Voyage au bout d’une éponge traduite

Dans ma bibliothèque d’enfant était un merveilleux livre d’Hanx Traxler, Voyage au bout de l’éponge. Cet auteur est assez culte dans la littérature jeunesse, et il me semble que ce livre particulièrement, même s’il a longtemps été épuisé. L’édition Folio Benjamin, publiée en 1980, n’était plus rééditée depuis au moins dix ans quand Le Chineur, petit éditeur au catalogue pluriel et atypique, a décidé de le rééditer en 2015, avec une nouvelle traduction, réalisée par Jessica Blandin et Abel Ségrétin, qui est aussi l’éditeur .

Né en 1929, Traxler est grand auteur pour la jeunesse et dessinateur satirique, on lui doit notamment la fondation de deux importants journaux de caricature allemands : Pardon (1962-1982) et Titanic, créé en 1979 et qui paraît encore. En Français, son œuvre est relativement peu disponible. Deux ans après le Voyage, Folio Benjamin a aussi publié Cinq chiens gagnent un million, un livre au titre attrayant dont j’ignorais l’existence avant de me lancer dans ce petit texte. Surtout, l’éditeur suisse francophone La Joie de lire (qui publie notamment le merveilleux Øyvind Torseter), ont lancé depuis 2009 une série de publications d’albums jeunesse. Là aussi je l’ignorai, là aussi les titres sont réjouissants et l’ensemble a l’air très beau, il ne fait guère de doute que j’irai y voir bientôt. L’ensemble est présenté ici, mais pour le plaisir en voici la liste des titres : Le Garçon qui voulait être une marmotte (2009), Le Chat qui n’arrêtait pas de grandir (2016), Sophie et le cor des Alpes (2017), Viens, Émile, on rentre à la maison ! (2018) et L’Éléphant qui voulait rester petit (2019). Ajoutons-y Sombre nuit, écrit par Nelly Singeret et publié dès 1997, mais manifestement épuisé.

L’autre Traxler traduit en français, en 1982, avant une absence comme auteur complet pendant presque 30 ans !

Voyage au bout de l’éponge fait penser à une comptine, et se déroule de page en page, en sautant de sonorités en actions inattendues. Le résumer n’a pas un grand intérêt, mais pour faire court : un homme trouve une éponge, elle se vide d’eau et inonde le monde, il fuit donc, navigue, s’envole, etc. Le récit est pourtant assez construit, et je me souviens qu’enfant il me semblait tout à fait logique, alors que l’on passe bien d’étranges choses en étranges choses. Le dessin, assez simple et aux douces hachures, entraine dans un imaginaire bondissant avec beaucoup de délicatesse. Pour ajouter à l’émotion, le relisant des années plus tard, j’apprends dans la biographie de l’auteur qu’il a réalisé ce livre dans un château écossais où il s’était retiré pour mourir, après un diagnostic implacable lui laissant quelque mois à vivre. Cela explique sans doute la puissante légèreté du tout, livre-testament qui ne se veut pas leçon de vie mais secoue des choses sans trop le donner à voir. Cette solennité habite l’ouvrage, mais amuse aussi puisqu’à désormais 93 ans, Traxler est toujours vivant.

Au-delà de cette déclaration d’amour sincère à un ouvrage qui, je le constate dès que je l’évoque, a beaucoup marqué ses lecteurs, je m’arrête ici sur une curiosité de l’ouvrage. Lisant la réédition du Chineur j’arrive donc à une suite de pages où notre bonhomme cravaté entre dans une maison par une lucarne et tombe sur une énorme souris et la tue – je me souviens d’ailleurs avoir, petit, été à la fois effrayé par cette énorme bête et attristé de cette mort violente alors qu’elle ne semblait pas dangereuse. Mais en lisant les pages, mon sourcil monte. Les voici :

Cette histoire de papier me perturbe, ça ne me dit rien, même si cela fait sens avec la page qui suit la séquence, où l’homme crée un bateau en papier journal pour prendre la mer. Le reste du livre, toujours délicieux, est conforme à mes souvenirs même si la traduction diffère forcément par endroits. C’est la joie des traductions. Mais tout de même, je m’interroge et consulte donc la version Gallimard de 1980, traduite par Patrick Jusserand :

Merci à Guillaume Bla qui a confirmé mon souvenir, et à Manu @UniMerci pour les scans de l’éditions Folio !

Et bien c’est en effet très différent. Je ne suis pas forcément surpris, à trente ans d’intervalle il y a forcément des différences dans les traductions, on ne parle plus pareil, des subtilités parfois oubliées (notamment dans la littérature jeunesse), ou aseptisées, peuvent être réhabilitées. Ici le sens change quand même fortement et, pour le coup, la nouvelle version est moins brutale. Non seulement un lien logique se créée entre les séquences, le bateau est donc fait avec le corps de cette souris, mais en plus elle n’a pas été tué brutalement puisqu’elle est de papier, ni gratuitement puisque cette mort qui n’en est pas une a une utilité. Par contre, trouver « une souris de papier » géante dans un grenier, je trouve ça bizarre (chose que l’on peut questionner dans n livre où tout est relativement absurde).

Puisque je ne parle pas allemand et n’ai croisé personne avec la VO en capacité de m’éclairer, et que j’avais les coordonnés de l’éditeur à qui j’avais pu dire ma joie de cette réédition, je lui ai donc directement demandé. Chose amusante, il en a été lui-même surpris, et est retourné à la source, où il n’a trouvé aucune souris de papier. Il se souvient, dans le binôme de traduction, avoir fait ce choix et imagine avoir trouvé cela plus fluide. En se laissant porter parfois on dépasse sa pensée sans doute, il l’a reconnu sans mal mais en était surpris lui-même, ce qui est assez beau sur la capacité à une création de dépasser ceux qui la font. Ici, cela donne une éponge un rien sur-traduite, que l’on se réjouit tout de même de pouvoir à nouveau presser indéfiniment.

Voyage au bout de l’éponge, de Hans Traxler
Es war einmal ein Mann
Traduit par Jessica Blandin et Abel Ségrétin
Éditions Le Chineur, 2015, 13.50 €
9782954986722

PS : si quelqu’un a les pages en question en allemand, pour moi ça ne sera pas plus clair, mais ça pourra faire une intéressante conclusion.

Exposition Daniel Hochard, ex-Imagex

J’ai déjà parlé longuement d’Imagex ici, en attendant l’anthologie à venir chez The Hoochie Coochie. Il s’avère qu’en parallèle l’auteur va avoir cet été sa première exposition de peinture, au sein de la galerie Vue sur cours de Narbonne, d’avril à juin 2023, et m’a demandé un petit texte de salle. Je croyais au début qu’il s’agissait d’une expo Imagex, et ait donc fait tout un texte sur les différentes vies derrière ce pseudonyme sauf que… cette exposition n’est pas sous ce pseudo, mais sous son nom réel, Daniel Hochard. Ex-Imagex dit mon titre, pas vraiment évidemment, puisqu’il était déjà Hochard (voir Chardot quand il signait des scénarios). Voici donc ci dessous le petit texte et salle et, ensuite, le premier texte, erroné dans son parti pris, mais qui a le mérite de brasser le biographie de l’auteur. Les illustrations sont toutes des photographies de peintures qui seront exposées.

Texte final, bref et tourné sur la peinture :

Daniel Hochard a eu plusieurs vies. Dessinateur de bande dessinée, concepteur de jeux vidéo, graphistes, créateur de lettres… à chacun de ces moments il s’adapte au support et a gardé un même pseudonyme, Imagex. Aujourd’hui il l’abandonne pour se présenter sur les murs, et jete sur les toiles toute cette expérience. Les peintures de Daniel Hochard sont d’un étrange abstrait : on y distingue des fumées, des crevasses, une figuration masquée évoquant des paysages qui n’existent pas, traversés par d’étranges formes surexpressives.

