Entretien préparatoire : José Jover, Aziz Bricolo, la politique et Pif Gadget.

Dans la série des entretiens préparatoires, une courte série de questions à José Jover, membre d’Anita Comix, qui a publié dans beaucoup d’endroits dans les 80’s et notamment dans Pif Gadget, avec Aziz Bricolo. Envisagé pour mon livre à paraître chez PLG (Pif Gadget et le communisme) dans quelques mois, j’ai reçu ces réponses il y a quelques semaines, alors que la maquette du livre est bouclée ! Très souvent, le camarade Jover répond à mes questions en développant autre chose, d’imprévu et de tout de même fort intéressant ! C’est l’occasion de parler de bande dessinées, d’édition (José Jover a lancé Tartamudo), du nouveau Pif Gadget et de militantisme, un terme qui – chose rare – n’effraie pas notre invité !

Avant de collaborer avec Pif Gadget, en étiez-vous lecteur ?

Oui bien sûr et aussi de son ancêtre Vaillant !

La série Aziz Bricolo est signée avec Boudjellal et Larbi, vous formiez ensemble un groupe nommé « Anita Comix », souvent présenté comme le premier atelier d’auteur de BD issu de l’immigration. Pouvez-vous présenter un peu ce que vous voulez dire par là et comment la série Aziz Bricolo est arrivée dans Pif Gadget ?

Aziz Bricolo est né d’abord dans le magazine du syndicat national des instituteurs Virgule (1981). J’avais pris rendez-vous avec la rédaction, dont le rédacteur en chef était PEF : auteur Jeunesse célèbre avec son Prince de Motordu mais à l’époque il n’avait publié qu’un seul album Jeunesse : Moi ma grand-mère (La Farandole, 1978). Pef, est devenu un ami très proche aux cours de toutes les années qui ont suivi.

Puis, j’ai dit à mes deux acolytes d’Anita Comix, Farid Boudjellal et Roland Monpierre de se joindre à moi pour ce journal, nous avons donc créé « Aziz Bricolo » pour Virgule. Nous avons commencé à travailler ensemble avant Aziz, avec un personnage que j’avais créé à la fin des années 1970, « Raymond Lafauche » : un pervers sympa et voleur, dont l’occupation principale était à base de gags sur le vol et sur une page ! (courrier des lecteurs bien gratiné d’ailleurs : ils adoraient ou détestaient !). Entre Raymond (qui était le prénom de mon beau père à l’époque) et Aziz, l’aventure a duré deux bonnes années, à raison d’une ou deux pages par mois, d’abord avec Raymond puis avec Aziz : ce dernier était une volonté de Pef qui voulait une série sur la diversité.

Bien plus tard (1987-1988 par-là…), j’ai proposé une autre série BD (Salséro) à Anne-Marie Schropff qui était rédactrice en chef de Pif Gadget, à l’époque encore sise rue du Faubourg Poissonnière. C’était aussi le siège des éditions VMS Vaillant-Miroir du Sprint ET la Farandole, j’avais commencé pour eux un album Jeunesse avec André Igual à l’écriture : La Vie privée des Monstres. C’était encore à la demande de Pef, directeur de collection, mais La Farandole et VMS ont fermé la boîte, avant que ça ne sorte. J’ai ai fait la toute première publication chez Tartamudo des années plus tard, en 1995.

Édition des Fictionnettes de 2004.

Nous avons passé plus d’un an dans des réunions de rédaction, tous les mois chez Pif Gadget (dernière formule coco historique), dans lesquelles participaient des auteurs comme nous, des repreneurs de personnages de Pif (Yannick avec Hercule), mais aussi des anciens très connus de notre milieu, comme Alberico Motta ou François Corteggiani. Anne-Marie m’a proposé de faire une série comme La Ribambelle, de Roba, alors j’ai pensé reprendre Aziz, mais ce coup-ci sans Roland Monpierre, parti pour d’autres aventures. Ce sera donc avec Larbi Mechkour au dessin et couleur, je l’avais connu à la radio libre « Carbonne 14 » au début des années 1980, et présenté à Farid, avec ils ont fait Les Beurs (Albin Michel, 1985).

