J’aime beaucoup le travail d’Appollo, excellent scénariste dont les histoires se passent la plupart du temps dans l’océan Indien, notamment à La Réunion où il réside (un entretien a été réalisé pour Du9, je ne l’ai pas encore retranscrit et Du9 n’a pas re-ressuscité, à suivre). N’allez pas cependant en faire un auteur régionaliste, mais disons qu’il raconte des histoires inscrites dans l’Histoire et des territoires où elle est souvent absente des récits nationaux.
Début 2024 (un peu avant dans l’île) est sorti son nouveau titre avec Téhem : Vingt décembre, chroniques de l’abolition (Dargaud). L’album revient sur le processus selon lequel l’abolition de l’esclavage est proclamée, puis se met en place, à travers la figure d’Edmond Albius, esclave cafre rendu célèbre pour avoir découvert, enfant, comment féconder la vanille, trésor de la richesse de l’île. En parallèle de son itinéraire personnel, le lecteur croisera Sarda Garriga, méconnu dans l’Hexagone mais envoyé de La République pour appliquer l’abolition et gouverne l’île pendant deux ans, et deux dessinateurs : Antoine Roussin et Martial Potémont. Roussin dessine, peint et a importé les presses d’imprimerie dans l’île, important paysagiste de l’île, il travaille pendant quelque temps avec Potémont, artiste parisien au dessin plus fin, dont il va reproduire les dessins (et, a priori, parfois également s’approprier le travail).
Je veux écrire une chronique de Vingt décembre et revenir sur cet album ailleurs, de la même manière que je dois écrire (après ma thèse) quelques papiers sur Potémont et les débuts de la bande dessinée réunionnaise, suite à mon stage de sept semaines à la Bibliothèque départementale de La Réunion l’an dernier. Mais retenez que Potémont est un étonnant pionnier puisqu’il réalise lors de sa venue sur ce qui est alors encore l’île Bourbon, outre une série de gravures diverses et notamment de dessins d’actualités assez féroces, plusieurs planches de bande dessinée, qui semblent laisser penser qu’il a lu les travaux de Rodolphe Töpffer.
Les quelques pages qu’il publie en 1848 dans La Lanterne magique parlent de l’esclavage, jouent du décalage texte-images et osent parfois des conclusions audacieuses – on peut feuilleter ici plusieurs récits de Potémont et Roussin, « Triomphe du magnétisme » de Potémont est notamment frappant par l’explosion finale.
Bref, je reparlerai et de l’album, et de Potémont, disons que les deux sont liés. Téhem et Appollo offrent même d’intéressantes séquences où des cases de diverses planches de Potémont s’incrustent dans l’image en regard de celles du dessinateur contemporain :
Téhem et Appollo, Vingt décembre, page 70.
Dans cet album, soudain, un amusant échange retient mon attention. On y voit le jeune Albius rêver à sa vie d’homme libre après l’abolition. Il aurait un petit terrain et pourrait alors y exploiter la vanille. Et pour le cultiver :
id., page 24
Aussitôt m’est venu à l’esprit un des dessins d’actualité de Potémont que j’évoquais plus haut. L’hommage est direct et évident à qui connaît le dessin, donc passera globalement assez inaperçu. Il est intéressant de voir combien l’album mêle donc hommage directement explicite, avec extraits originaux à la clef, et références plus subtiles, avec un gag rescénarisé. Il y a peu de chance que ce soit particulièrement noté alors voici le dessin en question, titré « Les nouveaux Blancs » – surprenante, mais réelle expression utilisée pour désigner les noirs devenus libres. Le dessin est donc de Potémont, la lithographie réalisée par Antoine Roussin, l’image récupérée sur le site de l’Iconothèque de l’Océan indien qui pose des filigranes énervants et sans fondement (même si sur cette page il reste discret et que son « utilité » est encore plus absurde puisqu’on le voit à peine).
Martial Potémont, La Lanterne Magique n° 7, 1848.
Martial Potémont reste 10 ans à La Réunion (1847-1857), il y produit beaucoup de dessins puis rentre à Paris. Il y aura une relative notoriété avec des vues de la Capitale gravées à l’eau-forte. Il n’a a priori pas fait d’autres bandes dessinées qu’à La Réunion, et uniquement durant ses premières années. On redécouvre cependant régulièrement des dessins et planches inconnues, les tirages de l’époque sont très rares, donc peut-être y-a-t-il d’autres bandes dessinées cachées à découvrir (où à jamais perdues) dans la presse de l’île de la mi-XIXe…
Ce qui reste sans doute mon meilleur fanzine (en fait ce n’en est pas un selon ma définition, mais selon celle de Léa Murawiec si, mais ça c’est dans Définir le fanzine). Et tout en couleur s’il vous plaît. Il faudrait le réimprimer (enfin l’imprimer, il ne l’ai jamais été).
Il est intéressant d’y noter la forme : une couverture, des crédits, une reliure (agrafée) et surtout un numéro. IL n’y a pas (encore) de n° 2 toutefois. C’était une collaboration avec Gwendal Rannou au scénario, mon grand frère, Les éditions L’Égouttoir étaient déjà là.
J’évoque ce récit dans un article qui vient de paraître sur Comicalités, le lien vers lequel j’envoyais sur Facebook était mort, de fait ces réseaux ne sont pas très stable, cette adresse devrait l’être plus !
Le document est daté du dimanche 27 février 1994, j’avais alors à peine 5 ans, étant né le 20 février 1989, mon frère avait (et a toujours) deux ans de plus. Il n’est pas étonnant que nous ayons dessiné ça un dimanche, car comme le dit la chanson…
Ci-dessous les pages donc, et la retranscription des textes :
« C’est la panique chez les hommes les géants a blesser tout le monde »
« Pourquoi ils ont tous peur de nous » En bas, une bulle sur deux pages : « Moi je suis petit mais je suis cap d’écraser une maison »
« Normal parce’on est des géants » « Les gens meurent un par un car les docteurs sont blessés. »
« Bientôt les géants occupent l’univers » (avec quelques doutes d’orth)
« Planète Lune » « Super un extraterestre » « Arrête de crier ou je te pète la figure »
Monstre : « Ah ah je te rattrape sacripient » Légende : « Coupe de la fusée » Humain dans la fusée : « Je l’ai échaper belle il ne va pas venir me chercher » Texte off : « L’homme ses enfuit dans sa fusée mais le géant le rattrappe et l’ecrase (on dirait un tas de feraille) »
« Alors le monste est revenu sur terre voir c’est compagnon »
« Voila, voila, votre mousse » « Ce monstre qui a tué le dernière homme est devenu empereur de l’univers des monstres »
« Apporter moi ma mousse !!!!! »
*
Il y a des mystères dans ce récit, les personnages ne se reconnaissent pas toujours hyper bien, et cette histoire de mousse m’échappe. Après discussion avec mon frère et vu le dessin à base de bleu, le plus crédible nous semble que le monstre prend un bain et demande du produit pour faire du bain moussant, chose dont nous raffolions. C’est bien plus crédible que la bière à laquelle on peut penser avec « apportez moi ma mousse », car pour le coup l’alcool était plutôt absent chez nous (et ma foi, c’était pas mal).