À l’heure où l’intelligence artificielle créée des dessins plus réalistes que le réel, il nous projette dans un monde fantasmatique et résolument d’ailleurs. Sur certains tableaux, on croirait un nouvel enfer, aux formes indicibles, mais à la matière palpable. Matière et mouvement, de l’impressionnante explosion au flottement doux, habitent les créations de l’auteur dévoilé.

Beaucoup de dessinateurs passés à la toile ont simplement tenté de reproduire leurs dessins avec une autre technique, le résultat est rarement heureux. Ici, le peintre tente tout autre chose, et profite de ces formats et outils nouveaux. Si l’on peut le reconnaître dans certaines torsions et dans l’effet de frappe qui se dégage de l’ensemble, il est clair qu’il veut tout sauf se répéter et cherche, encore et encore, à découvrir de nouveaux espaces, en attendant la prochaine exploration.

Le texte obsolète, titré « D’un Imagex l’autre… »

Imagex, c’est le nom culte d’un auteur météore de la bande dessinée. Avec une activité centrée sur la première moitié des années 1980, il frappe la mémoire de ses lecteurs. Durant des décennies, il hante les esprits de gens aussi divers que Mattt Konture, les frères Guedin ou Olivier Josso, ignorant tout de son influence.

C’est qu’en 1986, après une centaine de pages déposée dans la crème des fanzines et magazines (Le Krapö Baveux, Nerf, Viper, (À suivre), Pilote, Métal hurlant – pages achetées mais jamais parues) et deux albums reprenant en large partie des pages issues de la presse, Imagex a disparu. Il laissait derrière lui des pages marquantes, aux allures de brûlot social, se faisant porte-voix de l’enfance maltraitée. Lui qui avait travaillé dans des centres aérés montrait une réalité crue, qui pouvait se laisser aller à l’humour, mais restait sévère. Le dessin, nimbé d’underground et de pulp (il consacre même quelques illustrations parodiques au roman de gare), porte haut cette vision noire, mais pas totalement exempte d’espoir. Ses dernières planches laissent d’ailleurs augurer un étonnant virage fantastique, et laissent envisager une carrière qui ne viendra pas.

Face à une relative indifférence du milieu et à un besoin de manger, Imagex s’est en effet tourné vers le jeu vidéo, où il signera quelques jeux de son pseudo. Changement de carrière, mais pas une disparition si réelle donc ! Un de ceux-là, le plus personnel, mettra en vedette un bébé rageur dans un jeu de plateforme survitaminé – l’enfance, encore.

Après le vidéoludique, voici le graphisme textile – la signature disparaît, mais il est toujours là, reconnaissables sur des dessins de t-shirt et autres sweat –, puis la création de typographies informatisées sur un site spécialisé. Ici encore, les créations sont signées Imagex, un nom semblant venu d’outre-tombe. Pourtant, Imagex est bien là, et va même plutôt bien, habitué à sauter d’un support à l’autre, sans jamais abandonner son nom, il réalise des typos à la vitesse de l’éclair. Début 2010, le voici qui réapparaît dans le fanzine de BD Gorgonzola, qui publie des pages inédites réalisées trente ans plus tôt puis, soudain, des dessins inédits.

Car au-delà des lettres, il n’a jamais arrêté de dessiner. Forcément, en plusieurs décennies, le trait a évolué. On y retrouve le dynamisme anguleux, une certaine force vivace, mais des doodles griffonnés aux tableaux grands formats, c’est désormais une abstraction explosive qui sort de ses mains. Motifs répétés, pointes acérées, couleurs vives, les images ne sont pas dénuées de narrations même si leur sens profond échappe – c’est à vrai dire la sensation qu’avait pu faire certaines de ses bandes dessinées dans les 80’s.

Il y a donc quelque chose d’assez magique à voir soudainement cette première exposition des toiles d’Imagex en 2023, alors qu’est annoncée en parallèle la première réédition – avec restaurations fines, inédits et appareil critique – de ses travaux de bande dessinée chez The Hoochie Coochie. Depuis sa naissance, le pseudonyme Imagex a traversé les pratiques : BD, jeu, graphisme textile, création de polices de caractère, peinture… à chaque fois, il épouse la nouvelle forme, mais garde son nom, touchant de nouveaux publics. Et voici qu’à 40 ans intervalle, la forme originelle ré-émerge quand la dernière s’affiche pour la première fois, une boucle heureuse qui, rassurons-nous, n’empêchera pas une nouvelle forme d’Imagex, encore à imaginer.

Visibiliser l’autisme et après ?

Le 2 avril est la journée mondiale de l’autisme. En 2021, alors candidat aux régionales, j’avais fait le choix, ouvertement politique, d’en parler dans la presse lors d’une action médiatique, avec l’aide et – je peux le dire car il a véritablement été extrêmement attentif et un véritable écran – la protection de Matthieu Orphelin, député et alors tête de liste écologiste d’une alliance régionale préfigurant la NUPES. J’avais été diagnostiqué environ six mois un an avant, et je trouvais important de montrer que l’autisme avait différents visages et n’empêchait pas un engagement politique et des responsabilités. Plus intimement ça me semblait aussi une manière plus aisée d’en parler à celles et ceux qui me connaissent sans passer trop de temps à réexpliquer, au-delà encore ça me semblait aussi un devoir de transparence, pour prévenir à l’avance les électeurs et d’éventuels administrés que oui, tout ne serait pas forcément pareil, j’enquillerai difficilement des grands-messes pleines de gens, en saluant partout et sans me fatiguer, mais que je pouvais par contre investir avec précision et passion un temps assez inquantifiable dans les sujets qu’on comptait me confier (puisqu’évidemment nous avions discuté afin qu’ils correspondent à mes sujets). Il y avait déjà des élus autistes en postes, dont même quelques un l’ayant dit publiquement sur leurs réseaux, mais sans bruit. L’idée était de visibiliser et de poser le débat.

La publication de l’article, coordonnée avec Paris Match et OuestFrance, dans leurs pages nationales, a eu son lot de retour. Beaucoup (quasi que) de soutiens amicaux, d’élus, de membres d’associations, de mes collègues aussi – que j’encadrais et alors que j’allais prendre la direction des bibliothèques de Laval. La plus étonnante réaction a sans doute été cette prof de CE1 appelant à la bibliothèque pour demander pardon d’avoir été dure, la question des troubles psys divers étant absente des formations pédagogiques et des débats (certains ont aussi cru à une étrange blague avec la parution du 1er avril, mais bon c’était rare quand même). Je dois dire que Bruno Jeudy a été d’une grande attention en me donnant une relecture avec modification de la page montée, je n’aurai pas parié dessus, j’ai aussi été frappé par la journaliste de OuestFrance très attentive et précise, qui m’a raconté avoir eu l’occasion de travailler ces sujets par ailleurs, et ça se sentait. Elle a titré l’article en parlant d’un « coming-out autistique » terme qui m’a surpris et avec lequel je ne me sentais pas très légitime, même si c’était bien ce principe de prise de parole pour visibiliser et briser des plafonds de verre existants.

Cela fait deux ans et je ne suis pas toujours pas hyper à l’aise là-dessus, je ne regrette rien du tout, mais je ne me sens pas non plus « porte parole » de quoi que ce soit. Je suis très intégré, ait un contexte personnel très favorable, m’en tire très bien, etc. J’ai aussi pris conscience, tout en le sachant avant, mais bon, c’est différent à vivre, que désormais chaque recruteur saura en un clic, c’est généralement une des premières choses à sortie, que je suis militant EELV et autiste. Ce n’est pas forcément la stratégie la plus maligne quand on veut faire une carrière de cadre territorial comme moi (chose bien partie puisque je suis depuis février élève conservateur à l’Institut national des études territoriales) de mettre en avant politique et handicap mais bon, je ne peux pas trop cacher de toute façon. J’ai fait des formations spécifiques, notamment celle de l’institut de Julie Dachez, sur l’empouvoirement des autistes, et je suis assez convaincu que mes incapacités peuvent parfois être des chances. Dans mes jobs, j’ai tissé des liens forts avec mes agents et les publics, la communication directe et transparente a du bon, j’ai aussi investi beaucoup d’énergie et de force dans les tâches qu’on me confiait, pour peu que leur sens soit réel à mes yeux – heureusement, pas un hasard, j’ai un métier de sens.