Avez-vous, avec votre groupe Anita Comix, ciblé ce journal en fonction de ses valeurs revendiquées ? Ou avez-vous été contacté pour ces mêmes raisons ?

J’ai créé la rencontre d’« Anita Comix », chez moi au Kremlin Bicêtre (1981), et trouvé le nom à cause d’un 33 tours que j’avais sous les yeux à mon atelier à ce moment-là, un disque d’Anita Ward (Ring my bell). Roland Monpierre, que j’ai connu aux Beaux Arts de Paris (octobre 1975, c’était l’un des rares artistes noirs !), et Farid Boudjellal, ami d’enfance de Toulon, ne se connaissaient pas, et lorsque nous avons lancé « Anita comix » nous ne savions pas que nous avions créé le concept Black Blanc Beur ! Je me suis dit aussi, que les rédacteurs en chef préféreraient imaginer voir débarquer une belle sud-américaine, plutôt que trois poilus issus de l’immigration ! Et ça a marché, comme quoi… Plus tard, nous avons participé à la naissance de SOS Racisme dont les leaders étaient des sous-marins du PS, Harlem Désir (choisi pour son nom !) et Julien Dray. Nous avons fait l’affiche pour « La Marche des beurs N°2 : convergence 84 ». Nous apparaissons aussi dans le film Performances, sur les talents issus de l’immigration, avec Rachid Taha et une grande et belle expo à Beaubourg sous l’égide de Jack Lang. 

Affiches d’Anita Comix pour Convergence 84 et SOS Racisme

En plus de Pif Gadget, nous avons commencé à bosser pour Pilote, dirigé par Jean-Marc Thévenet, réalisé des tas d’affiches et de plaquettes illustrées, et beaucoup travaillé pour toute la galaxie de la presse communiste : Révolution, Regard, L’Humanité et L’Humanité dimanche, pour qui j’ai illustré des articles de presse et quelques couvertures… Pif Gadget est dans cette galaxie.

Ma motivation est simple à comprendre : j’ai été un immigré avant ma naturalisation, avec une carte de séjour et une carte de travail. J’ai participé à des associations (oubliées) en faveur des immigrés, telle le CUFI (Comité Unitaire Français Immigrés) et suis entré dans l’extrême gauche Trotskiste d’Alain Krivine. Ils me paraissaient les mieux indiqués au regard des sectes des malades maoïstes, de Lutte Ouvrière, voire des trotskistes dits Lambertiste, dont avait fait partie Jean-Luc Mélenchon, par exemple. On a pu débattre sur ces thèmes ensemble, au début des années 2000 puisque je l’ai fréquenté de près.

C’est la raison pour laquelle il est présent dans le documentaire Jeunesse (collectif avec entre autres, Cavanna, Luis Régo etc) Mon album de l’immigration en France, que j’ai publié et co-dirigé avec ma jeune assistante de l’époque, que j’ai formé, Bérengère Orieux, qui est devenue éditrice de Ici-Même.

Aziz Bricolo est publié en 1987-1988 dans Pif Gadget, pourquoi la série s’est-elle arrêtée si vite ?

Parce que ça a fait faillite : les communiste feraient mieux d’engager un expert-comptable plutôt que des leaders politiques. François Cortegianni a pu récupérer des originaux  des grands anciens, à VMS : DANS LES POUBELLES ! Ils avaient été jetés. Du coup, il m’a offert un original des Rigolus et des Tristus, de Cézard

On entend souvent qu’après 1975 le lien entre Pif Gadget et le communisme devient très ténu. Aviez-vous eu des échanges politiques avec la rédaction ou des collègues ? Sentiez-vous ce ce patronage du parti qui existait toujours ?

De fait, quand Pif Gadget renait de ses cendres vers 2004-2005, j’ai monté l’affaire avec les gars et les filles du journal des jeunesses communistes Avant Garde : à leur demande ! Je suis allé à des réunions place du Colonel Fabien, leur siège, et à L’Humanité, à Saint Denis. J’avais fait un « business plan » à hauteur de 50 000 en kiosques, avec une culbute financière à 30 000 vendus. Patrick Appel-Muller, rédacteur en chef adjoint de L’Humanité, que je connaissais de mes activités de dessinateur dans cette presse, est venu à plusieurs reprises à mon petit bureau de Tartamudo. Il venait prendre des notes pour savoir comment j’allais m’y prendre suite aux réunions !

