problématiques. Pour cet ultra-conservateur évangélique, l’église catholique romaine en soi est décadente et viciée (il suit la « Bible du roi Jacques ») et les tracts sont des enfilades de violences diverses sur l’homosexualité comme maladie à soigner, les francs-maçons comme secte satanique, l’avortement comme meurtre, les catholiques et musulmans comme des blasphémateurs à combattre… La construction extrêmement binaire du propos, on y retrouve quasi systématiquement une personne en situation de faute morale qui est « sauvée » grâce à un ami/parent/voisin qui lui parle de Dieu, à grand renfort de versets, est terriblement efficace malgré l’aspect assez maladroit de certains dessins ou lettrages. Dans La Propagande en BD le spécialiste suédois Fredrik Strömberg s’avoue choqué par sa lecture, marqué par la littéralité de la lecture et « l’âpreté avec laquelle les Chick Tracts tentent de faire accepter leur vérité comme la seule acceptable2 ». Il rappelle au passage que le Canada a interdit la diffusion de certains d’entre eux pour incitation à la haine. Ainsi, bien que fasciné, je me suis toujours retenu d’en acheter sur leur site, mais reste ouvert à toutes propositions d’occasion ! Je n’ai à ce jour réellement eu entre les mains que Le Film de ta vie (This Was Your Life!), qui semble être le plus traduit et adapté de ses ouvrages.
Cette présentation étant faite, reste une question : qui est ce Jack Thomas Chick, dont on sait qu’il est né le 13 avril 1924 à Boyle Heights et mort le 23 octobre 2016 à Alhambra, deux villes faisant partie du comté de Los Angeles. Mort à 92 ans, il n’aura cessé de publier et d’appeler à diffuser ses productions, tout en restant très peu public, ses bandes dessinées parlant pour elles-mêmes. Nous savons toutefois qu’il a d’abord commencé comme dessinateur pour l’aérospatiale avant d’avoir la révélation de sa vie en entendant un missionnaire radiophonique parler propagande chinoise en BD. Il découvre une manière pour les communistes de toucher les enfants, une arme sournoise qu’il a alors décidé d’utiliser alors même qu’il semble ne pas aimer ce médium. Médium dont, si les planches sont souvent lourdes de textes, il maîtrise toutefois clairement les codes. Chick est prêt à ce sacrifice car il veut sauver les innocents, les enfants oui mais aussi les « losts », ces gens perdus, prêts à aller sur la route de l’enfer – pour ce que cela recouvre voir le précédent paragraphe. Lui dit les aimer et vouloir les protéger avant tout, même s’ils les insulte à tour de pages. Dans ses lettres, Chick évoque le souvenir de la bataille d’Okinawa, où il dit avoir été soldat, et en retient le vocabulaire guerrier. Ses tracts sont l’élément d’une guerre (finalement très gramscienne) pour « détruire les portes de l’enfer » et il appelle ses distributeurs son « armée de Dieu ». Il raconte aussi combien certains tracts ont été difficiles à réaliser et qu’il a du affronter Satan, tentant de l’immobiliser ou bloquer sa main, sans succès. Il semble que Chick ait reçu beaucoup de témoignages mais aussi de courriers haineux, auxquels il ne répondait pas – sauf obligé devant les tribunaux – mais auxquels il accordait une réelle importance : être un serviteur de Dieu n’est pas une sinécure et s’il n’était pas attaqué il considérait avoir raté quelque chose.
Chick a un dessin mixte, se déplaçant sur un plan plus ou moins réaliste allant de l’académisme pur à des formes pouvant presque rappeler le cartoon (comme C’est ta vie), s’adaptant selon les titres, et rappelant là une tradition des auteurs des années 50, qui naviguaient entre les styles selon le propos. Comme chaque récit a plus ou moins le même schéma, le début présente toujours des scènes moralement condamnables. Curieusement Chick assume de dessiner des femmes sexys, des scènes qui, si elles restent soft, sont sans doute le cumul de l’obscène pour lui. Il faut sans doute en passer par là pour attirer le chaland et c’est son chemin de croix. Sa précision va jusqu’à faire qualifier ses productions de « spiritual porn » par Raeburn, qui souligne combien ces récits insistants sur l’humiliation et la soumission à Jésus ont des ressorts proches des Tijuana Bibles, ces bandes dessinées pornographiques mexicaines, et rappellent régulièrement l’imagerie BDSM.
À travers le temps Chick réédite et modifie certaines publications, nous l’avons vu sur les différentes versions en termes d’ethnies, mais il réadapte parfois ses textes en fonctions de l’actualité, le SIDA remplaçant l’herpès dans une production anti-sodomie par exemple. Raeburn relève également qu’il a entièrement redessiné Doom Town, violente charge anti homosexualité, et qu’il explique à ses lecteurs en 1992 : « J’ai fait l’erreur d’être trop doux sur ce sujet, ce que je regrette profondément ». Ironiquement, la présentation du tract parle de compassion, mais comme toujours dans les tracts c’est une compassion se limitant à prédire l’enfer et la mort si les personnes ne rejettent pas leur identité. Précisément la présentation parle d’ailleurs d’un « un appel compatissant au repentir de l’homosexualité. »
Avant le développement de l’univers numérique, la correspondance de Chick était nécessairement plus artisanale. Chaque tract comprend une adresse, une boîte postale, située pendant trente ans à la poste de Chino (n° 662), avant de passer à la poste d’Ontario (n° 3500). Une adresse existe toujours mais on imagine que la plupart se déroulent désormais par courriels et paywall sécurisés, et la page d’accueil présente une vidéo Youtube où une jeune femme explique combien This Was Your Life! a changé sa vie quand elle a été adolescente ainsi que des promotions spéciales liées aux événements. En octobre 2023 il nous est donc recommandé de glisser aux enfants faisant du porte à porte pour Halloween un subtil comics orange, et face à la triste actualité la compagnie remet en avant une publication rappelant que tout évangéliste doit défendre Israël contre les Arabes. Plusieurs années après la mort de Chick, la petite entreprise est toujours là, portant en elle la tradition d’alliance de l’évangélisation et du marketing, pour des siècles et des siècles.