Depuis je note que j’ai été recruté ailleurs, à la Cité internationale de la bande dessinée, tout le monde avait vu les articles, on m’a quand même recruté, et les collègues n’en ont pas fait un sujet. C’est à la fois agréable et quelque chose me perturbe quand j’y pense : au-delà du fait de savoir que je peux être employé comme cadre (formidable) et qu’on respecte mon avis, ma RQTH existe, mais je n’ai encore jamais demandé d’applications, je sens pourtant qu’il y aurait parfois des besoins. J’avoue ne pas vraiment savoir lesquels moi-même, la polyvalence des tâches est un des cœurs centraux et ça tombe bien avec mon métier… C’est une chose que j’explorerai : après la visibilité, l’application des droits demandés. On verra cela durant ma scolarité et, sans doute, chez mes futurs employeurs, que j’espère ne pas être effrayé (ils tomberont aussi sur ce texte, j’imagine, salut à vous !). Mon CV parle pour moi, je crois, mais nous savons tous que malgré tout des mots font peur.

Ci-dessous, outre les articles à retrouver (cliquez sur les images), un texte préalable qui avait été envoyé par Matthieu Orphelin à quelques rédactions pour expliquer le cadre de la prise de parole de 2021. Je le remercie encore ainsi que la proche équipe des régionale et l’association Cocci’Bleue, qui lutte en Mayenne pour les droits des personnes autistes, avec une vraie posture militante.

D’où vient la parole – Maël Rannou

J’ai toujours été quelqu’un d’un peu atypique, sans mettre de mots dessus on me le formulait systématiquement. Toujours à parler, à faire des choses inhabituelles, à dire ce qui me passe par la tête, tout en multipliant les activités et les engagements. Une intensité toutefois centrée autour de deux sujets centraux : la bande dessinée depuis toujours puis, à partir du lycée, la politique.

Grâce à des avantages sociaux divers – être un homme blanc, d’un milieu aisé, vivant à la campagne ce qui était bien utile à l’enfance, avec une éducation plutôt permissive et bienveillante – cela ne m’a jamais empêché d’être relativement inséré socialement et d’avoir un bon cercle d’amis. Il reste que ma scolarité a été compliquée, tout comme l’arrivée dans le milieu du travail. Encore une fois, j’ai eu la chance d’avoir un environnement pédagogique qui a pris le temps, mais il en fallait. Après mon bac, j’ai quasiment changé d’école chaque année, me disant à chaque fois qu’il y avait là l’opportunité de repartir à zéro et de passer inaperçu, ça n’a jamais marché plus d’une journée sans que je ne comprenne bien pourquoi.

À 20 ans un diagnostic de trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH) m’a amplement aidé à adapter mon quotidien, trouver des compensations, sans solution médicamenteuse (parfois nécessaires et essentielles), mais au prix d’une grande fatigue et d’un changement de métier. Il se trouve que j’en ai rapidement trouvé un qui me passionne, bibliothécaire, où j’ai la chance d’être polyvalent, ce qui permet de multiples tâches, du contact, du lien à mes passions. Il reste que j’y suis toujours perçu comme un original, ce qui pouvait brouiller certaines situations, notamment dans les postures hiérarchiques.

Au fil du temps, je me sens aussi de moins en moins souple, distractible bien sûr, mais aussi en rupture avec certains codes, et détestant me détacher de mes habitudes prévues, particulièrement notables dans la vie quotidienne. À ce sujet, me faire une visite surprise est rarement une bonne idée (mais mes amis l’ont intégré).

Il y a quelques années, les vidéos et les livres de Julie Dachez (Dans ta bulle ! Notamment), puis la chaîne YouTube d’Alistair, m’ont fait reconnaître nombre de situations, l’identification était forte, tout en ne voulant pas « voler » un handicap à d’autres, après tout je vivais bien et plutôt heureux. Et pourtant, la chose résonnait et paraissait flagrante chaque jour. Après un parcours de plus de deux ans au sein d’un Centre Ressource Autisme, aux professionnels excellents, un diagnostic a été déposé : Trouble du spectre autistique de sévérité de niveau 1. Soit la plus faible de celles pouvant demander une assistance. Le diagnostic est tombé alors que, depuis des mois, après avoir été tête de liste des écologistes aux régionales en Mayenne en 2015, j’étais de nouveau très engagé dans la campagne à une place éligible.

Fallait-il le cacher ? Sachant qu’une fois en poste, ce que je souhaite, il faudra sans doute adapter des réunions et méthodes de travail, et que cela implique réellement des implications pour mes camarades, cela semblait impossible. Et puis quoi ? Je ne changeais pas avec ce diagnostic, je ne suis pas plus autiste aujourd’hui qu’hier, en revanche ces documents et ces mots me permettront de mieux me connaître et avancer pour que l’action politique que je désire ne soit pas une souffrance.

L’INSERM estime à 1 % le nombre d’autistes en France, ce qui représente des enfants non diagnostiqués dans chaque école, sans parler d’une masse d’adultes qui le vivent plus ou moins bien. Je ne pourrai pas parler pour « les autistes », qui ne sont pas une masse uniforme, bien au contraire, mais je peux affirmer que l’image d’Épinal de l’autiste criant face à un mur ou, dans sa version se voulant positive, ultra-bon en maths (ce qui n’est pas franchement mon cas), sont des visions bien réductrices. Le mot « autisme » en lui-même est encore vécu comme stigmatisant, parfois utilisé comme une insulte (coucou Fillon, rends l’argent), ce qui est insupportable et ne porte pas à aller chercher ce qui pourrait aider des milliers de gens.

Être autiste n’a pas à être une honte, ce n’est pas non plus une vertu (même si cela induit certaines choses qui pourraient être intéressantes en politique), c’est un état qui gagnerait en tous cas nettement à être connu pour que l’image change et que les milliers de personnes concernées ne se retrouvent pas en souffrance sans se comprendre. Souvent, des adaptations leur permettraient d’adapter leur quotidien sans les envoyer automatiquement vers des institutions spécialisées qui servent malheureusement parfois simplement à empêcher qu’ils « gênent » dans un cercle plus normatif.

C’est une erreur, cela crée de nombreux drames, et la raison principale est d’abord la méconnaissance et le manque de moyens – moyens pour les diagnostics (deux ans, ça n’est pas possible pour des situations urgentes !), pour des accompagnants (et solidarité avec les AESH actuellement en lutte), pour de la formation et des outils parfois simples, mais si utiles.

Si je parle aujourd’hui de mon diagnostic, c’est d’abord pour montrer la diversité de l’autisme et que l’on en parle. Profiter de cette journée de sensibilisation pour que l’on comprenne que les autistes sont parmi nous, s’ignorant parfois, et qu’il y a beaucoup à faire. Ce n’est pas simple – que vont penser la famille, les collègues, qui ne savent pas tous ? Sans parler des électeurs – mais ça me semble nécessaire. D’autant plus quand on se souvient l’incroyable violence reçue par Greta Thunberg, qui après avoir été décrédibilisée sur son âge a été moqués ou jugée manipulée par ceux qui refusaient la clarté absolue de sa parole quand elle a révélé son TSA. Qu’importe, elle a tenu sur ce qui l’anime, refusé la diversion et porté plus haut que beaucoup la parole écologique. De manière plus anecdotique, mais aussi plus proche de mon cas, difficile d’oublier que lors des municipales de l’an dernier, l’autisme a été un argument de campagne utilisé contre Cédric Villani, qui y a répondu d’une manière extrêmement intéressante, après des semaines de rumeurs. Ces deux personnes et leurs interventions, de manières très différentes, ont fait beaucoup pour la compréhension de ce que peut être le TSA dans la sphère publique et politique.