J’avais monté une équipe de dessinateur, et de journalistes, dont Laurent Mélikian : il pourra témoigner de ce que j’écris là. Me voilà bombardé rédacteur en chef du nouveau Pif Gadget ! Puis, Patrick Apel Muller a pris le pouvoir du journal sur la base de mes notes, et a recruté François Cortegianni comme rédacteur en chef ! Il s’en excuse encore aujourd’hui, et indique que ce n’était pas sa volonté : ce à quoi je luiai dis que c’est de l’histoire ancienne. Bref, de fait au lieu de lancer 50 000 ex comme je l’avais prévu, ils en lancent… 400 000 ex… et ça a marché ! Ils ont même dû retirer les trois premiers numéros. Laurent Mélikian voulait faire un gros dossier dans le magazine Lanfeust Mag, où il bossait aussi, mais je lui ai dit que je ne voulais pas la guerre avec les cocos. Il a quand même fait une page sur cette histoire dans ce journal (que j’ai gardé bien sûr !).

Enfin, ne vous a-t-on pas par la suite étiqueté parce que vous veniez de Pif Gadget ?

Oui, je suis considéré comme un « militant » EN GÉNÉRAL (pas que pour Pif !), ce à quoi je réponds systématiquement : militant de quoi ?! Militant de la cause littéraire, artistique et des auteurs et artistes, certainement !

Entretien réalisé par courriel
en décembre 2021

Les folles années de l’intégration, réédition des Beurs et d’Aziz Bricolo par Tartamudo en 2004.

Entretien avec Elsa Abderhamani (Bien, monsieur.)

Pour le numéro 13 des Cahiers de la BD sorti en janvier dernier, j’ai réalisé la majeure partie du dossier sur l’engagement. Dans les travaux préparatoire j’ai rapidement échangé avec Elsa Abderhamani, une autrice-éditrice dont j’aime énormément le travail comme la radicalité des propos. In fine j’ai du en utiliser deux phrases. Nous l’avions évoqué à l’époque avec elle, je publie donc notre échange. C’est frustrant car elle ne semble pas avoir de site où acheter son formidable ensemble de zines sortis récemment (l’image chapeau en est un) qui sont pile dans le sujet. Reste son compte instagram.

Le zine Bien, monsieur. est un peu plus facile à trouver et se commande sur leur site. Ce travail collectif est très recommandable et mêle des formes bien différentes de récits politiques, dont toujours des propositions des deux fondatrices (Elsa Abderhamani, donc, et Juliette Mancini).

EDIT : On peut trouver quelques uns de ses zines au Monte-en-l’Air (Ménilmontant) et sur le site du FRAC PICARDIE.

Bien, monsieur. n° 6, hiver 2017. Couverture d’ Elsa Abderhamani et Juliette Mancini.

Politique, militant ? Ce sont des termes que la majorité des artistes fuient comme la peste mais qui semblent revendiqués par Bien, Monsieur. Sur quel constat initial avez vous créé la la revue?

Pour préciser le terme militant, Bien,monsieur. est l’association de plusieurs thèmes et idées que Juliette et moi partageons sur le féminisme, l’anti racisme, les rapports de pouvoir, etc. On fait particulièrement attention à ne pas privilégier une idéologie, ou nommer des groupes, des personnes politiques. On ne s’associe pas à un courant politique en particulier.

Mais il me semble que ceux et celles qui dessinent et se disent apolitiques ont tort, c’est impossible. On participe ou non à l’ordre établi.

Avec Juliette, nous avons eu l’idée de cette revue en 2015, juste avant et après les attentats à Paris, qui ont accéléré la création de notre association. C’était une période de brouhaha constant et de publications continues de dessins et de représentations violentes, ce qui rajoutait à la violence et au stress subis par les attentats. Nous avions besoin et le désir de nous exprimer, sur ce qu’il se passait, sans nécessairement réagir dans l’urgence et la colère. Et comme cette revue était dans notre esprit depuis quelques mois, nous l’avons créée rapidement, et sorti un premier numéro dès la fin 2015.