Pour aller plus loin : The Imp n° 2, fanzine de Daniel Raeburn (en anglais) consacré à Chick (1998), disponible en PDF : http://danielraeburn.com/jack-chick.html
1 Le terme anglais est « French african » qui pourrait se traduite par « Français africain », mais il est ici question enr réalité plus d’ethnie que de langue. 2 Fredrik Strömberg, « Jack Chick, ou le salut par la bande », La Propagande en BD, Eyrolles, 2011, p. 114-115.
J’aime beaucoup le travail d’Appollo, excellent scénariste dont les histoires se passent la plupart du temps dans l’océan Indien, notamment à La Réunion où il réside (un entretien a été réalisé pour Du9, je ne l’ai pas encore retranscrit et Du9 n’a pas re-ressuscité, à suivre). N’allez pas cependant en faire un auteur régionaliste, mais disons qu’il raconte des histoires inscrites dans l’Histoire et des territoires où elle est souvent absente des récits nationaux.
Début 2024 (un peu avant dans l’île) est sorti son nouveau titre avec Téhem : Vingt décembre, chroniques de l’abolition (Dargaud). L’album revient sur le processus selon lequel l’abolition de l’esclavage est proclamée, puis se met en place, à travers la figure d’Edmond Albius, esclave cafre rendu célèbre pour avoir découvert, enfant, comment féconder la vanille, trésor de la richesse de l’île. En parallèle de son itinéraire personnel, le lecteur croisera Sarda Garriga, méconnu dans l’Hexagone mais envoyé de La République pour appliquer l’abolition et gouverne l’île pendant deux ans, et deux dessinateurs : Antoine Roussin et Martial Potémont. Roussin dessine, peint et a importé les presses d’imprimerie dans l’île, important paysagiste de l’île, il travaille pendant quelque temps avec Potémont, artiste parisien au dessin plus fin, dont il va reproduire les dessins (et, a priori, parfois également s’approprier le travail).
Je veux écrire une chronique de Vingt décembre et revenir sur cet album ailleurs, de la même manière que je dois écrire (après ma thèse) quelques papiers sur Potémont et les débuts de la bande dessinée réunionnaise, suite à mon stage de sept semaines à la Bibliothèque départementale de La Réunion l’an dernier. Mais retenez que Potémont est un étonnant pionnier puisqu’il réalise lors de sa venue sur ce qui est alors encore l’île Bourbon, outre une série de gravures diverses et notamment de dessins d’actualités assez féroces, plusieurs planches de bande dessinée, qui semblent laisser penser qu’il a lu les travaux de Rodolphe Töpffer.
Les quelques pages qu’il publie en 1848 dans La Lanterne magique parlent de l’esclavage, jouent du décalage texte-images et osent parfois des conclusions audacieuses – on peut feuilleter ici plusieurs récits de Potémont et Roussin, « Triomphe du magnétisme » de Potémont est notamment frappant par l’explosion finale.
Bref, je reparlerai et de l’album, et de Potémont, disons que les deux sont liés. Téhem et Appollo offrent même d’intéressantes séquences où des cases de diverses planches de Potémont s’incrustent dans l’image en regard de celles du dessinateur contemporain :
Dans cet album, soudain, un amusant échange retient mon attention. On y voit le jeune Albius rêver à sa vie d’homme libre après l’abolition. Il aurait un petit terrain et pourrait alors y exploiter la vanille. Et pour le cultiver :
Aussitôt m’est venu à l’esprit un des dessins d’actualité de Potémont que j’évoquais plus haut. L’hommage est direct et évident à qui connaît le dessin, donc passera globalement assez inaperçu. Il est intéressant de voir combien l’album mêle donc hommage directement explicite, avec extraits originaux à la clef, et références plus subtiles, avec un gag rescénarisé. Il y a peu de chance que ce soit particulièrement noté alors voici le dessin en question, titré « Les nouveaux Blancs » – surprenante, mais réelle expression utilisée pour désigner les noirs devenus libres. Le dessin est donc de Potémont, la lithographie réalisée par Antoine Roussin, l’image récupérée sur le site de l’Iconothèque de l’Océan indien qui pose des filigranes énervants et sans fondement (même si sur cette page il reste discret et que son « utilité » est encore plus absurde puisqu’on le voit à peine).
Martial Potémont reste 10 ans à La Réunion (1847-1857), il y produit beaucoup de dessins puis rentre à Paris. Il y aura une relative notoriété avec des vues de la Capitale gravées à l’eau-forte. Il n’a a priori pas fait d’autres bandes dessinées qu’à La Réunion, et uniquement durant ses premières années. On redécouvre cependant régulièrement des dessins et planches inconnues, les tirages de l’époque sont très rares, donc peut-être y-a-t-il d’autres bandes dessinées cachées à découvrir (où à jamais perdues) dans la presse de l’île de la mi-XIXe…
Ce qui reste sans doute mon meilleur fanzine (en fait ce n’en est pas un selon ma définition, mais selon celle de Léa Murawiec si, mais ça c’est dans Définir le fanzine). Et tout en couleur s’il vous plaît. Il faudrait le réimprimer (enfin l’imprimer, il ne l’ai jamais été).
Il est intéressant d’y noter la forme : une couverture, des crédits, une reliure (agrafée) et surtout un numéro. IL n’y a pas (encore) de n° 2 toutefois. C’était une collaboration avec Gwendal Rannou au scénario, mon grand frère, Les éditions L’Égouttoir étaient déjà là.
J’évoque ce récit dans un article qui vient de paraître sur Comicalités, le lien vers lequel j’envoyais sur Facebook était mort, de fait ces réseaux ne sont pas très stable, cette adresse devrait l’être plus !