Alors voilà, je ne « représente » pas les autistes, j’en suis un bout, un morceau du spectre. Je le pose là pour que l’on en parle, et cela fait un peu peur, mais ça me semble nécessaire. Je conclurai en citant le sous-titre du livre sus-cité de Julie Dachez : « Les autistes ont la parole, écoutons-les » (et pas que moi) en ce jour et, je l’espère, tous ceux qui suivront.

Imagex, une bibliographie

Imagex est un auteur météore, avec une brève carrière, que j’aime beaucoup et qui a fortement marqué la BD alternative. Depuis plus d’une décennie, je cherche à remettre en avant son travail, avec de faibles moyens. Grâce à Jean-François Biguet, nous l’avons un jour retrouvé et L’Égouttoir a pu republier de vieilles pages, ou publier des bandes inédites dans Gorgonzola. J’ai aussi réalisé une série d’articles sur Du9 pour développer l’intérêt et l’analyse sur son œuvre, autour des albums Mauvais rêves, Colonie de vacanses (septembre 2013) et de Jalousie, un album annoncé mais jamais paru (février 2014). Dans ce corpus, le dossier sur Viper du Gorgonzola n° 18 paru en octobre 2012 (désormais en ligne sur Du9) peut aussi être pris en compte. Si l’on veut un état de l’art complet, notons l’article du blog de Mitchul sur Mauvais Rêves, dès juillet 2009, avec intervention d’Imagex lui-même en commentaire. Par la suite il publiera une interview sur un sujet curieux et plutôt intrigant (les bibliothèques des interviewés), au résultat modérément intéressant dans ce cas précis (Imagex venait de déménager). Notons que je m’étais aussi prêté à l’exercice, je redécouvre même que je l’avais inauguré avec les bibliothèques de ma maison d’enfance.

Logiquement, avec ce travail de réédition comme d’écriture, une envie de réédition était là depuis le début. Mais bon, L’Égouttoir n’en avait pas les moyens. Nous avons travaillé, cherché, et finalement, après des années, The Hoochie Coochie va sortir une grande et belle anthologie, dans laquelle je signe un texte au côté de Jean-Pierre Mercier, coéditeur d’un des deux livres de l’artiste. Dans mes recherches, en bon bédéphile à l’ancienne, j’avais tenté de réaliser une bibliographie complète, sachant que la plupart de ses publications sont dans des fanzines ou magazines peu étudiés (et encore, depuis bulledair propose les sommaires complets de Viper, du Krapö et de Zoulou, en plus de bdoubliées pour d’autres magazines).

Évidemment, ce genre de liste n’a plus vraiment d’usage dans des ouvrages imprimés aujourd’hui, surtout qu’on oublie toujours des choses, mais c’est parfait pour ce site, comme ça si vous trouvez d’autres strips, dessins ou articles d’Imagex, je pourrai mettre à jour cette liste ! Donc n’hésitez pas pour des ajouts, corrections ou compléments (notamment pour les dates imprécises), d’autant qu’il y a des planches non identifiées à la fin. Par ailleurs quand l’anthologie sortira, je pourrai ajouter les republications nouvelles. Vivement !

Carte postale accompagnant Viper, 1983. Ce dessin inspirera le
personnage de Mister Vrö à Mattt Konture.

« Sommaire » (illustration), 1 page, dans le Krapö n° 8, avril 1979.

« Voilà !» (illustration), 1 page, dans le Krapö n° 9, septembre 1979.

« Je parle pas », 2 pages, publié dans Sandwich n° 55, supplément au Libération du 13 décembre 1980, republié dans le Gorgonzola n° 19 en octobre 2013.

« Le Vélo », Viper n° 3, juin 1982, 2 pages, repris dans Mauvais rêves (Artefact, coll. « Contagion », 1983).

« Bord de mer », (À suivre…) n° 58, novembre 1982, 6 pages, repris dans Colonie de vacanse (Futuropolis, coll. « X », 1986).

Viper n° 4, octobre 1982 :
« Papa Goldorak », 6 pages, repris dans Mauvais rêves (Artefact, coll. « Contagion », 1983).
« Tchaï Shop (la petite boutique de thé) », scénario de Gérard Santi, 2 pages.
« Niouzes », illustration d’une rubrique d’actualité (½ page).
« Les aventures de Viper et Ganja », illustration, une page.
Carte postale offerte avec le numéro, ½ page.

Viper n° 5, décembre 1982 :
« Sommaire », illustration, 1 page.
« Dura lex, sed lex.. », illustration d’un texte signé Flo et Andy, 1 page.
« Le V. Pire : De Lorean coulé par la neige », illus d’un article d’Anita Jolijoint, ½ page.
« Grand-père est mort », 2 pages, repris dans Mauvais rêves (Artefact, coll. « Contagion », 1983).

Mauvais rêves (Artefact, coll. « Contagion », janvier 1983) :
« La Vie Débile », 13 pages.
« Le Cri », 2 pages.
« Un mauvais rêve », 8 pages.
+ les récits prépubliés dans Viper et indiqués comme tels.

« Colonie de vacanse », (À suivre…) n° 64, mai 1983, 4 pages, repris dans Colonie de vacanse (Futuropolis, coll. « X », 1986).

Viper n° 6, février 1983 :
« Dans les tours », 6 pages, repris dans Mauvais rêves (Artefact, coll. « Contagion », 1983).
« L’Ami indien », scénario de Gérard Santi, 2 pages.

« Dans les tours », très beau récit annonçant le virage de
science-fiction fantasy, Viper n° 6, février 1983.

Viper n° 7, avril 1983 :
« Sa gueule de con dans Calcutta bondé », scénario de Gérard Santi, 2 pages.
Carte postale offerte avec le numéro, ½ page.

Viper n° 8, juillet 1983 :
« “Fabienne” et les bêtises que j’ai faites… », 3 pages.
« Les Beedies en vente libre », illustration d’un rédactionnel non-signé, ½ page
« Jalousie », (À suivre…) n° 71, décembre 1983, 5 pages.

Viper n° 9, octobre 1983 :
« 1989 », 3 pages.
« 1984 », 1 page.
« Boeing sud-coréen vol 007, Que s’est-il vraiment passé ?, 1ère partie », illustration d’un texte de Marylin Hobeau, 1 page.
« De Paris à Kathmandu : Joyeuse années 84 », illustration, 1 page.

Viper n° 10, janvier 1984 :
« Sommaire », illustration, 1 page.
« Change culturel », 2 pages.
« Les Aventuriers du subconscient », illustration, ½ page
« Point de vue », illustration, 1 page.

Point de vue, Viper n° 10, janvier 1984, p. 102.

Illustration, Tam-Tam n° 1, spécial têtes, 1 page, graphzine auto-édité par Lagautrière, 1984.

« Fendar le pétard », strip publié dans Zoulou n° 3, juin 1984.

Viper n° 10, juillet 1984 :
« Sur les chemins, carrément mou ! », scénario de Gérard Santi, 2 pages.
« Souhaits », illustration, 1 page.
« Mémoires », scénario sous le pseudonyme de Chardot, dessin de Mattt Konture, publié dans le Zoulou n° 4/5 de juillet 1984, repris dans les Archives Mattt Konture (L’Association, 2006). 4 pages.

« Classique mais efficace », strip publié dans le dossier « Évite l’armée ? Les dessinateurs donnent leurs trucs efficaces », Zoulou n° 8, novembre 1984.

« La Peau de l’ours », scénario sous le pseudonyme de Chardot, dessin d’Emmanuel Moynot, publié dans le Circus HS n° 10 de novembre 1984. 5 pages.

Illustrations, 3 pages, dans le Nerf n° 1, A.A.N.A.L., 1985.

« Le petit homme qui regardait », (À suivre…) n° 89, juin 1985, 9 pages.

« La Dernière femme », Pilote Mensuel n° 136, octobre 1985, 4 pages.

