Voyage au bout d’une éponge traduite

Dans ma bibliothèque d’enfant était un merveilleux livre d’Hanx Traxler, Voyage au bout de l’éponge. Cet auteur est assez culte dans la littérature jeunesse, et il me semble que ce livre particulièrement, même s’il a longtemps été épuisé. L’édition Folio Benjamin, publiée en 1980, n’était plus rééditée depuis au moins dix ans quand Le Chineur, petit éditeur au catalogue pluriel et atypique, a décidé de le rééditer en 2015, avec une nouvelle traduction, réalisée par Jessica Blandin et Abel Ségrétin, qui est aussi l’éditeur .

Né en 1929, Traxler est grand auteur pour la jeunesse et dessinateur satirique, on lui doit notamment la fondation de deux importants journaux de caricature allemands : Pardon (1962-1982) et Titanic, créé en 1979 et qui paraît encore. En Français, son œuvre est relativement peu disponible. Deux ans après le Voyage, Folio Benjamin a aussi publié Cinq chiens gagnent un million, un livre au titre attrayant dont j’ignorais l’existence avant de me lancer dans ce petit texte. Surtout, l’éditeur suisse francophone La Joie de lire (qui publie notamment le merveilleux Øyvind Torseter), ont lancé depuis 2009 une série de publications d’albums jeunesse. Là aussi je l’ignorai, là aussi les titres sont réjouissants et l’ensemble a l’air très beau, il ne fait guère de doute que j’irai y voir bientôt. L’ensemble est présenté ici, mais pour le plaisir en voici la liste des titres : Le Garçon qui voulait être une marmotte (2009), Le Chat qui n’arrêtait pas de grandir (2016), Sophie et le cor des Alpes (2017), Viens, Émile, on rentre à la maison ! (2018) et L’Éléphant qui voulait rester petit (2019). Ajoutons-y Sombre nuit, écrit par Nelly Singeret et publié dès 1997, mais manifestement épuisé.

L’autre Traxler traduit en français, en 1982, avant une absence comme auteur complet pendant presque 30 ans !

Voyage au bout de l’éponge fait penser à une comptine, et se déroule de page en page, en sautant de sonorités en actions inattendues. Le résumer n’a pas un grand intérêt, mais pour faire court : un homme trouve une éponge, elle se vide d’eau et inonde le monde, il fuit donc, navigue, s’envole, etc. Le récit est pourtant assez construit, et je me souviens qu’enfant il me semblait tout à fait logique, alors que l’on passe bien d’étranges choses en étranges choses. Le dessin, assez simple et aux douces hachures, entraine dans un imaginaire bondissant avec beaucoup de délicatesse. Pour ajouter à l’émotion, le relisant des années plus tard, j’apprends dans la biographie de l’auteur qu’il a réalisé ce livre dans un château écossais où il s’était retiré pour mourir, après un diagnostic implacable lui laissant quelque mois à vivre. Cela explique sans doute la puissante légèreté du tout, livre-testament qui ne se veut pas leçon de vie mais secoue des choses sans trop le donner à voir. Cette solennité habite l’ouvrage, mais amuse aussi puisqu’à désormais 93 ans, Traxler est toujours vivant.

Au-delà de cette déclaration d’amour sincère à un ouvrage qui, je le constate dès que je l’évoque, a beaucoup marqué ses lecteurs, je m’arrête ici sur une curiosité de l’ouvrage. Lisant la réédition du Chineur j’arrive donc à une suite de pages où notre bonhomme cravaté entre dans une maison par une lucarne et tombe sur une énorme souris et la tue – je me souviens d’ailleurs avoir, petit, été à la fois effrayé par cette énorme bête et attristé de cette mort violente alors qu’elle ne semblait pas dangereuse. Mais en lisant les pages, mon sourcil monte. Les voici :

Cette histoire de papier me perturbe, ça ne me dit rien, même si cela fait sens avec la page qui suit la séquence, où l’homme crée un bateau en papier journal pour prendre la mer. Le reste du livre, toujours délicieux, est conforme à mes souvenirs même si la traduction diffère forcément par endroits. C’est la joie des traductions. Mais tout de même, je m’interroge et consulte donc la version Gallimard de 1980, traduite par Patrick Jusserand :

Merci à Guillaume Bla qui a confirmé mon souvenir, et à Manu @UniMerci pour les scans de l’éditions Folio !