Le document est daté du dimanche 27 février 1994, j’avais alors à peine 5 ans, étant né le 20 février 1989, mon frère avait (et a toujours) deux ans de plus. Il n’est pas étonnant que nous ayons dessiné ça un dimanche, car comme le dit la chanson…
Ci-dessous les pages donc, et la retranscription des textes :
« C’est la panique chez les hommes les géants a blesser tout le monde »
« Pourquoi ils ont tous peur de nous » En bas, une bulle sur deux pages : « Moi je suis petit mais je suis cap d’écraser une maison »
« Normal parce’on est des géants » « Les gens meurent un par un car les docteurs sont blessés. »
« Bientôt les géants occupent l’univers » (avec quelques doutes d’orth)
« Planète Lune » « Super un extraterestre » « Arrête de crier ou je te pète la figure »
Monstre : « Ah ah je te rattrape sacripient » Légende : « Coupe de la fusée » Humain dans la fusée : « Je l’ai échaper belle il ne va pas venir me chercher » Texte off : « L’homme ses enfuit dans sa fusée mais le géant le rattrappe et l’ecrase (on dirait un tas de feraille) »
« Alors le monste est revenu sur terre voir c’est compagnon »
« Voila, voila, votre mousse » « Ce monstre qui a tué le dernière homme est devenu empereur de l’univers des monstres »
« Apporter moi ma mousse !!!!! »
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Il y a des mystères dans ce récit, les personnages ne se reconnaissent pas toujours hyper bien, et cette histoire de mousse m’échappe. Après discussion avec mon frère et vu le dessin à base de bleu, le plus crédible nous semble que le monstre prend un bain et demande du produit pour faire du bain moussant, chose dont nous raffolions. C’est bien plus crédible que la bière à laquelle on peut penser avec « apportez moi ma mousse », car pour le coup l’alcool était plutôt absent chez nous (et ma foi, c’était pas mal).
Sur son blog, Thierry Groensteen, un théoricien avec un parcours lui donnant une place importante dans le milieu de la bande dessinée, fait un petit billet sur les fausses planches originales, à partir d’une fausse planche de Crumb mise aux enchères puis retirée. Au-delà de la réflexion générale, et de l’étonnement de voir que des experts ont pu valider la mise en vente d’une planche des 70’s de Crumb en français, ce qui est absolument délirant, il émet une hypothèse – plutôt affirmée – sur l’origine de la planche : « Selon toute apparence, ce faux aurait été fabriqué par les Canadiens qui, à une époque, avaient pour habitude de procéder ainsi quand ils “traduisaient” la production du maître de l’underground : ils la redessinaient purement et simplement ! »
Bien que travaillant depuis des années sur la bande dessinée québécoise je n’avais jamais eu vent de cette habitude. Elle est peut-être réelle dans certains cas, mais paraît surprenante pour Crumb. La figure de l’unground est en effet publiée dans Mainmise, une revue contre-culturelle québécoise, genre d’Actuel qui tisse des liens avec l’underground états-unien comme européen, de manière certes fort amateure, mais assez officielle. Si des ajouts de dessins ont parfois lieux (je n’ai pas recomparé de pages mais le 26 août 2021 sur Facebook Jean-Christophe Menu écrivait en commentaire d’un de mes posts sur le groupe J’AI ! que les adaptations étaient aussi graphique : « genre rajouter une tête de mort Hell’s Angels dans le ciel ! ») la revue possédait une autorisation de republication, après avoir adhéré à un syndicate de la presse underground US, et n’avait pas vraiment de raison de tout redessiner au-delà de quelques petits gags ici où là. Une pratique qui est déjà une drôle d’idée, mais Maimise reste une revue contestataire qui ne respecte rien, c’est bien normal !
Pour en revenir à la planche, j’ai partagé rapidement l’information à des amis québécois spécialistes de la bande dessinée qui ont été très surpris de cette affirmation de Thierry Groensteen. De fait, aucun texte ou source reconnue n’indique cette « habitude » du recopiage de planche pour aller plus vite (qui, quand même, pose question).
Plus précisément, observer la planche incriminée confirme que cette affirmation est fausse, au moins dans ce cas. Les traductions de Mainmise sont extrêmement marquées dans le vocabulaire, la couverture du deuxième recueil de Crumb au Québec (1972 selon la BAnQ) affiche d’ailleurs fièrement « Adapté en québécois par Raymond Lavallée » – j’en profite pour remercier Placid d’avoir posté la photo de ces deux volumes, que j’utilise en couverture de cet article.
Et de fait, dans Mainmise le récit en question s’appelle « Blancmanche » (pour Whiteman en VO) et non « Blanchot », si les deux titres ont été redessinés il ne s’agit clairement pas des mêmes pages. Il y manque certains détails de bords de la fausse planche, qui pourraient être une simple question de maquette, et le dessin diffère un peu, on trouve aussi dans la fausse planche un sous-titre « Progressiv… ». Surtout, texte est aussi très différent : « “Visez-le !… … L’est au bord de la dépression…” » dit le début du récitatif quand sur la planche de Mainmise on peut lire « Pov’ Blancmanche est ben’ down’ », ce qui est quand même singulièrement différent.
Mais après tout, qui sait, il s’agit peut-être d’un faux québécois de Crumb tout autre ! Ce serait quand même une drôle d’idée quand on peut photocopier une version existante mais allons-y. Dans cette histoire, que la fausse planche propose en une grande version très tassée alors qu’elle est connue en anglais et dans l’édition Mainmise sur bien plus de pages, les cases 9 & 10 donnent des éléments assez clairs sur l’origine. Ce n’est pas le cas de toutes les pages de l’auteur, mais par un heureux hasard il s’avère que dans cette histoire le personnage fait soudain une déclaration de ferveur nationaliste. En effet, il s’exclame dans là VO « I’m american » puis « A citizen of the United States ! »
En pleine « Révolution tranquille », qui marque le réveil et l’affirmation du peuple québécois, le texte traduit par Lavallée en joue donc et transforme la déclaration en cohérence avec la scène locale : « Je suis un Québécois ! » « Un citoyen du Khanada ! ». Le fédéralisme états-unien est transposé à celui du Canada, de manière assez simple. Le drapeau prend le fleurdelysé québécois.
Et que nous dit la fausse planche ? La qualité n’est pas terrible, je n’ai pas mieux, mais la transposition est typiquement européenne : « Je suis un Français ! » « Un citoyen de l’Europe-Unie ». Le drapeau est bien tricolore (avec un machin au milieu que je ne distingue pas).
Il y a donc fort à parier que la fausse planche soit parfaitement française, et bien plus récente que des années 70. Savoir d’où elle sort et sa date réelle est un autre sujet, sur lequel je n’ai aucune compétence. Mais il paraît clair que dire qu’il s’agit d’une habitude, peu attestée faisant penser qu’il s’agit forcément des canadiens, alors que les éléments textuels indiquent clairement la France, à la rigueur l’Europe, est aller un rien vite en besogne.