Le Carré n° 5, octobre 1985 (repris en pages de gardes du Gorgonzola n° 24, 2019)
« Le Glome », illustration d’une fausse notice de roman, 1 page.
« Détruire Paris », illustration d’une fausse notice de roman, 1 page.

Colonie de vacanse (Futuropolis, coll. « X », 1986). Reprends les deux récits indiqués précédemment.

« Pas d’papa », 3 pages, inédit réalisé en 1986, dernière BD d’Imagex. Publiée dans le Gorgonzola n° 21 en octobre 2015.

Un texte et une illustration dans Récits où l’auteur s’exprime par 3 images dans 1 carré, supplément au P.L.G.P.P.U.R. n° 22 dirigé par Emmanuel Moynot (sous le pseudo de Yatmul), janvier 1988.

Couverture et de nombreuses illustrations, Amstrad cent pour cent n° 5, juin 1988. Alors qu’Imagex à cessé la bande dessinée, une jonction avec son travail dans le jeu vidéo (tout le numéro ici).

Baby Jo in Going Home, graphisme du jeu, dessin de la pochette et du manuel, Loriciel, 1991.

« Les éditions Artefact », reprise d’un strip de Mauvais rêve en en changeant les texte pour le dossier sur l’éditeur du Gorgonzola n° 22, janvier 2017.

Illustrations, 3 dessins contemporains illustrant l’éditorial et les crédits, Gorgonzola n° 25, mars 2022.

Extrait du manuel de Baby Jo in Going Home, 1991.

Non datés (mais dans les 80’s) :

« Happening », 2 pages, publié dans un zine américain non identifié, republié dans le Gorgonzola n° 17 en octobre 2011.

« War game », BD à quatre mains avec Mattt Konture, inédite puis publié dans Manga Table, La Table, 2016.

« Les Cinq “dernières” minutes », 4 pages, inédit acheté par Métal Hurlant publié dans le Gorgonzola n° 19 en octobre 2012.

Réalisation sans doute unique d’un un micro-fanzine dédié à Étienne Robial, aperçu lors de l’expo « futuropolis 1972-1994 : un éditeur aux avant-gardes de la bande dessinée » à la CIBDI en 2019 et de l’expo « étienne + robial » aux Musée des arts décoratifs (2022-23).

Nerf p.19, 1985. Imagex y expérimente le dessin sur
ordinateur qui marquera sa carrière suivante, dans le jeu vidéo.

Autour d’une case de « La Synagogue » de Joann Sfar

J’ai terminé hier l’album La Synagogue, de Joann Sfar (Dargaud, 2022). Comme beaucoup de gens, j’ai beaucoup aimé Sfar, puis j’en ai fait un peu une overdose quant aux tics énervants. Et puis régulièrement je relis ses albums qui m’ont marqué, et apprécie de nouveaux albums, notamment les derniers Chats du Rabbin. Globalement, mes albums favoris restent le Petit monde golem, les Chats et les Grands vampire, Pascin aussi. Globalement je constate que je suis généralement touché par ses titres abordant, d’une manière plus ou moins directe, son rapport au judaïsme, mêlé à l’intime, souvent foisonnant et beau.

J’ai un avis mitigé sur La Synagogue, car un certain nombre d’incartades de l’auteur (comme la première case du bandeau, ou celle sur la tragique affaire Halimi) me semblent assez contestables (Paris est quand même une des dernières grandes villes PS, si l’antisémitisme du meurtre de Sarah Halimi est évident c’est un sujet important de droit que l’irresponsabilité, etc.), elles sont cependant très anecdotiques dans le récit central, même si la construction de l’album est fondée sur des incartades, des allers-retours… C’est assez plaisant dans la majorité des cas, l’album brasse des choses intéressantes sur ce juif qui ne croit guère et se retrouve à garder la synagogue pour échapper aux offices, alors que le terrorisme antijuif se développe.

Mais c’est sur la deuxième case du bandeau que je veux revenir, celle-ci :

p. 125, case 4.

Elle est en partie logique et en partie étonnante. Logique car on y voit un jeune Sfar adorer Rahan, comme tous les enfants de sa génération, et l’acheter à un vendeur militant lors d’une fête locale. Nous avons déjà un peu exploré cette diffusion ici. Le vendeur lui évoque Raymond Poïvet, ce grand dessinateur qui a notamment illustré l’iconique série de Science-Fiction Les Pionniers de l’Espérance, qui paraît de décembre 1945 à août 1974 dans le magazine. Il est assez connu que la série n’était plus très populaire dans les 1970, que le jeune Sfar ne connaisse pas Poïvet est donc normal (de toute façon Sfar est né en 1971, donc il devait acheter des magazines d’occasion), et cette case a sans doute une vocation humoristique montrant comment le jeune dessinateur ne reconnaît alors pas le « grand » dessinateur par excellence du réalisme français.

Ce qui est plus surprenant, c’est de voir le vendeur parler de Marijac. Grand prix de la ville d’Angoulême 1979, il est sans doute le moins connu des lauréats, c’est pourtant quelqu’un de réellement important. Auteur de bande dessinée, résistant, autour des Trois mousquetaires du maquis, Marijac a une activité de scénariste et d’éditeur, à travers l’important journal Coq hardi. Et justement, si Coq hardi est un journal clairement résistant, comme Vaillant, il est aussi clairement gaulliste, et financé à sa création par le MNL.

Puisqu’il s’agit a priori d’un vendeur d’occasions, pourquoi pas, on peut imaginer qu’il fasse découvrir à ce grand ado fan de BD un tas de vieux papiers dessinés des années 60. Donc pourquoi pas Marijac, et tant pis pour l’idéologie ! On dira qu’il y a prescription pour ce bouquiniste qui amenait les idées gaullistes au sein des fêtes communistes, cela reste amusant de se dire que Sfar s’amuse de la licence d’aller chez les coco, ce qui énerve son père, pour qu’on lui parle d’un auteur gaulliste par excellence.

Cela étant, en termes de flexibilité idéologique, Poïvet n’était pas le dernier. Outre sa participation au journal collabo Le Téméraire (avec des planches a priori peu idéologisées contrairement à Liquois ou Erik – dont la série sera pourtant reprise sous un autre nom dans Coq hardi !), et sa participation très active à Vaillant puis Pif Gadget, il a aussi participé à Coq hardi en dessinant Colonel X, scénarisé par Marijac, en 1947 Médioni nous apprend même que l’atelier de Poïvet se trouvait au-dessus des locaux de Coq hardi. C’est sans doute ce héros, qui reste un Résistant, un homme porteur de valeurs qu’un communiste peut apprécier, l’attache étant moins sensible des années après la mort du Général, que notre vendeur présentait au jeune Sfar. On lui pardonnera donc son incartade.

Coq Hardi n° 54, avril 1947. Début d’une aventure du Colonel X…

PS : la possibilité que Sfar ait mis un mot de grand auteur ancien un peu hasard, par réminiscence de la collaboration Poïvet/Marijac, est aussi envisageable. C’était l’occasion un peu de tout ça.

PS2 : Je serai ce dimanche au Mémorial de la Shoah a 14h30 pour une table ronde autour de la bande dessinée sous l’occupation, j’y parlerai évidemment de Vaillant/Pif (et de son ancien nom, Le Jeune patriote).

Un méchant de BD ?

Au détour d’un intéressant article du Devoir (le grand quotidien plutôt pro-indépendance et de gauche au Québec) sur la surreprésentation des ultra-riches dans les séries télévisées, où la sociologue Julia Posca (qui travaille pour l’IRIS, passionnante structure anti-orthodoxie libérale) donne de pertinentes analyses, cette sentence, de la plume du rédacteur Stéphane Baillargeon :

« Glass Onion ou Squid Games noircissent le trait au possible et donnent aux milliardaires des allures de méchants de bande dessinée. »

On a lu bien pire sur la bande dessinée, pourtant ça m’a un peu chiffonné. L’auteur parle d’actes immoraux, souvent accompagnées de postures et de faciès qu’on imagine bien, j’ai en tête les masques de Squid game d’ailleurs. Rien de bien violent pourtant, il s’agit là de parler des méchants caricaturaux à la Olrik, M. Choc ou Pat Hibulaire, de ceux qui vont détruire le monde d’un grand rire. Encore que M. Choc a un casque alors on ne sait pas, et Olrik est plutôt séduisant, César dans Astérix n’étant pas laid non plus.