Sur son blog, Thierry Groensteen, un théoricien avec un parcours lui donnant une place importante dans le milieu de la bande dessinée, fait un petit billet sur les fausses planches originales, à partir d’une fausse planche de Crumb mise aux enchères puis retirée. Au-delà de la réflexion générale, et de l’étonnement de voir que des experts ont pu valider la mise en vente d’une planche des 70’s de Crumb en français, ce qui est absolument délirant, il émet une hypothèse – plutôt affirmée – sur l’origine de la planche : « Selon toute apparence, ce faux aurait été fabriqué par les Canadiens qui, à une époque, avaient pour habitude de procéder ainsi quand ils “traduisaient” la production du maître de l’underground : ils la redessinaient purement et simplement ! »
L’objet du délit.
Bien que travaillant depuis des années sur la bande dessinée québécoise je n’avais jamais eu vent de cette habitude. Elle est peut-être réelle dans certains cas, mais paraît surprenante pour Crumb. La figure de l’unground est en effet publiée dans Mainmise, une revue contre-culturelle québécoise, genre d’Actuel qui tisse des liens avec l’underground états-unien comme européen, de manière certes fort amateure, mais assez officielle. Si des ajouts de dessins ont parfois lieux (je n’ai pas recomparé de pages mais le 26 août 2021 sur Facebook Jean-Christophe Menu écrivait en commentaire d’un de mes posts sur le groupe J’AI ! que les adaptations étaient aussi graphique : « genre rajouter une tête de mort Hell’s Angels dans le ciel ! ») la revue possédait une autorisation de republication, après avoir adhéré à un syndicate de la presse underground US, et n’avait pas vraiment de raison de tout redessiner au-delà de quelques petits gags ici où là. Une pratique qui est déjà une drôle d’idée, mais Maimise reste une revue contestataire qui ne respecte rien, c’est bien normal !
Pour en revenir à la planche, j’ai partagé rapidement l’information à des amis québécois spécialistes de la bande dessinée qui ont été très surpris de cette affirmation de Thierry Groensteen. De fait, aucun texte ou source reconnue n’indique cette « habitude » du recopiage de planche pour aller plus vite (qui, quand même, pose question).
Plus précisément, observer la planche incriminée confirme que cette affirmation est fausse, au moins dans ce cas. Les traductions de Mainmise sont extrêmement marquées dans le vocabulaire, la couverture du deuxième recueil de Crumb au Québec (1972 selon la BAnQ) affiche d’ailleurs fièrement « Adapté en québécois par Raymond Lavallée » – j’en profite pour remercier Placid d’avoir posté la photo de ces deux volumes, que j’utilise en couverture de cet article.
Et de fait, dans Mainmise le récit en question s’appelle « Blancmanche » (pour Whiteman en VO) et non « Blanchot », si les deux titres ont été redessinés il ne s’agit clairement pas des mêmes pages. Il y manque certains détails de bords de la fausse planche, qui pourraient être une simple question de maquette, et le dessin diffère un peu, on trouve aussi dans la fausse planche un sous-titre « Progressiv… ». Surtout, texte est aussi très différent : « “Visez-le !… … L’est au bord de la dépression…” » dit le début du récitatif quand sur la planche de Mainmise on peut lire « Pov’ Blancmanche est ben’ down’ », ce qui est quand même singulièrement différent.
Extrait des Comix de mainmise vol. 2 (version suisse, 1973.
Mais après tout, qui sait, il s’agit peut-être d’un faux québécois de Crumb tout autre ! Ce serait quand même une drôle d’idée quand on peut photocopier une version existante mais allons-y. Dans cette histoire, que la fausse planche propose en une grande version très tassée alors qu’elle est connue en anglais et dans l’édition Mainmise sur bien plus de pages, les cases 9 & 10 donnent des éléments assez clairs sur l’origine. Ce n’est pas le cas de toutes les pages de l’auteur, mais par un heureux hasard il s’avère que dans cette histoire le personnage fait soudain une déclaration de ferveur nationaliste. En effet, il s’exclame dans là VO « I’m american » puis « A citizen of the United States ! »
En pleine « Révolution tranquille », qui marque le réveil et l’affirmation du peuple québécois, le texte traduit par Lavallée en joue donc et transforme la déclaration en cohérence avec la scène locale : « Je suis un Québécois ! » « Un citoyen du Khanada ! ». Le fédéralisme états-unien est transposé à celui du Canada, de manière assez simple. Le drapeau prend le fleurdelysé québécois.
Et que nous dit la fausse planche ? La qualité n’est pas terrible, je n’ai pas mieux, mais la transposition est typiquement européenne : « Je suis un Français ! » « Un citoyen de l’Europe-Unie ». Le drapeau est bien tricolore (avec un machin au milieu que je ne distingue pas).
Il y a donc fort à parier que la fausse planche soit parfaitement française, et bien plus récente que des années 70. Savoir d’où elle sort et sa date réelle est un autre sujet, sur lequel je n’ai aucune compétence. Mais il paraît clair que dire qu’il s’agit d’une habitude, peu attestée faisant penser qu’il s’agit forcément des canadiens, alors que les éléments textuels indiquent clairement la France, à la rigueur l’Europe, est aller un rien vite en besogne.
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Les deux versions Suisses des versions Québécoises, 1973.
Pour en revenir à Mainmise, si Crumb publie dès 1967 en France en couverture du premier numéro d’Actuel (sa première publi française est même a priori antérieure), magazine qui publie un premier album en 1974 sous forme d’un hors-série, les deux albums des éditions Mainmise ont été publiés dans une édition européenne dans la foulée (aucune date n’est indiquée,). La première édition possède une couverture différente, tout en gardant le titre – pourtant peu porteur dans nos contrées – Les Comix de Mainmise.
J’aurai pensé l’édition pirate, car à part cette couverture, elle reprend sinon la préface et la traduction québécoise. Il existe peut-être des nuances que je ne peux pas chercher. Le volume 2 est lui absolument identique en apparence, le « adapté en québécois » est en couverture, tout comme un prix en dollar. Seule différence avec l’édition québécoise : comme sur le premier volume un éditeur est mentionné « Éditions des Egraz – Yverdon ». Yverdon est une ville Suisse francophone et nous pourrions avoir un étonnant objet en termes de circulation : publication pirate (ou non) d’un comix Étatsunien traduit en français québécois mais diffusé en Europe par un éditeur suisse. Bon, si ce qui est écrit sur la couverture est vrai, je n’en sais trop rien car je n’ai pas enquêté sur l’éditeur (une rapide recherche fait surtout ressortir les Crumb), et ça aurait pu être un mensonge pour brouiller les pistes, mais comme les deux volumes sont bien présents dans le catalogue de la bibliothèque nationale suisse avec une adresse (une boite postale) et une date (1973, ce qui en ferait donc le premier album de Crumb en Europe puisque celui d’Actuel paraît l’année suivante), cela laisse bien penser à quelque chose de déposé à peu près officiellement.
MAJ IMPORTANTE : Rolf Kesselring, éditeur suisse bien connu de pleins de choses étranges dont de la BD underground et la première revue de mangas en Europe, a créé sa librairie « La Marge » à Yverdon en 1970, il serait bien probable qu’il soit l’éditeur en question. Il a d’ailleurs publié un album de Crumb, Crumbland, sous son nom en 1975, toujours à Yverdon. (merci JC Menu pour l’info)
Merci à Placid, Jean-Christophe Menu et à mes informateurs rigoureux de la page « La bande dessinée québécoise », particulièrement Francis Hervieux et Richard Gendron.
Après la rencontre avec Julie Delporte, deuxième volet des comptes-rendus de rencontres québécoises au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême ! Il s’agit encore d’une autrice de chez Pow pow, mais qui venait alors de sortir son premier livre.