Notre envie de départ était également de nous lâcher, d’expérimenter, et de ne pas nous contenter de faire de jolis dessins.

Peut être une illustration
A droite, une de mes pages favorites (et des plus puissantes) de ce zine

Quelle forme de bande dessinée la plus percutante dans le combat politique ?

C’est une question difficile.

J’ai tendance à penser que ça dépend du sujet, et qu’il faut réserver le témoignage et la parodie à des cas exceptionnels, en ce qui concerne les différentes formes de luttes. Pour la parodie humoristique, les seules fois où j’ai eu un peu peur du ton en lien avec le sujet abordé dans des histoires pour Bien, monsieur. c’était justement en lien avec l’humour choisi.

Il y a tellement de manières de rire, et d’angles d’attaques, on oublie souvent qu’on n’a pas tous et toutes le même humour. Et qu’on peut être particulièrement blessantes en pensant pourtant avoir une idée géniale…

Je peux te donner ma façon de choisir une approche : si je décide le ton humoristique, je ris toujours de plus privilégié·e, plus puissant·e, que moi. Et lorsque je me rends compte qu’au contraire, mon propos peut être méprisant envers une personne qui a moins de droits, moins de pouvoirs, moins accès à la parole que moi, je ne choisis jamais le ton humoristique.

Pareil pour le récit esthétique et le témoignage ; la question que je me pose avant tout c’est : d’où je parle, et à qui je m’adresse, et quelles sont les personnes que ça pourrait atteindre ?

Ensuite, et ça ne veut pas dire que j’ai raison, mais j’applique mes propres règles aux autres, et en particulier aux dessinateurs et dessinatrices de presse. Par exemple, le dessin d’un homme blanc connu d’une cinquantaine d’année qui trouve un jeu de mot drôle sur les personnes migrantes ou déjà discriminées, et bien ça ne me fait pas rire. Et ça ne me parait pas percutant.

En tant qu’autrice racisée, comment approches-tu ces questions de représentations ?

La représentation en arts et en bande dessinée est vitale. Il n’y a aucune cohérence à parler d’égalité, de droits, de liberté d’expression, sans donner la parole à certains groupes entiers de population.

Et lorsqu’on invite des femmes étrangères ou non, noires, arabes, autant que des hommes blancs, et bien ça nous permet nécessairement d’avoir accès à d’autres histoires et d’autres personnages.

Je veux voir plus d’éditrices, de directrices de festivals, d’autrices et d’auteurs noir·e·s, arabes, hispaniques, etc. en France. Encore aujourd’hui, aller à un festival, pourtant international, de bande dessinée en France, c’est être confrontée à un monde entièrement blanc. Composé essentiellement d’hommes.

Ça me pose problème, et je ne comprends pas très bien pour quelle raison ça ne pose pas plus de soucis à des personnes qui évoluent soi-disant dans un milieu progressiste. Regardent-elles vraiment qui les entourent, qui elles publient et qui elles soutiennent ?

Ma réponse rejoint également la précédente: si on est entouré·e·s de personnes de milieux, d’origines, d’histoires variées, on aura tendance à mieux comprendre la société dans laquelle on vit. Et peut-être éviter l’écueil de répéter toujours les mêmes blagues et de représenter toujours les mêmes héros et personnages.

Peut être une image de texte
Le pack de zines et images Vive la France / Merci les colons

Quelques souvenirs de Nikita Mandryka (1940-2021)