A vrai dire, un des méchants les plus iconiques dans mes lectures (je ne prétends pas que ce soit universel) est sans doute Angel face, dans Blueberry, mais certes [SPOIL] il s’enlaidit à la fin.

Jean Giraud, couverture d’Angel Face (Blueberry T17), Dargaud, 1975.

Dans les comics je vois bien les méchants monstrueux – salut à Double face –, je comprends bien l’image choisie. Et en vrai, il y a plein de méchants Franco-belges au faciès repoussant aussi, pas de soucis. Des méchants vraiment caricaturaux, vilains et tout – supers-vilains est d’ailleurs le nom donné aux adversaires des super-héros tiens.

Ce qui m’étonne n’est pas un problème de fond plutôt qu’une surprise. Fondamentalement la bande dessinée n’a rien inventé, elle a repris les faciès et usages graphiques des méchants de l’illustration pour enfants, de la caricature politique, du dessin d’opinion, etc. Ce sont de vieux procédés pas tant liés au « méchant de bande dessinée » qu’à la représentation imagée du méchant – avec ce que ça a d’ailleurs de problématique avec le mix qu’il peut exister entre une imagerie iconographique du méchant et une imagerie antisémite du juif, mais autre sujet.

Une représentation commune, historique, ancrée, qu’on retrouve dans la « culture populaire » à laquelle appartiennent généralement bien plus les séries à succès que les BD à succès (hors Astérix une BD franco-belge à succès touche toujours un public relativement modeste comparée à un film à succès). Ces riches caricaturaux et méchants de séries (aux physiques plus ou moins agréables, comme ceux de BD) ressemblent donc à des méchants de séries avant tout, puisant aux mêmes sources de la bande dessinée.

Spécifier ici la « bande dessinée » a donc sans doute malgré tout un usage dépréciatif, des méchants pas très sérieux, pas très finement observé, contrairement à ceux habituels dans les séries ? Mmouais. De toute manière Squid Game n’a jamais prétendu raconter une histoire vraie ni faire du reportage sociologique.

Bon, rien de grave là-dedans, mais un micro-énervement : en 2022 était-il bien nécessaire d’aller chercher la bande dessinée pour dire ça ?

Bandeau : Tim Sale et Jeph Loeb, Batman: The Long Halloween, DC comics, 1996.

Quand Mickey et Dingo poétisent

En train, je lis souvent des magazines Disney, fidèle à cette phrase du futur Goncourt Didier Decoin(coin) déclarant dans Haga « Savoir lire, parfois, c’est aussi oser grimper sur le dos d’un canard qui porte un béret de marin. »

Si Picsou magazine a ma préférence je me laisse parfois aller à Mickey Parade, devenu Mickey Parade Géant, j’imagine par rapprochement avec Super Picsou Géant, le « parade » étant désormais minuscule entre les deux autres mots. Cela me rappelle un peu Vaillant devenu Vaillant le journal de Pif avant sa transformation en Pif Gadget, disons que je ne serai pas surpris qu’un jour l’épais magazine devienne Mickey Géant tout court.

Un Vaillant de mars 1965 peu avant sa transformation en Vaillant le journal de Pif (ici n° d’août 1966) puis en Pif Gadget (ici le n°1, février 1969)
Le premier Mickey Parade (1966), un de mon enfance (1998) et celui dont je vais parler (septembre 2022)

Étudier Mickey Parade, et les productions presse Disney en général, serait un sujet passionnant, encore trop peu défriché, laissant souvent l’étude du catalogue et de son patrimoine aux journaux eux-mêmes (via des hors-séries, voire des ouvrages anniversaires, etc.). On oublie souvent en étudiant la presse de bande dessinée combien ces titres restent parmi les plus vendus – d’où le « Top vente » un peu surprenant dans le coin haut gauche des Mickey Parade Géant récents. La chose est aisément vérifiable puisque les tirages et ventes du journal est certifiée par l’ACPM, qui nous montre que malgré une petite baisse le magazine reste vendu à plus de 46 500 exemplaires, ce qui en fait le 139e titre le plus vendu tous genres confondus dans le palmarès 2021-2022. Pas mal du tout et une belle position en jeunesse Picsou magazine est 81e, Super Picsou Géant 94e, Le Journal de Mickey 103e et Mickey junior (méconnu) 116e. Bayard devant un peu en presse jeunesse mais ça reste une très belle performance pour le groupe Héritage (qui possède les titres Disney).

Si je m’emballe à regarder ces chiffres, ce n’est pas du tout le sujet de ce post. Profitant d’un voyage en train j’achète et entame donc le Mickey Parade Géant n° 390 dont le récit central, annoncé en couverture, est « L’Odyssée du Dingo-Tiki » (Ivan Bigarella et Sergio Cabella). J’avance dans cette aventure et tombe soudain sur cette page :

Page 60 du numéro

Il s’agit assez évidemment d’une annotation de rédacteur indiquant un oubli dans la traduction, chose assez courante quand on gère l’édition d’un journal. Le voir imprimé l’est un peu moins. Si cette erreur, qui reste sans gravité, se repère, je m’amuse de sa curieuse place. Alors que Dingo regarde l’immensité du ciel, il discute avec Mickey qui le trouve poète. La dénégation de Dingo résonne étonnamment juste avec la réponse « Manque traduction », comme si la poésie lui était définitivement cryptique, incompréhensible, dans une langue étrangère. Il manque à Dingo la langue poétique nous dit Mickey Parade Géant, en donnant un bel exemple d’une erreur créant du sens. On imagine que le secrétaire de rédaction s’est fait tancer pour ça, j’aimerais pour ma part saluer cette personne qui, par cette bourde qui n’a au fond fait de mal à personne, a multiplié le potentiel poétique de la page.

PS : Montrant cette page à mon ami Jean-Paul Jennequin, traducteur régulier de récits Disney, et notamment dans ce numéro, il m’indique ne pas l’avoir traduit. Je le savais, le traducteur crédité est Laurent Laget, mais je retiens une chose fascinante : il a aussitôt reconnu ne pas être le traducteur, car lui ne laisse pas les « Yuk yuk » mais les transcrit autrement. S’en est suivi une discussion sur la non-harmonisation de la traduction certaines onomatopées Disneyien, autre chose à explorer, si le cœur vous en dit !

Jimmy Beaulieu : un livre, quatre titres

Il arrive que les auteurs québécois prévoient de conserver des droits distincts entre les éditions au Québec et en Europe, cela a plusieurs avantages : pour l’éditeur cela évite des transferts de livres d’un océan à l’autre, pour l’auteur cela évite que des publications en français chez d’éventuels autres éditeurs (c’est principalement le cas si un éditeur québécois n’est pas distribué en Europe) soient traitées en droits étrangers.

Jimmy Beaulieu est un auteur québécois assez lu en Europe francophone, et aussi un habitué des modifications d’ouvrages entre chaque réédition mais c’est un autre sujet (même si un peu lié). En 2013 ; les éditions Mécanique générale, qu’il a fondé des années plus tôt mais où il n’a plus d’activité éditoriale, on édité un gros recueil de ses récits autobiographiques. Le titre est clair et assez illustratif : Non-Aventures, sous titré « planches à la première personne ». Si quelqu’un pense tomber ici sur de la grande course-poursuite, c’est qu’il ne sait pas lire.

En janvier 2015 l’album est édité en Europe. J’entends souvent parler d’édition française mais c’est abusif puisque la maison d’édition, Les Impressions nouvelles, est localisée à Bruxelles. L’éditeur du livre est certes français (le scénariste et théoricien Benoît Peeters) mais il faut a minima parler d’édition européenne francophone. En tous cas, outre quelques modifications de contenu et d’agencement, la couverture diffère. Il y a le dessin, bien sûr, mais c’est assez classique avec une autre édition, le changement de titre l’est moins, surtout que la langue ne change pas. Et les « Non-aventures » deviennent « Les aventures » soit l’exact inverse.