Et bien c’est en effet très différent. Je ne suis pas forcément surpris, à trente ans d’intervalle il y a forcément des différences dans les traductions, on ne parle plus pareil, des subtilités parfois oubliées (notamment dans la littérature jeunesse), ou aseptisées, peuvent être réhabilitées. Ici le sens change quand même fortement et, pour le coup, la nouvelle version est moins brutale. Non seulement un lien logique se créée entre les séquences, le bateau est donc fait avec le corps de cette souris, mais en plus elle n’a pas été tué brutalement puisqu’elle est de papier, ni gratuitement puisque cette mort qui n’en est pas une a une utilité. Par contre, trouver « une souris de papier » géante dans un grenier, je trouve ça bizarre (chose que l’on peut questionner dans n livre où tout est relativement absurde).

Puisque je ne parle pas allemand et n’ai croisé personne avec la VO en capacité de m’éclairer, et que j’avais les coordonnés de l’éditeur à qui j’avais pu dire ma joie de cette réédition, je lui ai donc directement demandé. Chose amusante, il en a été lui-même surpris, et est retourné à la source, où il n’a trouvé aucune souris de papier. Il se souvient, dans le binôme de traduction, avoir fait ce choix et imagine avoir trouvé cela plus fluide. En se laissant porter parfois on dépasse sa pensée sans doute, il l’a reconnu sans mal mais en était surpris lui-même, ce qui est assez beau sur la capacité à une création de dépasser ceux qui la font. Ici, cela donne une éponge un rien sur-traduite, que l’on se réjouit tout de même de pouvoir à nouveau presser indéfiniment.

Voyage au bout de l’éponge, de Hans Traxler
Es war einmal ein Mann
Traduit par Jessica Blandin et Abel Ségrétin
Éditions Le Chineur, 2015, 13.50 €
9782954986722

PS : si quelqu’un a les pages en question en allemand, pour moi ça ne sera pas plus clair, mais ça pourra faire une intéressante conclusion.

Éloge d’Éloge des fins heureuses, de Coline Pierré

Cela fait longtemps que je parle d’écrire sur Éloge des fins heureuses, de Coline Pierré. À tel point que pour celles à ceux à qui j’en parle depuis des mois risquent de trouver ce billet un rien décevant. Mais puisque le livre devrait très bientôt être réédité (le site annonce fin janvier depuis des mois, nous sommes en février), voici quelques mots.

Les images illustrant ce billet sont tirées du site de Monstrograph.

J’avais acheté Éloge des fins heureuses alors que je faisais une commande à Monstrograph, j’avais été fasciné par le fanzine Tu vas rater ta vie et personne ne t’aimera jamais, de Martin Page, et avait donc découvert la petite structure qu’il tient avec Coline. J’avais aimé le titre d’Éloge et l’avait commandé avec curiosité mais sans plus. La lecture a été plaisante mais, surtout, m’a un peu secoué. Puis je suis passé à autre chose.

L’an dernier Monstrograph a été largement mis sur le devant de la scène après le succès d’Au-delà de la pénétration, de Martin Page, et, surtout, la polémique liée à la publication de Moi, les hommes, je les déteste, de Pauline Harmange. Les deux livres ont fait couler beaucoup d’encre, aidé par des imbéciles tentant de les censurer contre toute logique. Ils sont depuis réédités chez des éditeurs moins artisanaux que Monstrograph, où tout est fait quasi manuellement. Les débats particulièrement vifs qui ont suivi la publication du Harmange (un livre tout à fait recommandable) ont fait pas mal parler de la petite maison d’édition, parfois en en faisant la structure du seul Martin Page, une classique invisibilisation un rien ironique. Coline Piérré, coéditrice et autrice, y a donc publié l’Éloge des fins heureuses en 2018, il mérite tout autant de bruit (pas besoin de la fureur) que ses camarades de catalogue.

Il est très difficile d’écrire un texte intéressant sur Éloge des fins heureuses pour la simple et bonne raison que le texte est court (96 pages) et particulièrement clair. Il n’y a pas de verbiage ou de mot en trop, les idées sont avancées dans une parole excessivement limpide, brassant pourtant de multiples idées.