Le 13 juin dernier, Nikita Mandryka est mort. Il est l’auteur d’assez nombreuses BDs mais surtout du Concombre Masqué, série qui a eu l’intérêt assez rare de naviguer non seulement entre différentes revues historiques mais aussi entre des organes aux publics très différents. Jugez donc : début dans Vaillant/Pif Gadget (jeunesse), passage à Pilote (ado-adulte) puis L’Écho des Savanes (adulte) après un désaccord mythique, microscopiquement dans (À suivre…) pour une brève incartade politique (adulte aussi), avant de finir sa carrière de presse dans Spirou (re-jeunesse mais aussi lecteurs nostalgiques). En parallèle le Concombre a vécu en albums chez Dargaud puis, ces dernières années, chez Mosquito et, surtout, Alain Beaulet, qui a publié La Vie secrète du Concombre masqué à peine un mois avant sa mort. On pourrait aussi citer l’étonnant passage du Concombre dans la BD utilitaire avec le fameux Pas de sida pour Miss Poireau, vulgarisant l’usage du préservatif, scénarisé par Moliterni et envoyé dans nombre de collèges et autres lieux d’éducation (édité en 1987 et en 1994). Il fut pour ma part un élément important de mon éducation sexuelle. Le concombre, enfin, était présent en ligne sur un site foisonnant, complètement foutraque, tenu par Mandryka lui-même depuis les années 90, à une époque où c’était franchement rare. On y retrouve des dessins inédits, rééditions, avis philosophico-politiques, souvenirs, republication de séries qui lui plaisaient… Le Concombre était donc malléable et a eu de multiples vies, parfois contradictoires.

Mais si Mandryka a une œuvre riche, dont on a salué l’aspect original, volontiers absurde, surréaliste, marquée par la philosophie orientale (principalement le Tao) comme le burlesque américain, s’il a été récompensé par ses pairs du Grand Prix de la ville d’Angoulême en 1994, c’est sans doute autant pour son rôle majeur dans l’édition franco-belge (et suisse, puisqu’il vivait dans ce pays). Adolescent, j’étais marqué par les pages ésotériques du Concombre dans les vieux Pilote de mon père, mais aussi pour les pages clairement obscènes dans les vieux numéros de l’Écho. Surtout, je constatais, déjà intéressé sans m’en rendre compte par les coulisses de la bande dessinée, qu’il était celui qui décidait du contenu, le rédacteur en chef tout puissant d’une revue qui me choquait un peu tout en m’épatant par la liberté de ton, mais aussi de création graphique et narrative. « La nouvelle bédé c’est dans l’Écho qu’elle est ! » titre une de ses célèbres couvertures, et c’est sans doute vrai. Une bande dessinée dans un large éventail, mêlant l’underground à l’expérimental en passant par des formes plus classiques mais, souvent, des voix originales. Nous avons déjà évoqué cette époque sur ce blog, avec Philippe Marcelé.

Couverture de l’Écho des savanes n° 15 (décembre 1975)

Nikita Mandryka a participé à l’aventure VaillantPif Gadget puis a migré à Pilote en espérant pouvoir parler à un public plus large, plus adulte, et faire des BDs plus libres. La manière dont son Concombre regardant pousser un jardin zen durant des pages et des pages a eu raison de Goscinny et mené à la création de L’Écho des savanes, avec Gotlib et Bretécher, en 1972, a été raconté des centaines de fois. On raconte moins comment il a dirigé ce journal seul au bout de quelques années et permis à des dizaines d’auteurs d’être publiés, avant de lâcher l’affaire en 1979, effaré par les problématiques de gestion et les luttes de pouvoir qui ne l’intéressent guère. Il revient pourtant dans ce rôle de rédacteur en chef pour la relance de Charlie Mensuel durant un an, de 1982 à 1983, avant de prendre la direction de Pilote. Si la presse est alors en crise et que son travail paraît moins révolutionnaire qu’à L’Écho, ce passage à la tête de trois revues mythique en fait autant un auteur qu’un éditeur d’importance, façonnant à travers ces revues à certain pan de l’histoire de la BD.

Mandryka aimait causer, raconter, nous aurions sans doute été en désaccord sur un certain nombre de choses, mais il était profondément curieux et généreux. Pour le critique que je suis, qui s’intéresse à l’histoire de la presse BD, c’était aussi un « bon client », toujours disponible pour un entretien et prêt à donner de son temps. Depuis que j’écris sur la BD, je l’ai appelé régulièrement, et ai réalisé au moins quatre entretiens avec lui : dans le Gorgonzola n° 4 (juin 2005), sur Du9 avec un très long entretien carrière (décembre 2010), à l’occasion de sa venue à Paris pour un salon hommage à Pif Gadget, qui reste gravé dans ma mémoire pour les plus de 2h30 passées en sa compagnie – et au moins le double à faire le tri sur l’enregistrement, il avait derrière repris le tapuscrit avec beaucoup d’attention –, par téléphone pour nourrir mon article sur L’Écho des savanes dans Les Cahiers de la BD n° 10 (juin 2020) et enfin par courriel pour mon livre sur Pif Gadget et le communisme (à paraître fin 2021 mais réalisé en avril 2019). Il était toujours disponible, prêt à raconter tout et n’importe quoi, il fallait faire le tri, ça allait dans tous les sens, il s’enflammait, parfois en déclarant sa passion pour quelque chose (la dernière fois, signe de sa curiosité constante, pour la thèse de Sylvain Lesage qu’il a tenu à m’envoyer en PDF ensuite !), parfois en m’engueulant à moitié parce que je ne saisissais pas assez, en réalité toujours prêt à rendre service et à partager.