Bon normalement si vous avez lu le début c’est clair.

Pourtant, le titre fonctionne très bien. Avec ce dessin laissant entendre une promenade calme et douce, loin de toute aventure, et le sous-titre conservé, le lecteur comprend bien qu’il s’agit d’un pied de nez et qu’il n’y aura d’aventure qu’intime et personnelle. Interrogé par Laurent Lessous pour BDZoom, Beaulieu explique le choix « Benoît Peeters, l’éditeur de l’édition européenne, n’était pas friand du titre un peu négatif de l’édition québécoise : Non-aventures. Je n’y tenais pas non plus. Nous avons bien cherché une alternative. Moi qui pense toujours à des titres de livres (à en rendre fou mon entourage), je bloquais. J’ai finalement proposé cette variante toute simple et plus drôle, “Les Aventures”, qui était le titre du premier chapitre de la section “Quelques pelures” (lequel s’intitule, dans cette édition, “Non-aventures”). » On note au passage le jeu de retitrage permanent de l’ancien album qui change nom en devenant chapitre… L’enfer des bibliothécaires.

Ce transfert de titre est passionnant, les deux jouent sur une contradiction : le premier sur la simple négation « non-aventures », l’autre peut-être plus subtilement en jouant le contraste avec l’image et le sous-titre. Aucun ne manque de poésie, je préfère a priori le second, mais peut-être est-ce simplement parce que c’est le premier que j’ai connu ? Ou que c’est un ciblage géographique efficace. Quand j’ai présenté le choix à des amis, au débotté, les avis variaient mais sans que ça ne se détache vraiment, ni se distingue par origine géographique. Esthétiquement je trouve par contre la deuxième édition plus réussie, sans aucun doute, c’est mon affaire, j’imagine.

Lors de mon séjour au Québec il y a quelques semaines, Jimmy m’a confié (pour la bibliothèque patrimoniale de la Cité internationale de la BD et de l’image) différentes éditions étrangères de ses livres. Parmi elles, deux de ce qui correspond aux (Non-)Aventures, qu’il m’a présenté comme des éditions directes de ce livre mais qui sont en réalité antérieures (il faut dire que les éditions Aventures sont déjà des anthologies, je vous le dis, un enfer pour les bibliographes).

L’édition canadienne anglophone (2010) et allemande (2014)

Une de ces éditions est paru en anglais chez l’éditeur canadien Conundrum Press en 2010 (avant la Québécoise donc), l’autre en allemand, chez l’éditeur allemand Schreiber & Leser en 2014 (après la Québécoise, mais avant la Belge, pour celle-ci). L’image de couverture est différente des éditions françaises, mais globalement partagée par les deux éditeurs en question, même si en bonne JimmyBeayulieuserie il y a des retouches (le choix de couleurs notamment, et le cadre plus ou moins serré). Le titre est évidemment traduit. Bien que pas très bon en langues étrangères il semble évident qu’aucun ne parle d’aventure, existantes ou non :

En anglais nous avons Suddenly Something Happened, qu’on pourrait traduire à peu près par « Soudain, quelque chose arrive » ou « Tout à coup, etc. ». Un très bon titre à vrai dire, qui résume lui aussi bien le contenu, et cette pseudo-aventure (prenant le contre-pied d’une vieille vision de la BD), peut-être plus explicite que les titres français, car sans sous-titre. En allemand, que je ne parle pas du tout, Am Ende des Tages (là aussi sans sous-titre). Google et des gens m’ont évoqué un « À la fin de la journée » voire « des jours » (ce qui n’est pas exactement la même chose), bon là en tous les cas, pour le coup, je vois moins bien le rapport. Mais cela semble confirmer un goût du jeu avec les titres, profitant de chaque édition pour proposer une variation, ce n’est pas si courant.

PS : J’admets que le titre est un peu mensonger, puisque qu’il ne s’agit jamais vraiment du même livre malgré un contenu largement commun, même entre les deux éditions francophones (même s’il me semble que les rééditions de Non-aventures reprennent le contenu exact des Aventures). Mais bon, vous avez quand même l’idée générale, et au début je croyais que c’était bien le même livre.

Gudule, compagne de route de la bande dessinée

Il y a quelques années le site Bodoï a planté et pas mal d’articles ont disparu à jamais. La disparition de certaines de mes chroniques, que je n’ai pas conservées par ailleurs, ne m’a pas particulièrement rendu triste puisque c’est surtout de l’actualité, et qu’on retrouvait trace de ces titres ailleurs. Cependant il y avait un texte qui était un peu unique, une nécrologie de l’autrice Gudule, très connue pour ses livres jeunesses, et tant d’autres, qui avait croisé le chemin de la bande dessinée de manière plus ou moins proche au long de sa carrière. Il y a peu, j’ai pensé à regarder si c’était sur archives du web et, évidemment, ça y était. Bref, pour archive, ce qui est un peu le but de ce site où je ramasse des choses à moi ici où là, voici donc ce texte, augmenté de deux pages de Gudule dessinatrice.

Kwika est un des rares albums publié
comprenant des scénarios de Gudule

Décès de Gudule, amie de la bande dessinée

22 mai 2015 | Maël Rannou

Anne Duguël, dîtes Gudule, est décédée jeudi 21 mai à l’âge de 69 ans. Célèbre et très prolifique auteure jeunesse, mais n’hésitant pas à s’aventurer dans le roman adulte, c’était aussi une compagne de route bien connue des amateurs de bande dessinée.

Membre d’une famille d’artiste, elle est notamment la mère d’Olivier Ka – scénariste notamment de Pourquoi j’ai tué Pierre – et de Mélaka, auteure et pionnière des blogs BD. Au-delà de cette filiation, sa signature était présente dans de nombreuses revues majeures du neuvième art. Durant des années, on pouvait la lire dans Pif GadgetCharlie HebdoFluide Glacial, L’Écho des savanes et, bien sûr, le Psikopat, qu’elle avait contribué à fonder.

Elle y écrivait surtout des textes, mais scénarisa quelques récits, souvent dessinés par Paul Carali, son compagnon d’alors (on a pu les retrouver dans les albums L’Amalgame et Kwika). Les plus curieux avaient même pu la découvrir dessinatrice dans Le Havane Primesautier, fanzine de Charlie Schlingo, elle y révélait un trait Chagalien dont elle n’aurait pas à rougir.

Progressivement éloignée de ce milieu, elle s’était épanouie dans le roman et les nouvelles, réalisant une œuvre pléthorique mais riche, reconnue aussi bien par le public que les institutions. De la littérature jeunesse, mais pas que, parlant toujours à tous et n’hésitant pas à explorer le petit quotidien comme le fantastique.

Toutefois, cela ne le déconnecte pas du tout de la bande dessinée puisque tout amateur se doit d’avoir lu Kaïra, roman ado paru en 2001 chez Flammation, racontant à travers une histoire d’amour le quotidien d’une rédaction de journal de bande dessinée. La conception, les relations avec les auteurs, les fêtes quasi-orgiaques… on y découvrait l’envers de l’édition indépendante, son charme foutraque et ses problèmes logistique. On y reconnaissait bien sûr le Psikopat, mais le roman sentait aussi Hara Kiri. Ouvrage atypique, Kaïra était autant un vecteur de vulgarisation qu’une déclaration d’amour au médium.

Pour conclure, nous vous recommandons d’aller relire son blog, dont la dernière note datée du 19 mai montre cet éternel désir de création.

Le roman Kaïra dans une édition récente

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En conclusion de la republication de 2022, deux rares pages de bande dessinées que Gudule a intégralement réalisée, parue dans Le Havane Primesautier n° (chaud) 7, Artefact, janvier 1980.