Couverture du premier album d’Éloïse Marseille (Pow pow, 2023)
Dans la pow
Entre 12h et 13h le vendredi 27 janvier 2023, à la suite de la très poétique et militante rencontre avec Julie Delporte, et toujours dans ce petit espace décloisonné du Nouveau Monde, les festivalier.ère.s d’Angoulême ont eu l’heureuse opportunité de rencontrer Eloïse Marseille, jeune autrice québécoise, illustratrice, peintre murale et tatoueuse.
La jeune artiste, aux média multi-matières, venait + particulièrement parler, dans le cadre de cette rencontre avec Sophie Gindensperger, de sa 1ère bande dessinée, récemment parue, Confessions d’une femme normale (Pow Pow, 2022). Tissant elle aussi le fil de l’autobiographie, à sa manière propre, pleine de clarté et de jovialité, l’œuvre raconte une relation au corps, cisaillé entre les filets d’une honte liée à la sexualité, et ce que ce tabou crée de solitude en nous plaçant dans un rapport conflictuel à la normalité.
Sophie Gindensperger, qui animait la rencontre, a dans un premier temps proposé à l’autrice de se concentrer sur les objectifs intimes de ses Confessions, qu’elle a interprétées comme une mise à nu de son cheminement amoureux trébuchant. Le concédant volontiers, Eloïse Marseille a alors défini son œuvre comme une expérience d’écriture thérapeutique et libératrice, qui l’aide, – ce qu’elle espère aussi pour son lectorat -, à se construire et se reconstruire affectivement. L’artiste a en effet évoqué à cette occasion les relectures qu’elles avaient faites de ses journaux intimes écrits durant son adolescence et la compassion qu’elle avait alors éprouvée pour son moi passé, émotion qui a nourri chez elle un désir de partager un vécu qui a pu être pesant, et quelquefois aussi, embarrassant, avec quelques expériences sexuelles cocasses.
Cette observation a amené l’autrice à réfléchir à l’inexistence de son éducation sexuelle, qui a fait qu’elle a découvert son sexe à 22 ans. Sans mots usuels pour exprimer, toute jeune fille, ces papillons dans le poupou qui s’éveillaient soudainement en elle, – image que je trouve d’un imaginaire merveilleux et que l’autrice lit comme la preuve de l’absence de cette éducation -, Éloïse Marseille a révélé qu’elle avait alors très tôt accordé au dessin une fonction masturbatoire – fonction aussi précisément, j’ai alors pensé, de langage. L’artiste a par ailleurs regretté qu’en raison de cette absence de transmission des mots, ces apprentissages sexuels si essentiels soient finalement pris en charge par la pornographie mainstream, qui en déplace les réalités plurielles et les enjeux. Expression dont les images gâchent beaucoup la relation d’un individu à sa propre sexualité, cette instance éducative improvisée expose en effet une représentation très violente de la sexualité, à l’inverse d’une pornographie féministe, mais d’une réception + confidentielle et le fait de petites boîtes de production avec une caisse de résonance à portée limitée. L’autrice est alors revenue sur les injonctions qui avaient pesé sur son regard de jeune femme et ce désir, très fort, mais qui lui venait donc d’ailleurs, d’être par exemple vue comme formant un couple avec son compagnon. Aussi ce regard décentré a-t-il donc dû être déplacé et délégitimé pour permettre l’avènement d’un regard + libre et serein sur ces questions, et qui est un processus toujours en cours.
Idem, page 24
Ce regard nouveau, à la fois tendre et qui proteste, a amené l’animatrice à aborder conjointement la question des étapes de la création et celle de la réception de l’œuvre, devant ce geste de dénuement lucide et souriant qui s’y exprime. D’abord, Éloïse Marseille a précisé que le 1er ton recherché pendant l’écriture avait été celui de la légèreté, mais que le livre avait finalement pris une autre tournure. Ce moment de la rencontre dit bien pour moi l’énergie intrinsèque des textes, qui est telle qu’ils échappent quelquefois à leurs auteurices en elleux-mêmes, comme pour vivre de leur vie autonome – témoignage délicat aussi à mes yeux, dans le cas de l’écriture autobiographique, d’une progression toujours en cours du moi qui s’écrit. Cette vibration de ce moi qui s’écrit et qui change en s’écrivant se lit aussi dans la construction de ces Confessions, que l’autrice perçoit comme décousue, car elle n’en avait de fait pas du tout prévu la densité. Éloïse Marseille s’est par ailleurs émue de la réception de son œuvre par des hommes : plusieurs lui disent en effet se sentir beaucoup vus dans ses Confessions, ce qui m’a laissée à la fois curieuse et songeuse, surtout après que l’artiste a reconnu qu’elle avait beaucoup de mal à dessiner les garçons, sa théorie étant qu’une intimité quotidienne avec le corps est nécessaire pour savoir dessiner celui-ci. Ainsi donc d’après l’artiste invitée, on dessine mieux les filles quand on est une fille et les garçons quand on est un garçon. Le regard le + émouvant pour moi reste cependant celui de sa mère : Éloïse Marseille était persuadée que celle-ci n’allait pas aimer son livre mais apprendra à la salle que sa mère a en fait été une lectrice enjouée et compatissante et qui a, à l’occasion de la lecture des Confessions de sa fille, pris conscience de tout ce qu’elle ne lui avait pas appris et qui retient de cette œuvre qu’elle aurait aimé être + présente – témoignage là aussi sensible à mes yeux de ce que l’écriture peut permettre de rétablissement de liens que l’on pensait, sinon rompus, du moins, et sans vraiment de bruit pour en appréhender les cassures, ébréchés.
En l’occurrence, demandera en conclusion Sophie Gindensperger, de qui vient ce goût de l’exploration de la sexualité féminine et comment l’autrice invitée tisse-t-elle des liens entre ses.ces univers artistiques ? Place-t-elle par exemple son œuvre sous le patronage de la maîtresse de cérémonie de cette 50e édition du festival, Julie Doucet ? Si elle partage cet entrain dans la découverte d’une intimité féminine et aussi dans la pluralité des approches artistiques, Éloïse Marseille ne pense pas s’inscrire dans le sillage de l’autrice, dont elle ne découvre l’œuvre que depuis peu, et ne pense pas + largement s’inscrire dans une lignée, même si elle reconnaît que cette incapacité à se situer vient sans doute du syndrome de l’imposteur, particulièrement développé chez les autrices. Toutefois, elle reconnaît après réflexion certains modèles inspirants, telles que Cathon, également publiée chez Pow Pow – d’après elle éditeur qui fait vraiment confiance à ses autrices dans leur développement d’une parole singulière -, et Mirion Malle, avec en particulier C’est comme ça que je disparais (La ville brûle, 2020), qui résonne avec une autre très belle rencontre du festival, consacrée à l’enveloppe corporelle dans la bande dessinée féminine. Éloïse Marseille s’est dit aussi pour terminer très impressionnée par les œuvres de Brecht Evens, et + spécialement par son travail de manipulation de l’espace, qui est pour elle un sujet familier, notamment, j’ai pensé, en tant que peintre murale et tatoueuse, approches qui offrent nécessairement des étendues de création très différentes. Éloïse Marseille apprendra d’ailleurs à la salle qu’avec un trait particulièrement graphique et aussi beaucoup d’humour, elle s’essaie à inclure la bande dessinée dans sa pratique du tatouage et ainsi à assurer une continuité entre ces différents espaces de création : une poétique, finalement, d’un peau à peau, qui enseigne et permet une intimité étroite entre les arts, mais qui donne aussi par là même un nouvel espace, et donc apprend, à sa manière, la liberté.