Je ne l’ai rencontré qu’une fois mais je l’aimais bien. Ce grand type si étonnant, héritier d’une bourgeoisie russe en exil, qui a grandi en Tunisie puis s’est lancé dans la bande dessinée à Paris… Il portait avec lui sans doute un sacré bagage, mais aussi un gros pan de l’histoire de la BD et c’est sans doute ce qui a motivé l’adolescent que j’étais à l’interviewer au tout début de Gorgonzola. Pour situer, on parle alors d’un fanzine tiré à 70 exemplaires édité par un lycéen, vendu quasi exclusivement à ses proches. Pas sûr que l’intérêt pour Mandryka ait été très grand et pourtant il a répondu très vite okay pour l’entretien, par téléphone (mes parents avaient été un peu choqués en apprenant que c’était vers la Suisse, à l’époque les box illimités n’étaient qu’un fantasme). Déjà, son cursus d’éditeur et ses choix radicaux m’interrogeaient. À vrai dire, je m’étonne de voir qu’à 16 ans tout cela m’intéressait déjà, mais ce choix d’interview n’était pas anecdotique, c’était un modèle en édition, une figure tutélaire qui, en plus, acceptait le rôle.

Ci-dessous, pour mémoire, l’entretien publié dans le Gorgonzola n° 4 de juin 2005. J’avais 16 ans et on est loin d’un contenu aussi intéressant que les autres, mais c’était le début. Mon troisième entretien en fait (le premier a été Mattt Konture, le deuxième Julie Doucet, mais c’étaient des auteurs que j’interrogeais et non des éditeurs), il a été sacrément important pour la suite. Si dire oui à un long entretien pour une revue ou un site installé est une chose, faire de même pour un gamin sorti de nulle part (et la Mayenne c’est un peu nulle part) en est une autre. Et il l’a fait sans barguigner, en m’accordant autant de temps que je le voulais. Une anecdote qui me fait penser que Mandryka était un homme bien. Nous ne nous parlions que ponctuellement, mais il va me manquer, mon « bon client » préféré.

NB : Mandryka est aussi un auteur qui partage son jour de naissance avec mon grand frère, chose qui ne veut rien dire mais quand même (c’est aussi le jour de naissance de Arthur Rimbaud, Alphonse Allais et André Santini, bon)

Crédit image : Nikita Mandryka en 2011 part Rama (Wikimedia)

Posséder un livre qui n’existe pas

J’aime profondément les fanzines, les objets éditoriaux mystérieux, les livres hors des cadres et des circuits, cela ne vous surprendra pas trop. Tout cela entre régulièrement en conflit avec mon travail de bibliothécaire, de chercheur fanzineux, de rédacteur effréné de sommaires bibliographiques. Je vous parlais déjà (entre autre) de ce décalage ici.

Au fil de mes lectures et articles, il m’est arrivé d’écrire sur des albums étranges. Parmi eux Jalousie, un album fantôme d’Imagex, annoncé mais jamais publié, que l’on peut reconstituer via des revues. Un de mes articles préférés reste celui consacré aux jeux éditoriaux de Vincent Giard, auteur-éditeur québécois dont j’ai raconté les multiples blagues pour bibliothécaires/collectionneurs, et qui m’avait répondu après publication d’un « HAHAHAHAHA » tonitruant par courriel (tout en m’indiquant que ce n’était pas censé être un piège et que j’avais mal cherché, bonjour la frustration).