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Pour en revenir à Mainmise, si Crumb publie dès 1967 en France en couverture du premier numéro d’Actuel (sa première publi française est même a priori antérieure), magazine qui publie un premier album en 1974 sous forme d’un hors-série, les deux albums des éditions Mainmise ont été publiés dans une édition européenne dans la foulée (aucune date n’est indiquée,). La première édition possède une couverture différente, tout en gardant le titre – pourtant peu porteur dans nos contrées – Les Comix de Mainmise.
J’aurai pensé l’édition pirate, car à part cette couverture, elle reprend sinon la préface et la traduction québécoise. Il existe peut-être des nuances que je ne peux pas chercher. Le volume 2 est lui absolument identique en apparence, le « adapté en québécois » est en couverture, tout comme un prix en dollar. Seule différence avec l’édition québécoise : comme sur le premier volume un éditeur est mentionné « Éditions des Egraz – Yverdon ». Yverdon est une ville Suisse francophone et nous pourrions avoir un étonnant objet en termes de circulation : publication pirate (ou non) d’un comix Étatsunien traduit en français québécois mais diffusé en Europe par un éditeur suisse. Bon, si ce qui est écrit sur la couverture est vrai, je n’en sais trop rien car je n’ai pas enquêté sur l’éditeur (une rapide recherche fait surtout ressortir les Crumb), et ça aurait pu être un mensonge pour brouiller les pistes, mais comme les deux volumes sont bien présents dans le catalogue de la bibliothèque nationale suisse avec une adresse (une boite postale) et une date (1973, ce qui en ferait donc le premier album de Crumb en Europe puisque celui d’Actuel paraît l’année suivante), cela laisse bien penser à quelque chose de déposé à peu près officiellement.
MAJ IMPORTANTE : Rolf Kesselring, éditeur suisse bien connu de pleins de choses étranges dont de la BD underground et la première revue de mangas en Europe, a créé sa librairie « La Marge » à Yverdon en 1970, il serait bien probable qu’il soit l’éditeur en question. Il a d’ailleurs publié un album de Crumb, Crumbland, sous son nom en 1975, toujours à Yverdon. (merci JC Menu pour l’info)
Merci à Placid, Jean-Christophe Menu et à mes informateurs rigoureux de la page « La bande dessinée québécoise », particulièrement Francis Hervieux et Richard Gendron.
En novembre 2022 je fais un point sur mes publications en début de troisième année de doctorat, alors que je me réinscris pour une 4e (et théoriquement dernière) année, voici le nouveau point ! J’écrivais en conclusion : « À suivre : d’autres recensions (pour le BBF et Communication…), des articles pour le Bulletin des bibliothèques de France, La Revue française d’histoire du livre, Comicalité, Voix Plurielles, Mémoires du livre, Archives des lettres canadiennes, Images du travail, Travail des images, Hermès et quelques autres projets, ainsi que deux directions de revues ». Le temps universitaire étant ce qu’il est, certains de ces articles ne sont toujours pas parus (voire écrit), mais la majorité oui, et par ailleurs d’autres se sont invités là !
En amorce toutefois, j’avais oublié dans ma dernière synthèse, une recension pour Textimages, revue d’étude du dialogue texte-image, qui a consacré un numéro à « Espaces et formes du texte dans la bande dessinée » sous la direction de Blanche Delaborde, Benoît Glaude et Pierre-Olivier Douphis. Je n’y avais pas écrit de long article, ce n’est pas vraiment mon champ, mais j’avais avec plaisir donné ma lecture de Presse et bande dessinée. Une aventure sans fin, ouvrage collectif dirigé par Alexier Lévrier et Guillaume Pinson aux Impressions nouvelles. Textimages n° 21 est paru au printemps 2022, désolé pour l’oubli et revenons donc au post-novembre.
Paru très peu de temps après mon point de l’an dernier, « Sylvie Rancourt, après Montréal » me permet d’étendre dans le Voix plurielles Vol. 19 n° 2 (novembre 2022) une communication donnée lors d’un chouette colloque sur la bande dessinée hors champ, en profitant d’un numéro sur le thème « Hors des centres : bande dessinée et comics au Canada » , dirigé par Chris Reyns-Chikuma et Jean Sébastien. J’y étudie le travail de Sylvie Rancourt, autrice intégrée au champ comme une originalité, avec un discours souvent répété sur la naïveté et son arrêt de la bande dessinée, ce alors qu’elle n’est ni complètement ignare de la bande dessinée (elle a indiqué en avoir toujours lu) et qu’elle a continué à produire des centaines de planches, mais après avoir quitté la capitale pour la campagne québécoise, où son travail était donc complètement inaperçu. Une relative invisibilité accentuée par son choix de faire dessiner ses récits par d’autres personnes, des personnes encore moins installée qu’elle dans le milieu et souvent très amateures. Il y a honnêtement encore beaucoup à écrire sur elle et ce travail je pense, mais ce papier premier une première étude de son travail post-2000 et je suis vraiment très content d’avoir pu le mener, d’autant que j’ai envisagé tout un doctorat sur Rancourt.
Images du travail, travail des images est une belle revue étudiant, comme son nom l’indique, la représentation picturale du travail, avec un angle en grande majorité sociologique. Leur n° 14, paru en février 2023, voit son dossier être entièrement consacré à la bande dessinée, sous la codirection de Jean-Paul Géhin, Françoise F. Laot et Pierre Nocérino. On y trouve notamment plusieurs contributions en partie en bande dessinée, ce qui est très stimulant, mais je n’avais ni le temps ni la compétence pour répondre sur cet axe. Il s’avère que la revue a aussi une section de textes courts, d’analyses brèves d’une image, potentiellement d’une planche, qui m’a permis de participer quand même avec ce commentaire d’une planche de La Petite Russie, une bande dessinée semi-biographique de Francis Desharnais sur une communauté autogérée du Québec.
Après avoir publié quelques recensions dans le Bulletin des bibliothèques de France, j’y ai publié le point d’étape « Fanzines et bibliothèques en France : une relation contradictoire », synthèse d’observations et enquêtes auprès des quelques rares fonds de bibliothèques territoriales accueillant des fanzines, et de leur politique pour la mise en valeur de ces fonds atypiques (souvent il n’y en a pas vraiment, mais parfois du désir !).