Dans le cadre de ma formation d’élève conservateur territorial des bibliothèques à l’Institut national des études territoriales, nous avons un cours obligatoire de « Valeurs de la République » et devons produire un document sur une valeur parmi toute une liste. Nous avons ainsi décidé de nous pencher sur l’exemplarité et de produire une « charte de l’anti-exemplarité » qui ne quittera sans doute jamais quelques tréfonds de la formation interne des grands écoles (c’est un tronc commun inter-école). Alors pour la mémoire qui n’en mérite pas tant, mes trois dessins illustrant trois de ces exemples de « non exemplarité ».
« Toujours arriver en retard »
« Ne surtout pas donner une info claire »
« Juger les lectures des usagers » (histoire d’avoir un point un peu métier)
Guy Delisle a toujours publié de la fiction : ses premières planches publiées au Québec en étaient, comme celles publiées en France à partir de 1995 (d’abord dans le fanzine réunionnais Le Cri du Margouillat, quelques mois après dans Lapin, revue de l’Association), et ses premiers albums : Réflexions (1996), Aline et les autres (1999), etc. La prépublication de Shenzen commence dans le Lapin n° 20 en juillet 1998, le recueil paraissant en 2000 et lançant la carrière d’autobiographe de Delisle. Pyongyang, journal de Corée du Nord (2003), est un des grands succès de l’Association, et quand Delisle passe chez Delcourt avec Chroniques Birmanes (2007) puis Chroniques de Jérusalem (2011), il obtient carrément le Fauve d’or d’Angoulême. Chez le même éditeur paraissent les quatre volumes du Guide du mauvais père (2013-2018), qui se veulent plus un ensemble de gags sur la parentalité, puis dernièrement Chroniques de jeunesse (2021), récit d’un job d »été dans une iconique usine à papier de Québec durant trois ans. Il s’y représente toujours sous ce visage simple et reconnaissable :
Extrait du Guide du Mauvais Père T1, Delcourt, 2013.
L’œuvre autobiographique marque la réception du travail de Delisle. Il n’a pourtant jamais abandonné les albums n’appartenant pas à ce champ : Inspecteur Moroni (Dargaud, 3 tomes, 2001-2004), Comment ne rien faire (La Pastèque, 2002, où l’on retrouve toutefois un alter ego pouvant évoque l’autofiction), Louis (Delcourt, 2 tomes, 2005-2008), adaptation de Jean Echenoz avec Ici ou ailleurs (L’Association, 2019), etc. L’annonce de sa participation au projet Donjon, série de fantasy tentaculaire scénarisée par Joann Sfar et Lewis Trondheim, a cependant surpris, pas tant pour l’aspect fictionnel que pour le récit de genre et l’aspect animalier. Pour le reste, Delisle est complètement issu du même monde éditorial que Sfar et Trondheim, par ailleurs son éditeur chez Delcourt, donc la collaboration n’est pas étonnante. J’ai lu cet album avec un réel plaisir. Globalement j’aime bien Donjon, mais dans la masse il y a quand même de l’anecdotique, ici j’ai trouvé le scénario vraiment intéressant, avec un attachant personnage d’apprenti juriste devenue porte-parole des morts de la Nécropole des pauvres, menacée de destruction par les bourgeois…
Si je voulais développer mon avis sur l’album, je pourrais toutefois le faire sous la forme d’une classique chronique pour un des divers sites auquel je contribue. Ce qui m’a intrigué dans cet album et que je voulais développer ici est ce court passage, à l’intersection des pages 23-24 (pour les folios de l’album, sur la numérotation stricte des planches il s’agit des 21-22).
Le récit sera globalement incompréhensible à qui n’a pas lu l’album, mais on ne peut que reconnaître les traits de l’auteur, légèrement transformés par l’aspect animalier, dans le malheureux signataire. Le moins que l’on puisse dire est qu’il se dessine en fâcheuse posture ! Un amusant clin d’œil, au gré d’un personnage secondaire, permettant de faire du lien inter-œuvres pour les aficionados.
Si la boutade est sans nul doute l’argument principal, on ne peut que noter un deuxième étage à cette scène. Le personnage, sans nom, est ici tué par Guillaume de la Cour. Ce poulet fort peu sympathique est, lui, un personnage récurrent du multivers de Donjon (période Zénith). Ce juriste joyeusement escroc, expert en contrats aux micro-détails douteux et porteur de l’épée du destin, est particulièrement remarquable pour son manque d’éthique, son antipathie évidente et… son patronyme évoquant de manière à peine masquée l’éditeur de la série, Guy Delcourt.
Bien sûr, le personnage existant depuis des années sans encombre, il s’agit plus d’un clin d’œil boutade de Sfar et Trondheim au cursus de leur éditeur, venu d’école de commerce (même s’il a débuté dans les fanzines) et apportant une vision très marketée à l’édition franco-belge. Le croiser ici ne déroge pas à la règle habituelle. Il reste que le fait que Delisle ait choisi de donner ses traits à ce personnage décapité par la représentation, même connivente, de son éditeur, ne peut que faire fantasmer sur l’état de leurs relations…
PS : En écrivant cet article, je découvre qu’il existe un auteur de bande dessinée, entré en activité bien après la création du personnage, qui porte le même nom (écrit légèrement différemment). Cela étant, au regard de ses planches, je doute qu’il ne dessine un jour un Donjon consacré au vil poulet, ce qui aurait été amusant.
Merci à Séverine Marque qui m’a scanné les pages de l’album, que je n’avais plus sous la main !
Natacha est une série importante de la deuxième génération d’après-guerre de Spirou. Alors que Franquin et Peyo s’affirment comme les incontestables têtes de gondoles du magazine (Will a moins d’hérédité et Morris migre chez Dargaud en 1968), les rédacteurs en chef tentent de renouveler les personnages, tout en créant régulièrement des épigones graphiques de deux stars suscités. Gos et Walthéry sont de ceux-là, les deux viennent d’ailleurs du Studio Peyo – c’est sensible chez Gos dont les Galaxiens sont clairement des sortes de Schtroumpfs verts (mais pas verts Schtroumpfs !), moins chez Walthéry qui développe un dessin plus réaliste. Il faut dire que celui qui est un des plus jeunes assistants des studios Peyo, il y entre à 17 ans, travaille principalement sur Benoît Brisefer et Jacky et Célestin. Ces deux séries de Peyo, plus mineures que les Schtroumpfs, sont par ailleurs toutes les deux contemporaines et régulièrement urbaines, loin du moyen-âge fantastique des lutins bleus. Si les humains restent proches au début du style développé par Peyo, Walthéry s’en détache largement au fil du temps.
Après avoir réalisé ensemble Tonton Placide, épisode de Benoît Brisefer que je chéris pour l’avoir lu et relu enfin dans une version poche dénaturant complètement la mise en page, Walthéry et Gos créent donc Natacha, un personnage féminin d’hôtesse de l’air sexy et prompte à se jeter dans la bagarre et l’aventure – une révolution dans Spirou où les femmes se devaient d’être mères au foyer si elles étaient belles. Si des critiques saluent Natacha pour son aspect féministe, et qu’elle a sans doute eu un rôle dans l’identification des jeunes filles (même si empiriquement on m’a plus cité Yoko Tsuno, de Leloup), cela reste une bande dessinée où les blagues grasses sont régulières et Natacha semble bien souvent être d’abord apprécié des lecteurs pour son corps. En témoignent les nombreuses dédicaces de Natacha dénudée qu’on retrouve en ligne : le site bédédicaces consacre même une section de sa page sur l’auteur à « Natacha la coquine ».