Sa maison d’édition, que j’évoquais dans l’article sus-cité, était belle, mais, comme souvent dans ces structures innovantes tenant à l’énergie et l’enthousiasme d’un acteur, à un moment les choses se sont enlisées puis terminées, sans bruit (je précise que le Gorgonzola 25 a 2 ans de retard, mais est bien prévu et que je reste fort enthousiaste). La dernière fois que je suis retourné à Montréal, Vincent m’avait invité dans une pizzeria étrange où il m’a appris la fin de sa structure. La Mauvaise Tête n’était plus.

Son catalogue est beau, pile vingt livres dont cet éditeur, toujours amoureux du classement, a laissé une trace en ligne, bien rangée. Et puis des projets qui, eux, ont disparu.

Lors de cette soirée pizzas, Vincent m’a fait un cadeau, un livre de François Samson-Dunlop et Alexandre Fontaine-Rousseau. Ce duo d’auteurs a publié Pinkerton et Poulet graingrain dans les débuts de la maison, un duo important pour son image donc. Mais ce livre, je l’ignorai au catalogue :

Toutes les amertumes, non-livre de François Samson-Dunlop et Alexandre Fontaine-Rousseau

Et pour cause, si j’avais déjà lu plusieurs de ces pages (publiées dans des fanzines chez Colosse, structure de microédition où l’on retrouve notamment un webdesign de Giard), ce recueil, lui, n’a jamais existé. Il s’agit d’une maquette d’un projet avorté. Pas d’une maquette en blanc : le contenu est complet, les BDs parfaitement lisibles, seuls quelques problèmes de fignolages dans la fabrication indiquent cet état, et des ratures nettes.

Ce livre existe assurément, je le possède, il a été préparé, façonné, tiré, puis abandonné. Pas forcément parce que l’éditeur coulait d’ailleurs, c’est a priori un choix fait bien avant (une date, mais est-elle la bonne ? Indique 2015), une fois le test réalisé. L’éditeur me l’a évoqué, de manière floue, en disant quelque chose comme « le cœur n’y était plus » ou « une fois le test arrivé ce n’était plus le moment », un truc mystérieux et un peu doux du genre. Il n’y en a qu’un exemplaire, les auteurs m’ont confirmé ne pas en avoir (et ont été surpris de le voir en mes mains), le (non) éditeur n’en a plus non plus. Il est là.

Un livre fantôme donc, une autre incarnation des inachevés possibles auxquels j’ai consacré un article post-journée d’étude aux Arts Décos. C’est aussi un témoignage de la richesse de ce matériau passionnant que forment les archives d’éditeurs, tout comme de leur fragilité chez ces petites structures qui n’ont pas de documentalistes et où tout part aux quatre vents, jusqu’à l’autre côté de l’Atlantique. Si demain un chercheur sur la BD québécoise s’intéresse à la Mauvaise tête, trouvera-t-il les autres archives chez Vincent ? Ou tout a été ainsi éparpillé ? Il y a en tous cas peu de chances qu’il vienne le chercher chez moi.

Tout ça me convainc plus que jamais que les bibliothèques s’intéressant à la BD (la Cité internationale de la BD, la bibliothèque municipale de Lausanne, celle de l’École Multidisciplinaire de l’image à Gatineau…) auraient intérêt à une attitude volontaire de récupérations d’archives d’éditeurs. Si la dispersion d’archives concerne aussi de gros éditeurs (les archives de Pif Gadget ont été bazardées dans un hangar, vendues sur eBay, éparpillées…), mais le risque paraît particulièrement fort pour les petits et micro-éditeurs, qui n’ont a priori aucun moyen de stocker tout ça. Il faudrait certes qu’elles soient tenues correctement. Et là je regarde un peu honteusement les archives papier de l’Égouttoir, déjà peu nombreuses (et c’est un autre problème que l’archivage numérique mais ce serait réinventer l’eau chaude), avec cette idée que, tout de même, de l’ordre pourrait y être mis. Une mission nettement plus motivante si je savais qu’un jour elles seraient hébergées quelque part par des gens susceptibles de les rendre accessibles à qui veut.