Le gros projet universitaire de cette année, hormis la rédaction de thèse débutée en juin, est sans nul doute la codirection de mon premier numéro de revue universitaire. C’est grâce à Philippe Rioux, qui m’a invité à faire ce travail avec lui, que j’ai eu la chance de pouvoir travailler sur le vol. 14 (n° 1) de Mémoires du livre/Studies in book culture consacré à « La bande dessinée vagabonde ». Pour le premier numéro que cette revue bilingue publiée par l’Université de Sherbrooke consacre à la bande dessinée, nous avons pris le parti des circulations, des transferts culturels et jeux d’adaptation et resémantisations. Les propositions ont été nombreuses et c’était proprement passionnant, même si le sujet permet sans nul doute de publier nombre d’autres articles. Pour ma part, je cosigne logiquement l’introduction avec Philippe, où nous détaillons un peu nos ambitions, mais ait aussi eu le plaisir de cosigner un autre texte, avec Noémie Sirat, à propos des Nombrils et de la place de leur québécité dans son parcours européen au sein du magazine Spirou. L’article se nomme « Vers les Nombrils universels » et constitue clairement un angle important de mon travail de recherche, annoncé dès le résumé de quelques paragraphes de ma thèse quand je me suis inscrit. Je suis très très heureux qu’il paraisse, tout comme tout le numéro, on trouve les articles cités en lien et tout le numéro en cliquant sur l’image ci-dessous :
Au rang des recensions je suis bien content du doublé au sein de la belle revue Communication, éditée par l’Université de Laval, mais au Québec, à laquelle j’avais forcément envie de contribuer. J’avais écrit ces textes il y a bien un an et il s’agissait de retour sur des ouvrages de Fan Studies, champ que j’ai vraiment envie d’explorer même si ce n’était pas l’urgence de la thèse. J’ai donc lu avec grand intérêt deux ouvrages sur le sujet : Les fans, Une approche sociologique, de Gabriel Segré (Presses universitaires Blaise Pascal, 2020), dans une collection que j’aimais tellement que j’ai finis par y écrire un livre entre-temps, et Les Fans. Publics actifs et engagés, de Mélanie Bourdaa (C&F Editions, 2021), qui s’impose comme la spécialiste française des études de fans et est pour sa part en sciences de l’information et de la communication.
Enfin, toujours dans les recensions, j’ai profité de cette rentrée pour publier ma première note de lecture sur le carnet biblio de La Brèche, association de chercheureuses sur la bande dessinée qui est chère à mon cœur, puisque j’ai été des cofondateur, puis membre de sa collégiale durant deux ans. Mais je n’avais encore rien publié sur le carnet, chose désormais faîte avec ce recueil d’entretien avec des éditeurs de bandes dessinées alternatives par Frédéric Hojlo.
Dans les choses à venir encore en 2023-24 donc, outre la thèse, mes premiers articles sur Comicalité (il était temps ! Mais a priori rien de moins que trois dans trois dossiers différents), et des propositions en cours chez Hermès, Belphégor, Meridian Critic, ¿ Interrogations ?… Avec plusieurs collaborations, ce qui me réjouit ! Des articles pour neuvième art, bien sûr, et pleins de projets, mais que je mets de côté pour la rédaction de thèse.
Mine de rien je suis dans la dernière année de ma thèse sur La bande dessinée québécoise et ses circulations dans et avec l’espace francophone européen. Il va falloir commencer à rédiger et soutenir vers mars ou avril. Comme dans le cadre d’autres travaux, travaillant sur un sujet en partie contemporain, je récolte une part d’information dans des entretiens, que je croise et avec lesquels je bâtis quelques idées. J’ai assez vite voulu interviewer Julie Delporte, incarnation pour moi de l’autrice québécoise avant même d’avoir la nationalité canadienne, exemple de ces circulations. Cela donne à l’entretien un thème évidemment assez éloigné de tout ce qu’on peut dire sur son œuvre brillante (voir par exemple cet entretien-là), mais qui aborde la question du sentiment d’appartenance à la BD québécoise, BD nationale sans passeport.
Tu nais en tant qu’autrice au Québec, les premiers fanzines datent de 2008, peux-tu un peu revenir sur ton parcours ? Quand arrives-tu ici ? Tu débutes d’abord par l’écriture sur la BD dans le cadre de tes études c’est ça ? C’était en 2005, j’étudiais en journalisme, j’aimais déjà beaucoup la bande dessinée alors en parallèle j’ai animé une émission sur la bande dessinée (Dans ta bulle ! sur Choq.fm) pendant de nombreuses années, et j’ai aussi écrit un peu sur la bande dessinée. Une fois diplômée en journalisme, je n’arrivais pas à trouver de médias où exercer cette profession dans des conditions qui me plaisaient, donc je suis revenue aux études, cette fois en cinéma. J’aimais beaucoup le cinéma, cependant l’objectif c’était d’abord d’écrire un mémoire sur la bande dessinée. À l’époque j’envisageais une carrière universitaire dans la recherche sur la bande dessinée, un peu comme toi, mais ce n’était pas un but précis non plus, je voulais surtout satisfaire ma curiosité et augmenter mes connaissances générales en art. C’est en parallèle de l’écriture de mon mémoire que je me suis mise moi-même à faire de la bande dessinée, pour essayer d’abord. Je ne m’attendais pas du tout à pouvoir en faire professionnellement !
La pratique du dessin était-elle déjà là malgré tout ? Je viens plutôt de l’écriture, quand j’étais petite je remplissais des cahiers avec des textes, je dessinais un peu mais pas énormément. Je n’étais pas un « génie » du dessin qui le pratiquait partout et tout le temps comme souvent les auteurs de BD le racontent. En fait, tous les arts m’intéressaient. On avait une petite caméra vidéo à la maison par exemple, et très vite je l’ai prise pour faire des choses. J’ai toujours été très interdisciplinaire mais plutôt douée avec le langage, je rêvais davantage d’être écrivaine que dessinatrice.