Quelques souvenirs de Nikita Mandryka (1940-2021)

Le 13 juin dernier, Nikita Mandryka est mort. Il est l’auteur d’assez nombreuses BDs mais surtout du Concombre Masqué, série qui a eu l’intérêt assez rare de naviguer non seulement entre différentes revues historiques mais aussi entre des organes aux publics très différents. Jugez donc : début dans Vaillant/Pif Gadget (jeunesse), passage à Pilote (ado-adulte) puis L’Écho des Savanes (adulte) après un désaccord mythique, microscopiquement dans (À suivre…) pour une brève incartade politique (adulte aussi), avant de finir sa carrière de presse dans Spirou (re-jeunesse mais aussi lecteurs nostalgiques). En parallèle le Concombre a vécu en albums chez Dargaud puis, ces dernières années, chez Mosquito et, surtout, Alain Beaulet, qui a publié La Vie secrète du Concombre masqué à peine un mois avant sa mort. On pourrait aussi citer l’étonnant passage du Concombre dans la BD utilitaire avec le fameux Pas de sida pour Miss Poireau, vulgarisant l’usage du préservatif, scénarisé par Moliterni et envoyé dans nombre de collèges et autres lieux d’éducation (édité en 1987 et en 1994). Il fut pour ma part un élément important de mon éducation sexuelle. Le concombre, enfin, était présent en ligne sur un site foisonnant, complètement foutraque, tenu par Mandryka lui-même depuis les années 90, à une époque où c’était franchement rare. On y retrouve des dessins inédits, rééditions, avis philosophico-politiques, souvenirs, republication de séries qui lui plaisaient… Le Concombre était donc malléable et a eu de multiples vies, parfois contradictoires.

Mais si Mandryka a une œuvre riche, dont on a salué l’aspect original, volontiers absurde, surréaliste, marquée par la philosophie orientale (principalement le Tao) comme le burlesque américain, s’il a été récompensé par ses pairs du Grand Prix de la ville d’Angoulême en 1994, c’est sans doute autant pour son rôle majeur dans l’édition franco-belge (et suisse, puisqu’il vivait dans ce pays). Adolescent, j’étais marqué par les pages ésotériques du Concombre dans les vieux Pilote de mon père, mais aussi pour les pages clairement obscènes dans les vieux numéros de l’Écho. Surtout, je constatais, déjà intéressé sans m’en rendre compte par les coulisses de la bande dessinée, qu’il était celui qui décidait du contenu, le rédacteur en chef tout puissant d’une revue qui me choquait un peu tout en m’épatant par la liberté de ton, mais aussi de création graphique et narrative. « La nouvelle bédé c’est dans l’Écho qu’elle est ! » titre une de ses célèbres couvertures, et c’est sans doute vrai. Une bande dessinée dans un large éventail, mêlant l’underground à l’expérimental en passant par des formes plus classiques mais, souvent, des voix originales. Nous avons déjà évoqué cette époque sur ce blog, avec Philippe Marcelé.

Couverture de l’Écho des savanes n° 15 (décembre 1975)

Nikita Mandryka a participé à l’aventure VaillantPif Gadget puis a migré à Pilote en espérant pouvoir parler à un public plus large, plus adulte, et faire des BDs plus libres. La manière dont son Concombre regardant pousser un jardin zen durant des pages et des pages a eu raison de Goscinny et mené à la création de L’Écho des savanes, avec Gotlib et Bretécher, en 1972, a été raconté des centaines de fois. On raconte moins comment il a dirigé ce journal seul au bout de quelques années et permis à des dizaines d’auteurs d’être publiés, avant de lâcher l’affaire en 1979, effaré par les problématiques de gestion et les luttes de pouvoir qui ne l’intéressent guère. Il revient pourtant dans ce rôle de rédacteur en chef pour la relance de Charlie Mensuel durant un an, de 1982 à 1983, avant de prendre la direction de Pilote. Si la presse est alors en crise et que son travail paraît moins révolutionnaire qu’à L’Écho, ce passage à la tête de trois revues mythique en fait autant un auteur qu’un éditeur d’importance, façonnant à travers ces revues à certain pan de l’histoire de la BD.

Mandryka aimait causer, raconter, nous aurions sans doute été en désaccord sur un certain nombre de choses, mais il était profondément curieux et généreux. Pour le critique que je suis, qui s’intéresse à l’histoire de la presse BD, c’était aussi un « bon client », toujours disponible pour un entretien et prêt à donner de son temps. Depuis que j’écris sur la BD, je l’ai appelé régulièrement, et ai réalisé au moins quatre entretiens avec lui : dans le Gorgonzola n° 4 (juin 2005), sur Du9 avec un très long entretien carrière (décembre 2010), à l’occasion de sa venue à Paris pour un salon hommage à Pif Gadget, qui reste gravé dans ma mémoire pour les plus de 2h30 passées en sa compagnie – et au moins le double à faire le tri sur l’enregistrement, il avait derrière repris le tapuscrit avec beaucoup d’attention –, par téléphone pour nourrir mon article sur L’Écho des savanes dans Les Cahiers de la BD n° 10 (juin 2020) et enfin par courriel pour mon livre sur Pif Gadget et le communisme (à paraître fin 2021 mais réalisé en avril 2019). Il était toujours disponible, prêt à raconter tout et n’importe quoi, il fallait faire le tri, ça allait dans tous les sens, il s’enflammait, parfois en déclarant sa passion pour quelque chose (la dernière fois, signe de sa curiosité constante, pour la thèse de Sylvain Lesage qu’il a tenu à m’envoyer en PDF ensuite !), parfois en m’engueulant à moitié parce que je ne saisissais pas assez, en réalité toujours prêt à rendre service et à partager.

Je ne l’ai rencontré qu’une fois mais je l’aimais bien. Ce grand type si étonnant, héritier d’une bourgeoisie russe en exil, qui a grandi en Tunisie puis s’est lancé dans la bande dessinée à Paris… Il portait avec lui sans doute un sacré bagage, mais aussi un gros pan de l’histoire de la BD et c’est sans doute ce qui a motivé l’adolescent que j’étais à l’interviewer au tout début de Gorgonzola. Pour situer, on parle alors d’un fanzine tiré à 70 exemplaires édité par un lycéen, vendu quasi exclusivement à ses proches. Pas sûr que l’intérêt pour Mandryka ait été très grand et pourtant il a répondu très vite okay pour l’entretien, par téléphone (mes parents avaient été un peu choqués en apprenant que c’était vers la Suisse, à l’époque les box illimités n’étaient qu’un fantasme). Déjà, son cursus d’éditeur et ses choix radicaux m’interrogeaient. À vrai dire, je m’étonne de voir qu’à 16 ans tout cela m’intéressait déjà, mais ce choix d’interview n’était pas anecdotique, c’était un modèle en édition, une figure tutélaire qui, en plus, acceptait le rôle.

Ci-dessous, pour mémoire, l’entretien publié dans le Gorgonzola n° 4 de juin 2005. J’avais 16 ans et on est loin d’un contenu aussi intéressant que les autres, mais c’était le début. Mon troisième entretien en fait (le premier a été Mattt Konture, le deuxième Julie Doucet, mais c’étaient des auteurs que j’interrogeais et non des éditeurs), il a été sacrément important pour la suite. Si dire oui à un long entretien pour une revue ou un site installé est une chose, faire de même pour un gamin sorti de nulle part (et la Mayenne c’est un peu nulle part) en est une autre. Et il l’a fait sans barguigner, en m’accordant autant de temps que je le voulais. Une anecdote qui me fait penser que Mandryka était un homme bien. Nous ne nous parlions que ponctuellement, mais il va me manquer, mon « bon client » préféré.

NB : Mandryka est aussi un auteur qui partage son jour de naissance avec mon grand frère, chose qui ne veut rien dire mais quand même (c’est aussi le jour de naissance de Arthur Rimbaud, Alphonse Allais et André Santini, bon)

Crédit image : Nikita Mandryka en 2011 part Rama (Wikimedia)