Exemple typique d’une dédicace Natacha trouvée sur le site ci-dessous
Natacha reste une série intéressante, notamment par la manière dont Walthéry s’est ouvert à de très nombreux scénaristes, après Gos il a ainsi vu son héroïne vivre des aventures sous la plume de grands noms comme Maurice Tillieux, Marc Wasterlain, Raoul Cauvin ou même Peyo, dont l’album La Mer de rochers sort en 2004, douze ans après sa mort. Walthéry est en effet connu pour ses retards homériques et accumuler de nombreux scénarios dans ses tiroirs. À ce titre je trouve intéressant qu’à côté de ces grands noms de la francobelgie, ainsi que d’autres auteurs moins réputés mais bien présents dans Spirou comme Mittéï, certains albums soient signés par des inconnus du neuvième art : son camarade de service militaire Étienne Borgers, auteur de nouvelles de SF à ses heures perdues, ou Guy d’Artet, un médecin et lecteur fan qui lui propose un jour un scénario, adapté en album des années plus tard. J’aime beaucoup ce côté très ouvert et foutraque de la série, dont le ton change tout en restant cohérent au fil des scénaristes et albums (qui vont du très chouette aux parfaitement dispensables).
Ce qui m’intéresse ici est toutefois cette question du public, le même qui veut des Natacha dénudées en dédicace. Ce public qui, comme Guy d’Artet dans ce qui est une des rares biographies à circuler (sans doute extraite du dossier de presse de l’éditeur lors de la sortie de l’album) est « secrètement épris » de l’hôtesse. Je connaissais bien cet aspect de l’intérêt du lectorat pour Natacha, il reste que c’est une série jeunesse, paraissant encore dans Spirou quand j’étais enfant et même bien plus tard (L’Épervier bleu y a été prépublié en 2014), avec quelques pauses liées à des questions d’éditeurs que je n’ai pas creusés – à partir de 1989 la série passe de Dupuis à Marsu production et ne revient dans Spirou qu’en 1996. De fait, rien dans la série ne choque spécialement en termes de violence ou de sexe, mais est-elle vraiment lue par des enfants ? On peut en douter, et c’est ce qu’a semblé affirmer l’édition de 1998 du premier tome sur laquelle je suis tombé dernièrement.
L’album en question
De prime abord, rien ne semble particulièrement notable, la couverture est quasiment identique aux 9 éditions précédentes : bédéthèque nous apprend que l’écusson est apparu en 1988 à la 8e édition de l’album, je distingue la date réelle au fait que la quatrième de couverture annonce la sortie prochaine du 18e volume. Cette information, évidente pour identifier une période de parution, n’est cependant pas la première que j’ai observée et qui m’a crié « ceci est une édition relativement récente ! ». Plus encore, ce sont les pages de garde qui m’ont étonné et surpris :
Gardes de l’édition de 1998
J’ignore si ces gardes apparaissent avec cette édition ou avant, elles viennent en tous cas après le changement d’éditeur de la série pour les nouveaux tomes, mais dans le cas présent après le retour dans Spirou, et donc dans l’affirmation d’une cible relativement jeune – ce même si le lectorat de Spirou lui-même est connu pour mixer des enfants et des nostalgiques, ce qui porte toute la complexité d’une revue historique pensée pour la jeunesse mais devant continuer de plaire à un lectorat adulte voulant lire sa revue d’antan. Quoiqu’il en soit, il semble que pour les albums l’éditeur ait tranché : le public enfant n’est plus celui qui est visé. Par ces gardes il semble dire que oui, la majorité des lecteurs sont des hommes, sans doute cinquantenaires qui, eux aussi, étaient « secrètement épris » de l’hôtesse. L’éditeur le sait, mais ne peut l’affirmer plus loin, c’est pourtant bien ces lecteurs sa cible, et ces gardes sont comme un curieux aveu, d’un secret de polichinelle sur la réalité des enfants intéressés par cette vieille série franco-belge. Un bel exemple de paratexte éditorial qui clarifie sans un mot les intentions.
EDIT (jour même) : Ainsi que me l’a signalé Laurent Boutin sur Facebook, les évolutions de la couverture vont aussi en ce sens : les lèvres deviennent plus pulpeuse, le décolleté plonge, pas vraiment subtil et, en même temps, je n’y avais pas fait attention.
* **
On notera qu’il existe un certain nombre d’albums jouant des charmes de Natacha, mais publiés par des petits éditeurs (voir ici, ici ou ici), mais jamais l’éditeur officiel n’a franchi ce Rubicon.
Autre curiosité étonnamment signifiante trouvée lors des recherches pour ce petit article, il existe une édition de ce tome 1 dite « au téton », un téton étant apparu sur le chemisier. J’ai du mal à comprendre ce qui était une réimpression a pu donner lieu à cela, la maquette était identique, les fichiers avaient ils été perdus ? Le téton a-t-il été rajouté par un imprimeur ou « non effacé » ? Mystère, je n’ai pas creusé, mais on trouve ici où là de cette édition vendue sur des sites parlant « d’édition dite au téton ». Je ne sais quoi conclure de tout ça mais ça me semble assez conforme à ce que j’évoquais – même si ici cela ressemble plus à une erreur de l’éditeur.
Enfin, si vous voulez connaître un peu Walthéry (qui est quand même un témoin très intéressant de cette francobelgie, au-delà de cette manie de dessiner son héroïne nue), un numéro de La Crypte tonique lui est consacré, avec un entretien dessiné par l’ami Jean Bourguignon, c’est assez chouette je trouve.
La Crypte tonique n°6, novembre 2012 (couv de Franquin)
Dans ma bibliothèque d’enfant était un merveilleux livre d’Hanx Traxler, Voyage au bout de l’éponge. Cet auteur est assez culte dans la littérature jeunesse, et il me semble que ce livre particulièrement, même s’il a longtemps été épuisé. L’édition Folio Benjamin, publiée en 1980, n’était plus rééditée depuis au moins dix ans quand Le Chineur, petit éditeur au catalogue pluriel et atypique, a décidé de le rééditer en 2015, avec une nouvelle traduction, réalisée par Jessica Blandin et Abel Ségrétin, qui est aussi l’éditeur .
Né en 1929, Traxler est grand auteur pour la jeunesse et dessinateur satirique, on lui doit notamment la fondation de deux importants journaux de caricature allemands : Pardon (1962-1982) et Titanic, créé en 1979 et qui paraît encore. En Français, son œuvre est relativement peu disponible. Deux ans après le Voyage, Folio Benjamin a aussi publié Cinq chiens gagnent un million, un livre au titre attrayant dont j’ignorais l’existence avant de me lancer dans ce petit texte. Surtout, l’éditeur suisse francophone La Joie de lire (qui publie notamment le merveilleux Øyvind Torseter), ont lancé depuis 2009 une série de publications d’albums jeunesse. Là aussi je l’ignorai, là aussi les titres sont réjouissants et l’ensemble a l’air très beau, il ne fait guère de doute que j’irai y voir bientôt. L’ensemble est présenté ici, mais pour le plaisir en voici la liste des titres : Le Garçon qui voulait être une marmotte (2009), Le Chat qui n’arrêtait pas de grandir (2016), Sophie et le cor des Alpes (2017), Viens, Émile, on rentre à la maison ! (2018) et L’Éléphant qui voulait rester petit (2019). Ajoutons-y Sombre nuit, écrit par Nelly Singeret et publié dès 1997, mais manifestement épuisé.