Tu apparais au milieu d’un bouillonnement créatif à Montréal, autour de la structure Colosse, est-ce que tu as suivi les cours de l’atelier de Jimmy Beaulieu ? À cette époque-là, il y avait toute une vague de nouveaux auteurs qui apparaissaient (Pascal Girard, Iris, etc.). J’ai suivi les cours de Jimmy Beaulieu à l’atelier du Cégep du Vieux Montréal, mais aussi ceux de David Turgeon quand il les a donnés pour remplacer Jimmy. J’ai écrit et dessiné Encore ça dans un des cours, et Jimmy a voulu en faire un Colosse, ce qui m’a rendue vraiment heureuse. J’en ai fait plusieurs autres mais là où ça a vraiment changé pour moi, c’est quand je suis allée un an à White River Junction, dans le Vermont. J’étais « fellow » au Center for Cartoon Studies, autrice invitée en résidence dans cette école de bande dessinée. La bourse ne donnait pas vraiment de quoi vivre mais j’avais accès gratuitement à l’école. Je pouvais assister aux cours mais aussi apporter un regard plus expérimental. Le but de cette résidence est vraiment de donner une chance à de jeunes auteurs je pense. J’ai eu de la chance d’en bénéficier tôt dans ma carrière, j’avais commencé mon Journal en ligne avant d’aller à l’école, puis j’y ai rencontré l’éditrice de Koyama Press (Annie Koyama) qui l’a publié en anglais par la suite. C’est là que j’ai vraiment développé ce travail au crayon de couleur. Mon dessin est constamment en changement, si le crayon est un peu ma marque de fabrique, dans Corps vivante il est devenu plus précis et réaliste qu’il ne l’était dans Journal. J’imagine que ça bougera encore dans mes prochains projets.
C’est comme une lente affirmation du fait que tu es dessinatrice. J’imagine que c’est aujourd’hui à peu près clair dans ta tête mais tu le remettais beaucoup en cause au début. Oui, mais je ne peux encore m’empêcher d’avoir un peu un syndrome de l’imposteur sur le côté graphique de mon travail, j’ai toujours tendance à croire que c’est mon écriture qui est vraiment intéressante. Bon, j’essaie de changer d’avis là-dessus, je prends de plus en plus confiance.
Bien que rédigé en français, Journalest donc d’abord publié au Canada anglophone. Je n’avais trouvé personne pour le publier en français, je pense que le fait que ce soit en couleur rendait ça vraiment très compliqué à l’époque, très peu d’éditeurs francophones pouvaient imprimer de la couleur au Québec, surtout pour le premier livre d’un auteur. D’ailleurs le premier éditeur en français [le livre a depuis été republié par Pow Pow], L’Agrume, n’était pas québécois. Pour mon second livre, Je vois des antennes partout, ça a d’ailleurs été la même chose, il est d’abord paru chez Drawn & Quaterly, un éditeur québécois, mais anglophone, avant que Pow Pow ne le publie.
Ha oui, je savais pour le premier, mais je ne savais pas que ça avait été le cas aussi pour celui-ci. C’est donc ton premier à paraître chez Pow Pow, qui va alors publier tous tes autres livres en première édition. J’ai l’impression qu’en France c’est vraiment avec Moi aussi, je voulais l’emporter – pourtant publié par un éditeur québécois contrairement au Journal – que tu apparais vraiment dans la presse, pour le public. En fait c’est pas mal vrai ici aussi, c’est ce livre-là qui a vraiment eu le plus d’échos.
Pour en venir au cœur de l’entretien, en terme « national », j’ai l’impression que tu es perçue comme une autrice québécoise, est-ce que tu le ressens comme ça aussi ? Il faudrait peut-être demander aux autres comment ils me perçoivent mais, en ce qui me concerne, mes éditeurs sont québécois, mes collègues de travail sont québécois – ou Français émigrés –, une grosse part de mon travail est autobiographique et se passe au Québec, je n’ai jamais créé en bande dessinée ailleurs qu’au Québec, sauf ponctuellement pour des résidences. Alors oui, je suis une autrice québécoise. Après, c’est l’histoire de l’immigration : est-ce que je peux me sentir 100 % québécoise ? J’ai toujours l’accent français… L’immigration des Français au Québec est une immigration ultra-privilégiée par rapport à d’autres parcours de vie. Les Québécois ont une histoire d’amour-haine avec les immigrants français. Je ne suis pas vraiment fière d’être une Française à Montréal, j’essaie de m’intégrer sans toutefois renier mes origines. Dans tous les cas, si on me considère comme une autrice québécoise, cela me rend fière. Du côté de la réception en France, je ne me rends pas compte si je suis perçue davantage comme québécoise ou française, je n’ai pas eu beaucoup d’entretiens en France, quand Moi aussi, je voulais l’emporter est sorti il n’y en avait pas assez de copies arrivées en Europe, c’était le début de la distribution européenne de Pow Pow…
Et du côté des médias québécois, est-ce que cela t’est renvoyé (le fait que tu es d’origine française) ? Pas trop. Je sais qu’à la radio ça peut être compliqué. J’ai des amis qui travaillent à Radio-Canada qui m’ont déjà dit qu’ils tâchent de limiter l’accent français en ondes, je ne sais pas si c’est vrai. Mais bon, ça ne me pèse pas en tous cas, dans le milieu personne ne me renvoie que je suis française, ou vraiment très rarement. Je ne suis pas la seule aussi il faut dire… Chez Pow Pow il y a Mirion Malle et moi. Qui d’autre ? En fait, je ne sais pas si on est tant.
Justement je pensais à elle, car c’est un pendant intéressant. Comme toi elle émigre, et le Québec imprègne son œuvre, dans le décor comme le vocabulaire, mais elle avait déjà une carrière en France avant. C’est un peu différent pour elle, car elle a plus d’éditeurs français que québécois. Je ne me rends pas compte si les lecteurs la considèrent comme québécoise ou française. On nous vous probablement comme des montréalaises ! Je me dis que c’est peut-être plus sur la réception en France que le fait que l’on soit des émigrées a une incidence : il y a une sorte d’imaginaire positif (peut-être parfois exotisant !) du Québec en France. Je sais qu’on est assez lues en Europe francophone et il y a plein de jeunes qui veulent émigrer, alors je me dis que ça joue peut-être sur notre rayonnement… Obom, qui est à moitié française mais y a peu vécu (seulement très jeune), a une carrière importante au Québec mais elle n’est quasiment pas lue en France : cela dit c’est sans doute une question de distribution de ses livres avant tout. Chez Pow Pow quelqu’un comme Sophie Bédard a un beau succès ici, mais je crois qu’elle est encore assez peu lue en France… Alors nos origines géographiques jouent peut-être pour accrocher le public français.