Autrice pour la jeunesse, Coline Pierré décrit entre autres combien les romans pour enfants ou adolescents portent toujours en eux cette part d’ouverture heureuse. Il semble logique, à ces âges, d’offrir des récits d’apprentissages, des traversées parfois rudes, mais des débouchées un minimum optimiste. Un classique qui amène souvent à voir la littérature jeunesse au mieux comme naïve, au pire comme incapable de subtilité. Car la subtilité est dans la noirceur, le poète romantique (le brun ténébreux ?), dans les pleurs que l’on arrache et qui apprennent que non, « la vie n’est pas comme dans les romans/films ». Pourtant, nombre de romans classiques finissent mal. C’est à n’y rien comprendre.

Le discours de réhabilitation de la littérature jeunesse et de ses fins heureuses porté par Coline Pierré n’est pas un discours corporatiste, il affirme une ligne et une vision du monde à élargir bien au-delà de la jeunesse. En réservant uniquement le bonheur conclusif aux enfants, on inscrit au fer rouge son impossibilité pour la suite de la vie. Après s’être fait plaisir, il est temps de devenir adulte et d’admettre que rêver est une perte de temps. Outre que c’est une bien triste vision de l’âge adulte (j’ai adoré mon lycée mais sans doute plus ma vie de trentenaire que de collégien), elle est éminemment conservatrice. Ce mépris des fins heureuses « non subtiles » de la littérature jeunesse ou du récent « young adult » n’est au fond qu’un discours bien connu décrétant qu’il n’y a pas d’alternative. Et franchement, je n’ai aucune envie de lire une histoire de Margaret Tatcher.

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est heur1.jpg.

Mon premier instinct quand j’ai voulu écrire sur ce livre était de creuser cette ligne, de dire que sans le vouloir Éloge des fins heureuses était un livre puissamment politique. Sauf que je l’ai relu et que le livre le veut parfaitement. Le projet politique y est écrit noir sur blanc (avec le gros mot « politique ») : on veut des comédies musicales (et pas à la La la la land), on veut des utopies qui ne se terminent pas sur l’écrasement de l’espoir, on veut des fictions qui assument de pouvoir changer le monde. Comment pourrait-on attendre des lecteurs qu’ils y aspirent si on leur rentre au burin dans le crâne que tout est voué à l’échec ? Attention, Pierré ne professe pas un chemin sans obstacle, l’apprentissage peut être cahoteux, mais des lectures qui redonnent espoir plutôt qu’elles enfoncent la tête sous l’eau.

La posture de l’écrivain vivant dans le malheur, tirant son talent de son attitude (auto)destructrice, de l’alcool, du génie « ombrageux » (terme cachant souvent un personnage violent et abusif), est très régulièrement décrite. Elle fait partie de la mythologie : il faut être pauvre, seul et frigorifié pour sortir un chef d’œuvre, et qu’importe si Proust et Flaubert étaient rentiers. L’autrice parle donc au passage de son histoire intime dans d’intéressantes digressions (toujours dans un texte extrêmement bref, je vous l’avais dit que c’était dense) et, toute introvertie qu’elle soit, nous dit qu’on peut être heureux et écrire. Cette triste mythologie, qui se résume souvent à de la complaisance, est dramatiquement courante, et pas qu’en fiction. Il y a quelques mois sur twitter je voyais encore une doctorante expliquer qu’un de leur professeurs leur indiquait que si ses thésards ne faisaient pas au moins une dépression durant leurs années de recherche, c’est qu’ils n’étaient pas assez investis. Moi qui viens de débuter mon doctorat après des années d’attente et d’envie, j’avais juste envie de crier « Désolé, mais j’aurai le doctorat heureux ! » Le livre de Coline Pierré n’y était pas pour rien.

Parmi mes livres favoris restent pourtant des monuments de tristesse et de violence – la trilogie des jumeaux d’Agota Kristof occupant à elle seule mon podium personnel. Bon. Nous sommes tous pétris de contradictions. Et l’on n’efface pas des décennies de glorification du drame en un claquement de doigt. Mais depuis ma rencontre avec la provocatrice poétique du bonheur d’Éloge des fins heureuses les choses sont un tant soit peu différentes, et c’est sans honte qu’en littérature comme dans la vie (et dans mon engagement politique) j’assume de rêver en grand. La fin heureuse n’arrive pas seule, elle se construit, elle s’espère et, avant cela, il faut déjà l’imaginer possible.

Pour lire, acheter, offrir, diffuser Éloge des fins heureuses, et le re-épuiser quand il sera enfin redisponible c’est sur la boutique de Monstrograph.