L’autre Traxler traduit en français, en 1982, avant une absence comme auteur complet pendant presque 30 ans !
Voyage au bout de l’éponge fait penser à une comptine, et se déroule de page en page, en sautant de sonorités en actions inattendues. Le résumer n’a pas un grand intérêt, mais pour faire court : un homme trouve une éponge, elle se vide d’eau et inonde le monde, il fuit donc, navigue, s’envole, etc. Le récit est pourtant assez construit, et je me souviens qu’enfant il me semblait tout à fait logique, alors que l’on passe bien d’étranges choses en étranges choses. Le dessin, assez simple et aux douces hachures, entraine dans un imaginaire bondissant avec beaucoup de délicatesse. Pour ajouter à l’émotion, le relisant des années plus tard, j’apprends dans la biographie de l’auteur qu’il a réalisé ce livre dans un château écossais où il s’était retiré pour mourir, après un diagnostic implacable lui laissant quelque mois à vivre. Cela explique sans doute la puissante légèreté du tout, livre-testament qui ne se veut pas leçon de vie mais secoue des choses sans trop le donner à voir. Cette solennité habite l’ouvrage, mais amuse aussi puisqu’à désormais 93 ans, Traxler est toujours vivant.
Au-delà de cette déclaration d’amour sincère à un ouvrage qui, je le constate dès que je l’évoque, a beaucoup marqué ses lecteurs, je m’arrête ici sur une curiosité de l’ouvrage. Lisant la réédition du Chineur j’arrive donc à une suite de pages où notre bonhomme cravaté entre dans une maison par une lucarne et tombe sur une énorme souris et la tue – je me souviens d’ailleurs avoir, petit, été à la fois effrayé par cette énorme bête et attristé de cette mort violente alors qu’elle ne semblait pas dangereuse. Mais en lisant les pages, mon sourcil monte. Les voici :
Cette histoire de papier me perturbe, ça ne me dit rien, même si cela fait sens avec la page qui suit la séquence, où l’homme crée un bateau en papier journal pour prendre la mer. Le reste du livre, toujours délicieux, est conforme à mes souvenirs même si la traduction diffère forcément par endroits. C’est la joie des traductions. Mais tout de même, je m’interroge et consulte donc la version Gallimard de 1980, traduite par Patrick Jusserand :
Merci à Guillaume Bla qui a confirmé mon souvenir, et à Manu @UniMerci pour les scans de l’éditions Folio !
Et bien c’est en effet très différent. Je ne suis pas forcément surpris, à trente ans d’intervalle il y a forcément des différences dans les traductions, on ne parle plus pareil, des subtilités parfois oubliées (notamment dans la littérature jeunesse), ou aseptisées, peuvent être réhabilitées. Ici le sens change quand même fortement et, pour le coup, la nouvelle version est moins brutale. Non seulement un lien logique se créée entre les séquences, le bateau est donc fait avec le corps de cette souris, mais en plus elle n’a pas été tué brutalement puisqu’elle est de papier, ni gratuitement puisque cette mort qui n’en est pas une a une utilité. Par contre, trouver « une souris de papier » géante dans un grenier, je trouve ça bizarre (chose que l’on peut questionner dans n livre où tout est relativement absurde).
Puisque je ne parle pas allemand et n’ai croisé personne avec la VO en capacité de m’éclairer, et que j’avais les coordonnés de l’éditeur à qui j’avais pu dire ma joie de cette réédition, je lui ai donc directement demandé. Chose amusante, il en a été lui-même surpris, et est retourné à la source, où il n’a trouvé aucune souris de papier. Il se souvient, dans le binôme de traduction, avoir fait ce choix et imagine avoir trouvé cela plus fluide. En se laissant porter parfois on dépasse sa pensée sans doute, il l’a reconnu sans mal mais en était surpris lui-même, ce qui est assez beau sur la capacité à une création de dépasser ceux qui la font. Ici, cela donne une éponge un rien sur-traduite, que l’on se réjouit tout de même de pouvoir à nouveau presser indéfiniment.
Voyage au bout de l’éponge, de Hans Traxler Es war einmal ein Mann Traduit par Jessica Blandin et Abel Ségrétin Éditions Le Chineur, 2015, 13.50 € 9782954986722
PS : si quelqu’un a les pages en question en allemand, pour moi ça ne sera pas plus clair, mais ça pourra faire une intéressante conclusion.
J’ai déjà parlé longuement d’Imagex ici, en attendant l’anthologie à venir chez The Hoochie Coochie. Il s’avère qu’en parallèle l’auteur va avoir cet été sa première exposition de peinture, au sein de la galerie Vue sur cours de Narbonne, d’avril à juin 2023, et m’a demandé un petit texte de salle. Je croyais au début qu’il s’agissait d’une expo Imagex, et ait donc fait tout un texte sur les différentes vies derrière ce pseudonyme sauf que… cette exposition n’est pas sous ce pseudo, mais sous son nom réel, Daniel Hochard. Ex-Imagex dit mon titre, pas vraiment évidemment, puisqu’il était déjà Hochard (voir Chardot quand il signait des scénarios). Voici donc ci dessous le petit texte et salle et, ensuite, le premier texte, erroné dans son parti pris, mais qui a le mérite de brasser le biographie de l’auteur. Les illustrations sont toutes des photographies de peintures qui seront exposées.
Texte final, bref et tourné sur la peinture :
Daniel Hochard a eu plusieurs vies. Dessinateur de bande dessinée, concepteur de jeux vidéo, graphistes, créateur de lettres… à chacun de ces moments il s’adapte au support et a gardé un même pseudonyme, Imagex. Aujourd’hui il l’abandonne pour se présenter sur les murs, et jete sur les toiles toute cette expérience. Les peintures de Daniel Hochard sont d’un étrange abstrait : on y distingue des fumées, des crevasses, une figuration masquée évoquant des paysages qui n’existent pas, traversés par d’étranges formes surexpressives.
À l’heure où l’intelligence artificielle créée des dessins plus réalistes que le réel, il nous projette dans un monde fantasmatique et résolument d’ailleurs. Sur certains tableaux, on croirait un nouvel enfer, aux formes indicibles, mais à la matière palpable. Matière et mouvement, de l’impressionnante explosion au flottement doux, habitent les créations de l’auteur dévoilé.
Beaucoup de dessinateurs passés à la toile ont simplement tenté de reproduire leurs dessins avec une autre technique, le résultat est rarement heureux. Ici, le peintre tente tout autre chose, et profite de ces formats et outils nouveaux. Si l’on peut le reconnaître dans certaines torsions et dans l’effet de frappe qui se dégage de l’ensemble, il est clair qu’il veut tout sauf se répéter et cherche, encore et encore, à découvrir de nouveaux espaces, en attendant la prochaine exploration.
Le texte obsolète, titré « D’un Imagex l’autre… »
Imagex, c’est le nom culte d’un auteur météore de la bande dessinée. Avec une activité centrée sur la première moitié des années 1980, il frappe la mémoire de ses lecteurs. Durant des décennies, il hante les esprits de gens aussi divers que Mattt Konture, les frères Guedin ou Olivier Josso, ignorant tout de son influence.