Dans ta bande dessinée, je trouve qu’on perçoit le Québec mais en même temps ça me semble assez simple pour le public français. Ça se fait assez naturellement, j’ai l’impression que je n’écris rien qu’un Québécois ou un Français ne pourrait pas comprendre, je peux mettre du vocabulaire québécois en tout cas. Il faudrait sans doute demander à Luc [Bossé, son éditeur] ce qu’il en pense. Mais on n’a jamais discuté de la manière dont j’écris… Je ne doute pas que j’ai des traces de français de France qui doivent m’échapper dans mes productions. Il y doit y avoir les deux sortes de Français qui s’y croisent : cela reflète sûrement ma façon de parler, après toutes ces années que j’ai passées à Montréal.
Là où la question de l’identité se ressent aussi, ça peut être tout bêtement administratif : le droit d’avoir un prix de la BD québécoise, de recevoir une bourse du gouvernement du Québec, etc. cela était-il conditionné à une nationalité, une durée de résidence ? Pour les prix c’est un débat interne aux prix j’imagine, mais pour les bourses du Québec et du Canada, dès que nous avons le statut de résident permanent nous y avons droit. Avoir la nationalité canadienne ou pas – moi je l’ai depuis plusieurs années – ne change rien. Une chose qui peut être intéressante peut-être, c’est la différence dans la manière dont on réussit à vivre de nos créations. Je suis vraiment une autrice qui a toujours vécu dans la création au Québec, dans un petit marché où même quand on vend assez bien, c’est quasiment impossible de vivre de la BD alternative, du coup on y vit principalement de bourses de création. J’ai l’impression que quelqu’un, avec une production publiée en France et une carrière qui y a débuté, vit bien plus de publications et de droits d’auteurs que de subventions… c’est peut-être là qu’est la différence la plus marquée à vrai dire.
Enregistré à Montréal le 30 août 2022, repris par courriel en juillet 2023.
Le sujet est peu étudié, y compris par moi qui ne fait que l’aborder de très loin dans mon livre, mais Pif Gadget a connu quelques versions étrangères. Je ne parle pas là d’exports, nombreux (j’évoque notamment le cas du Québec ici avec Sylvain Lemay), mais de transpositions du magazine dans d’autres pays (certes il y a eu quelques Pif Gadget spécifiquement québécois, mais c’est rare… et c’est dans l’article !).
Il s’agit par exemple de Pajtás magazin Pif en Hongrie, créé en 1978 et traduisant une bonne part de matériel français à côté de créations locales. Le journal a même existé en parallèle de l’import du magazine français, jusqu’en 1982. Ce journal est très mal documenté et je n’ai aucun lien avec la Hongrie, c’est un champ qui reste à explorer. Pif collection a fait de petits textes sur ces magazines, on les trouve dans le menu de gauche sous le titre « les versions étrangères » (étrangement je ne peux y faire de lien direct), on y découvre également une édition espagnole, de 1978 aussi, qui reprend carrément le graphisme du journal français.
Le forum des fans de Pif Gadget, dans un abondant et érudit sujet, a également trouvé une version danoise dès 1973. Yps, magazine allemand, est souvent évoqué, le journal ayant eu une grande longévité et du succès. C’est cependant un magazine préexistant qui s’est mis à accueillir largement les productions Vaillant, jusqu’à faire de Pif et Hercule les mascottes du titre, et pas une transposition directe. Cela étant, tous ces exemples montrent bien, quelle que soit la stratégie commerciale employée (traductions de bandes dessinées, export ou magazine directement transposé), qu’il y avait une vraie volonté de diffusion internationale du journal.
Si le sujet reste à étudier, une chose est certaine : dans les différents titres connus, aucun ne semblait être en anglais. La chose n’est pas forcément surprenante, en Grande-Bretagne les magazines européens comme la bande dessinée n’étaient pas si implantés, quand les États-Unis apparaissent comme des ennemis naturels du journal proche des communistes. Mais si le récit politique peut exister, diverses études ont bien montré que le service commercial de Vaillant n’était pas spécialement idéologue, et voici que des documents nous montrent qu’il a été question de manière très sérieuse que la Maison des Idées publie le journal aux USA.
Oui, vous m’avez bien lu, je parle de Marvel, éditeur de super-héros qu’il n’a pas hésité à mettre au service de la lutte contre l’URSS durant la Guerre froide (encore en cours à l’époque de ces échanges). C’est JL Mast, un des rares Français à dessiner pour Marvel mais aussi régulier exégète du comics, qui en a trouvé trace et m’a transmis les photographies qui suivent. Il dépouillait alors les archives de Stan Lee au American Heritage Center (Wyoming), afin de nourrir sa bande dessinée Fathers of Marvel Comics (que l’on peut suivre ici). Qu’il en soit mille fois remercié, tant ce petit trésor était inattendu.
Le total de documents représente six courriers. Ils indiquent que d’autres discussions ont eu lieu, au téléphone ou peut-être lors d’un festival. Il est notamment documenté qu’en 1972 une importante délégation de Pif Gadget, comprenant Hugo Pratt, André Chéret et Claude Compeyron, cadre du PCF et directeur des éditions Vaillant (puis Vaillant-Miroir Sprint) de 1970 à 1979, s’est rendue aux États-Unis. Pratt s’amuse dans son autobiographie en imaginant ce que ce dernier a du répondre au questionnaire d’entrée demandant si l’on est communiste… Je n’ai pas de certitude sur la présence de Limansky, responsable commercial, dans cette délégation mais ce serait probable. Dans mon article sur Pif au Québec on peut notamment voir que Limansky traverse l’Atlantique pour promouvoir le journal dans les mêmes années, montrant bien que c’était une pratique possible. Et il s’avère que les premiers échanges postaux sont datés de septembre 1973 donc peuvent correspondre à cette période.