C’est qu’en 1986, après une centaine de pages déposée dans la crème des fanzines et magazines (LeKrapö Baveux, Nerf, Viper, (À suivre), Pilote, Métal hurlant – pages achetées mais jamais parues) et deux albums reprenant en large partie des pages issues de la presse, Imagex a disparu. Il laissait derrière lui des pages marquantes, aux allures de brûlot social, se faisant porte-voix de l’enfance maltraitée. Lui qui avait travaillé dans des centres aérés montrait une réalité crue, qui pouvait se laisser aller à l’humour, mais restait sévère. Le dessin, nimbé d’underground et de pulp (il consacre même quelques illustrations parodiques au roman de gare), porte haut cette vision noire, mais pas totalement exempte d’espoir. Ses dernières planches laissent d’ailleurs augurer un étonnant virage fantastique, et laissent envisager une carrière qui ne viendra pas.
Face à une relative indifférence du milieu et à un besoin de manger, Imagex s’est en effet tourné vers le jeu vidéo, où il signera quelques jeux de son pseudo. Changement de carrière, mais pas une disparition si réelle donc ! Un de ceux-là, le plus personnel, mettra en vedette un bébé rageur dans un jeu de plateforme survitaminé – l’enfance, encore.
Après le vidéoludique, voici le graphisme textile – la signature disparaît, mais il est toujours là, reconnaissables sur des dessins de t-shirt et autres sweat –, puis la création de typographies informatisées sur un site spécialisé. Ici encore, les créations sont signées Imagex, un nom semblant venu d’outre-tombe. Pourtant, Imagex est bien là, et va même plutôt bien, habitué à sauter d’un support à l’autre, sans jamais abandonner son nom, il réalise des typos à la vitesse de l’éclair. Début 2010, le voici qui réapparaît dans le fanzine de BD Gorgonzola, qui publie des pages inédites réalisées trente ans plus tôt puis, soudain, des dessins inédits.
Car au-delà des lettres, il n’a jamais arrêté de dessiner. Forcément, en plusieurs décennies, le trait a évolué. On y retrouve le dynamisme anguleux, une certaine force vivace, mais des doodles griffonnés aux tableaux grands formats, c’est désormais une abstraction explosive qui sort de ses mains. Motifs répétés, pointes acérées, couleurs vives, les images ne sont pas dénuées de narrations même si leur sens profond échappe – c’est à vrai dire la sensation qu’avait pu faire certaines de ses bandes dessinées dans les 80’s.
Il y a donc quelque chose d’assez magique à voir soudainement cette première exposition des toiles d’Imagex en 2023, alors qu’est annoncée en parallèle la première réédition – avec restaurations fines, inédits et appareil critique – de ses travaux de bande dessinée chez The Hoochie Coochie. Depuis sa naissance, le pseudonyme Imagex a traversé les pratiques : BD, jeu, graphisme textile, création de polices de caractère, peinture… à chaque fois, il épouse la nouvelle forme, mais garde son nom, touchant de nouveaux publics. Et voici qu’à 40 ans intervalle, la forme originelle ré-émerge quand la dernière s’affiche pour la première fois, une boucle heureuse qui, rassurons-nous, n’empêchera pas une nouvelle forme d’Imagex, encore à imaginer.
Le 2 avril est la journée mondiale de l’autisme. En 2021, alors candidat aux régionales, j’avais fait le choix, ouvertement politique, d’en parler dans la presse lors d’une action médiatique, avec l’aide et – je peux le dire car il a véritablement été extrêmement attentif et un véritable écran – la protection de Matthieu Orphelin, député et alors tête de liste écologiste d’une alliance régionale préfigurant la NUPES. J’avais été diagnostiqué environ six mois un an avant, et je trouvais important de montrer que l’autisme avait différents visages et n’empêchait pas un engagement politique et des responsabilités. Plus intimement ça me semblait aussi une manière plus aisée d’en parler à celles et ceux qui me connaissent sans passer trop de temps à réexpliquer, au-delà encore ça me semblait aussi un devoir de transparence, pour prévenir à l’avance les électeurs et d’éventuels administrés que oui, tout ne serait pas forcément pareil, j’enquillerai difficilement des grands-messes pleines de gens, en saluant partout et sans me fatiguer, mais que je pouvais par contre investir avec précision et passion un temps assez inquantifiable dans les sujets qu’on comptait me confier (puisqu’évidemment nous avions discuté afin qu’ils correspondent à mes sujets). Il y avait déjà des élus autistes en postes, dont même quelques un l’ayant dit publiquement sur leurs réseaux, mais sans bruit. L’idée était de visibiliser et de poser le débat.
La publication de l’article, coordonnée avec ParisMatch et Ouest–France, dans leurs pages nationales, a eu son lot de retour. Beaucoup (quasi que) de soutiens amicaux, d’élus, de membres d’associations, de mes collègues aussi – que j’encadrais et alors que j’allais prendre la direction des bibliothèques de Laval. La plus étonnante réaction a sans doute été cette prof de CE1 appelant à la bibliothèque pour demander pardon d’avoir été dure, la question des troubles psys divers étant absente des formations pédagogiques et des débats (certains ont aussi cru à une étrange blague avec la parution du 1er avril, mais bon c’était rare quand même). Je dois dire que Bruno Jeudy a été d’une grande attention en me donnant une relecture avec modification de la page montée, je n’aurai pas parié dessus, j’ai aussi été frappé par la journaliste de Ouest–France très attentive et précise, qui m’a raconté avoir eu l’occasion de travailler ces sujets par ailleurs, et ça se sentait. Elle a titré l’article en parlant d’un « coming-out autistique » terme qui m’a surpris et avec lequel je ne me sentais pas très légitime, même si c’était bien ce principe de prise de parole pour visibiliser et briser des plafonds de verre existants.
Cela fait deux ans et je ne suis pas toujours pas hyper à l’aise là-dessus, je ne regrette rien du tout, mais je ne me sens pas non plus « porte parole » de quoi que ce soit. Je suis très intégré, ait un contexte personnel très favorable, m’en tire très bien, etc. J’ai aussi pris conscience, tout en le sachant avant, mais bon, c’est différent à vivre, que désormais chaque recruteur saura en un clic, c’est généralement une des premières choses à sortie, que je suis militant EELV et autiste. Ce n’est pas forcément la stratégie la plus maligne quand on veut faire une carrière de cadre territorial comme moi (chose bien partie puisque je suis depuis février élève conservateur à l’Institut national des études territoriales) de mettre en avant politique et handicap mais bon, je ne peux pas trop cacher de toute façon. J’ai fait des formations spécifiques, notamment celle de l’institut de Julie Dachez, sur l’empouvoirement des autistes, et je suis assez convaincu que mes incapacités peuvent parfois être des chances. Dans mes jobs, j’ai tissé des liens forts avec mes agents et les publics, la communication directe et transparente a du bon, j’ai aussi investi beaucoup d’énergie et de force dans les tâches qu’on me confiait, pour peu que leur sens soit réel à mes yeux – heureusement, pas un hasard, j’ai un métier de sens.
Depuis je note que j’ai été recruté ailleurs, à la Cité internationale de la bande dessinée, tout le monde avait vu les articles, on m’a quand même recruté, et les collègues n’en ont pas fait un sujet. C’est à la fois agréable et quelque chose me perturbe quand j’y pense : au-delà du fait de savoir que je peux être employé comme cadre (formidable) et qu’on respecte mon avis, ma RQTH existe, mais je n’ai encore jamais demandé d’applications, je sens pourtant qu’il y aurait parfois des besoins. J’avoue ne pas vraiment savoir lesquels moi-même, la polyvalence des tâches est un des cœurs centraux et ça tombe bien avec mon métier… C’est une chose que j’explorerai : après la visibilité, l’application des droits demandés. On verra cela durant ma scolarité et, sans doute, chez mes futurs employeurs, que j’espère ne pas être effrayé (ils tomberont aussi sur ce texte, j’imagine, salut à vous !). Mon CV parle pour moi, je crois, mais nous savons tous que malgré tout des mots font peur.