Nos traces débutent par un courrier de Linda M. Reilly, une employée de Marvel (a priori du côté licencing). En le lisant, on comprend que Limansky a proposé à Marvel d’acheter les droits de Pif Gadget et de publier le journal pour le marché anglophone. Suite à cet échange, Linda M. Reilly écrit donc le 6 septembre à Limansky pour lui demander des exemplaires du journal, montrant bien que la discussion à dépassé la courtoisie.
Nous sautons ensuite au 24 septembre, il est fort probable que Limansky ait répondu à Mme Reilly mais nous n’en avons pas copie. Cette lettre est directement adressée à Stan Lee et reçoit une réponse quatre jours plus tard :
Limansky informe son possible partenaire qu’il prépare une version anglophone de Pif Gadget, visant les États-Unis et l’Angleterre. Sans l’évoquer, il pense sans doute au reste du Royaume et au Canada où il y a déjà une agressive politique en zone francophone. Il indique aussi d’une venue le 10 décembre à New York, et s’enquiert de sa présence et de celle de son équipe de confiance.
Stan Lee lui répond directement et rapidement, montrant que l’affaire est sérieuse. S’il réitère sa demande de matériel dans les mois qui viennent, il explique à Limansky qu’il tentera d’être au maximum disponible lors de sa venue afin de prendre le temps nécessaire pour leur projet, temps qu’il imagine important puisqu’il évoque « la semaine entière ». Lee veut aussi lui montrer les bureaux de Marvel et les méthodes de travail américaines, afin que le français comprenne bien le fonctionnement différent de l’industrie du comics. Plus anecdotiquement, il termine d’un mot chaleureux en français « With very best regards, mon cher ami…. ». L’affaire n’est pas conclue mais semble partir sur de bonnes bases. Et s’il y avait un doute un télégramme envoyé trois jours plus tard (la date est donné par JL Mast car je ne la vois pas sur le document) confirme l’intérêt de Lee :
Le scénariste, mais surtout président de Marvel comics international, écrit (je traduis rapidement) : « Cher André, ceci pour confirmer le fait que je suis extrêmement intéressé pour publier Pif et vos gadgets pour les marchés britanniques et états-uniens. Une lettre suivra avec plus de détails. » Notons que Lee a bien corrigé le marché Anglais indiqué par Limansky en Britannique, et quelques coquilles dans le nom de rue ou de ville (Sayette et Parisx, sans doute lié à la dictée).
Nous n’avons pas la réponse de Limansky, elle est de fait venue par téléphone, mais une autre copie de télégramme de Lee, peu lisible, est enregistrée dans les archives encore une fois trois jours plus tard (4 octobre) :
Le texte est peu lisible, c’est une copie, pâle, et en photo. le voici : « Just received your call. Please grand me a three month option effective immediately for Pif Gadget for Great Britian and United States most important and urgent best » (en réalité tout est en majuscule, mais c’est tout de même plus lisible ainsi). On le voit, Lee pose une option de trois mois, il est extrêmement intéressé et la chose est urgente. Par ailleurs, le rythme d’échange est effréné, on peut imaginer que Lee a reçu quelques exemplaires pour accélérer ainsi le rythme alors qu’il parlait encore quelques jours plus tôt de recevoir des choses en octobre ou novembre, pour en discuter en décembre.
On attend donc la suite avec grande impatience mais… rien. Cela ne veut bien sûr pas dire qu’aucun échange n’a eu lieu, téléphonique, ou même écrit, Limansky est peut-être même bien venu en décembre, mais aucune trace dans ce lot d’archives. C’est l’année suivante, le 5 avril 1974, bien loin de l’empressement initial, qu’on retrouve un courrier du responsable de Pif Gadget.
Dans ce courrier Limansky ne désespère pas et explique à Lee qu’il lui enverra bientôt des récits pouvant être « bons pour l’international », indiquant avoir suivi les conseils de Lee. Il y a assurément eu des allers-retours, sans doute certaines BDs ne paraissaient pas traduisibles pour Lee, mais nous n’en saurons, cette fois, vraiment pas plus. Si ce n’est qu’il n’y aura jamais de Pif en anglais sur les marchés imaginés.
Est-ce juste que les contenus étaient finalement trop européens pour Marvel ? Trop chers (sans doute pas) ? Peut-être le lien avec le PCF a-t-il fini par peser, mais Lee devait bien en avoir connaissance en octobre 1973 alors qu’il était emballé. Une hypothèse plus crédible se trouve également dans ces archives, qui m’a tout autant été soufflée par JL Mast (l’ai-je déjà remercié ? Il a aussi un site officiel), est celle de la crise pétrolière. Certes, elle avait déjà débuté en septembre 1973, mais son impact continue durant plusieurs années, notamment sur les matières premières et le papier (ce qui nous rappelle quelque chose…). Une lettre qui ne concerne pas Pif Gadget atteste en tous cas de cette problématique dans la période
Holli Resnicoff, assistant de l’éditeur, indique à un autre éditeur français, Opéra Mundi, que « l’extrême crise du papier aux USA » impose de reporter toutes nouvelles publications. Le courrier date du 18 avril, quelques jours après la relance de Limansky, on peut imaginer qu’il a eu une réponse ressemblante.
Il ne faut cependant pas totalement tirer un trait sur les liens Marvel/Pif Gadget, même s’il ne furent pas exactement ce qui était attendu. Des années plus tard, en 1990, le journal français lance Pif Super Géant, dans la foulée des poches et magazines dérivés, un rien calqué sur Super Picsou Géant. Cette publication comique, qui accueille les héros du journal, publie de temps à autre des hors-séries « Aventures ». Curieusement (enfin, sans doute parce que cela avait du succès), à côté de Loup Noir, Robin des bois ou Docteur Justice, Spiderman et Hulk apparaissent. J’aime particulièrement la quatrième de couverture de ce numéro de juillet 1991 qui accueille tout ce petit monde :
La présence de Hulk est uniquement liée à sa présence dans un épisode de l’homme-araignée, le journal lui donne tout de même la couverture. Au numéro suivant c’est Spidey. Une arrivée donc pour la collaboration Marvel/Pif Gadget, mais sans doute nettement moins aboutie qu’espérée par Limansky, et plus proche du chant du cygne : le journal met la clef sous la porte en décembre 1993, les super-héros n’auront pas suffi à le sauver.