Ci-dessous, outre les articles à retrouver (cliquez sur les images), un texte préalable qui avait été envoyé par Matthieu Orphelin à quelques rédactions pour expliquer le cadre de la prise de parole de 2021. Je le remercie encore ainsi que la proche équipe des régionale et l’association Cocci’Bleue, qui lutte en Mayenne pour les droits des personnes autistes, avec une vraie posture militante.
D’où vient la parole – Maël Rannou
J’ai toujours été quelqu’un d’un peu atypique, sans mettre de mots dessus on me le formulait systématiquement. Toujours à parler, à faire des choses inhabituelles, à dire ce qui me passe par la tête, tout en multipliant les activités et les engagements. Une intensité toutefois centrée autour de deux sujets centraux : la bande dessinée depuis toujours puis, à partir du lycée, la politique.
Grâce à des avantages sociaux divers – être un homme blanc, d’un milieu aisé, vivant à la campagne ce qui était bien utile à l’enfance, avec une éducation plutôt permissive et bienveillante – cela ne m’a jamais empêché d’être relativement inséré socialement et d’avoir un bon cercle d’amis. Il reste que ma scolarité a été compliquée, tout comme l’arrivée dans le milieu du travail. Encore une fois, j’ai eu la chance d’avoir un environnement pédagogique qui a pris le temps, mais il en fallait. Après mon bac, j’ai quasiment changé d’école chaque année, me disant à chaque fois qu’il y avait là l’opportunité de repartir à zéro et de passer inaperçu, ça n’a jamais marché plus d’une journée sans que je ne comprenne bien pourquoi.
À 20 ans un diagnostic de trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH) m’a amplement aidé à adapter mon quotidien, trouver des compensations, sans solution médicamenteuse (parfois nécessaires et essentielles), mais au prix d’une grande fatigue et d’un changement de métier. Il se trouve que j’en ai rapidement trouvé un qui me passionne, bibliothécaire, où j’ai la chance d’être polyvalent, ce qui permet de multiples tâches, du contact, du lien à mes passions. Il reste que j’y suis toujours perçu comme un original, ce qui pouvait brouiller certaines situations, notamment dans les postures hiérarchiques.
Au fil du temps, je me sens aussi de moins en moins souple, distractible bien sûr, mais aussi en rupture avec certains codes, et détestant me détacher de mes habitudes prévues, particulièrement notables dans la vie quotidienne. À ce sujet, me faire une visite surprise est rarement une bonne idée (mais mes amis l’ont intégré).
Il y a quelques années, les vidéos et les livres de Julie Dachez (Dans ta bulle ! Notamment), puis la chaîne YouTube d’Alistair, m’ont fait reconnaître nombre de situations, l’identification était forte, tout en ne voulant pas « voler » un handicap à d’autres, après tout je vivais bien et plutôt heureux. Et pourtant, la chose résonnait et paraissait flagrante chaque jour. Après un parcours de plus de deux ans au sein d’un Centre Ressource Autisme, aux professionnels excellents, un diagnostic a été déposé : Trouble du spectre autistique de sévérité de niveau 1. Soit la plus faible de celles pouvant demander une assistance. Le diagnostic est tombé alors que, depuis des mois, après avoir été tête de liste des écologistes aux régionales en Mayenne en 2015, j’étais de nouveau très engagé dans la campagne à une place éligible.
Fallait-il le cacher ? Sachant qu’une fois en poste, ce que je souhaite, il faudra sans doute adapter des réunions et méthodes de travail, et que cela implique réellement des implications pour mes camarades, cela semblait impossible. Et puis quoi ? Je ne changeais pas avec ce diagnostic, je ne suis pas plus autiste aujourd’hui qu’hier, en revanche ces documents et ces mots me permettront de mieux me connaître et avancer pour que l’action politique que je désire ne soit pas une souffrance.
L’INSERM estime à 1 % le nombre d’autistes en France, ce qui représente des enfants non diagnostiqués dans chaque école, sans parler d’une masse d’adultes qui le vivent plus ou moins bien. Je ne pourrai pas parler pour « les autistes », qui ne sont pas une masse uniforme, bien au contraire, mais je peux affirmer que l’image d’Épinal de l’autiste criant face à un mur ou, dans sa version se voulant positive, ultra-bon en maths (ce qui n’est pas franchement mon cas), sont des visions bien réductrices. Le mot « autisme » en lui-même est encore vécu comme stigmatisant, parfois utilisé comme une insulte (coucou Fillon, rends l’argent), ce qui est insupportable et ne porte pas à aller chercher ce qui pourrait aider des milliers de gens.
Être autiste n’a pas à être une honte, ce n’est pas non plus une vertu (même si cela induit certaines choses qui pourraient être intéressantes en politique), c’est un état qui gagnerait en tous cas nettement à être connu pour que l’image change et que les milliers de personnes concernées ne se retrouvent pas en souffrance sans se comprendre. Souvent, des adaptations leur permettraient d’adapter leur quotidien sans les envoyer automatiquement vers des institutions spécialisées qui servent malheureusement parfois simplement à empêcher qu’ils « gênent » dans un cercle plus normatif.
C’est une erreur, cela crée de nombreux drames, et la raison principale est d’abord la méconnaissance et le manque de moyens – moyens pour les diagnostics (deux ans, ça n’est pas possible pour des situations urgentes !), pour des accompagnants (et solidarité avec les AESH actuellement en lutte), pour de la formation et des outils parfois simples, mais si utiles.
Si je parle aujourd’hui de mon diagnostic, c’est d’abord pour montrer la diversité de l’autisme et que l’on en parle. Profiter de cette journée de sensibilisation pour que l’on comprenne que les autistes sont parmi nous, s’ignorant parfois, et qu’il y a beaucoup à faire. Ce n’est pas simple – que vont penser la famille, les collègues, qui ne savent pas tous ? Sans parler des électeurs – mais ça me semble nécessaire. D’autant plus quand on se souvient l’incroyable violence reçue par Greta Thunberg, qui après avoir été décrédibilisée sur son âge a été moqués ou jugée manipulée par ceux qui refusaient la clarté absolue de sa parole quand elle a révélé son TSA. Qu’importe, elle a tenu sur ce qui l’anime, refusé la diversion et porté plus haut que beaucoup la parole écologique. De manière plus anecdotique, mais aussi plus proche de mon cas, difficile d’oublier que lors des municipales de l’an dernier, l’autisme a été un argument de campagne utilisé contre Cédric Villani, qui y a répondu d’une manière extrêmement intéressante, après des semaines de rumeurs. Ces deux personnes et leurs interventions, de manières très différentes, ont fait beaucoup pour la compréhension de ce que peut être le TSA dans la sphère publique et politique.
Alors voilà, je ne « représente » pas les autistes, j’en suis un bout, un morceau du spectre. Je le pose là pour que l’on en parle, et cela fait un peu peur, mais ça me semble nécessaire. Je conclurai en citant le sous-titre du livre sus-cité de Julie Dachez : « Les autistes ont la parole, écoutons-les » (et pas que moi) en ce jour et, je l’espère, tous ceux qui suivront.