PS : Il s’avère que lors de mes premiers séjours au Canada, j’avais été particulièrement surpris car on me parlait beaucoup de Joe Dassin (ce qui n’est plus tellement arrivé par la suite) et quand j’écris ce texte voilà que qui me revient en tête (non, pas les Dalton mais)

Les Mickey de Gottfredson chez Glénat

Cet article fut rédigé pour Du9, qui n’en voulait pas, trouvant des points pas assez clairs où répétitifs. C’est bien normal et la relecture est toujours fine sur Du9, cependant je n’arrivais vraiment pas à améliorer le texte selon les désidératas puisque ce qui semblait peu logique à l’éditeur l’était pour moi. Aujourd’hui je dois bien avouer qu’il est parfois un peu bizarrement fichu.

Et puis l’article a été remis à plus tard, puis sa conclusion – qui appelait à une autre édition reprenant l’américaine – a été exaucée, rendant le papier obsolète. Comme bizarrement je l’aime quand même bien je le pose là, sur ce site que je veux utiliser comme une sorte de garage d’articles et de choses vues, dîtes, lues, ici où là. Voici donc un article périmé mais que j’aime bien.

Un placement de lettrage audacieux.

Un écrin pour Gottfredson ?

Chez Disney il y a les artisans, petites mains des studios, dont le travail honnête et intègre fait le boulot sans plus. Et il y a ces auteurs qui ont réussi à apparaître derrière l’anonymat, ceux que les fans ont réussi à reconnaître, ont collectionné, ont pisté… Jusqu’à les faire apparaître enfin en pleine lumière. Du côté des canards le plus fameux d’entre eux est Carl Barks – même si l’on peut aussi y croiser quelqu’un comme Luciano Bottaro –, du côté des souris c’est indiscutablement Floyd Gottfredson qui s’impose.

Mon article est sans doute rempli de fautes, mais moi je n’ai pas les moyens d’avoir un relecteur.

Arrivé tôt aux Studio Disney à la fin des années 30, l’intervalliste va rapidement devenir le dessinateur régulier du strip de Mickey et conservera ce poste durant plus de quarante ans. Ce travail très visible, car publié dans de multiples journaux, sera longtemps regardé de loin par la hiérarchie, qui priorisait les dessin animés et voyaient les bandes quotidiennes comme de simples produits dérivés. Pourtant, ou peut-être grâce à cette (relative) liberté, Floyd Gottfredson réussi à imprimer un style propre et à imposer sa patte. À cet égard il fait partie des auteurs les plus célébrés du corpus Disney pour leur apport à la bande dessinée.

Dès lors, l’annonce d’une édition française intégrale de ses œuvres a tout de suite fait naître espoirs et craintes. Espoirs, car découvrir de manière chronologique et soignée un travail dont la publication a toujours été éparse et sans exégèse est plutôt réjouissant. Craintes car l’intégrale Carl Barks avait laissé un goût amer, le format peu adapté écrasant des pages pourtant riches en détails. Malgré des introductions intéressantes (signés JP Jennequin) ces albums se contentait de reprendre un packaging italien et n’ont guère montré l’intérêt de Glénat pour ce fonds. L’éditeur semblait le faire car il fallait bien, au milieu de la licence, sans laisser paraître un intérêt réel pour ce patrimoine1.

Mais les éditions de Barks avaient l’excuse d’être réalisées pour les rendre attractives aux enfants, et il est certain que les choix l’exceptionnelle édition de Fantagraphic – clairement dédiée aux collectionneurs – n’aurait pas été adapté2. Dans le cas de Gotfredson l’édition retenue vise explicitement le collectionneur, l’amateur, sans doute parce que le potentiel actuel de strips souvent désuets est moins fort auprès du jeune public. Ainsi on découvre des livres de très grand format, avec appareil critique, signet et coût à l’avenant (29,50 € le volume). Et il semble que cela prenne, la presse unanime saluant un écrin magnifique pour un auteur majeur3,4… ce qui est assez déprimant, tant les pages sont massacrées.

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Une page bien trop grande et remplie pour être lisible malgré de subtils dégradés.

Il y a d’abord un non-choix. Si l’on fait des ouvrages pour collectionneur on va jusqu’au bout et l’on respecte un critère essentiel de la publication d’origine : le noir et blanc. Et contrairement au Barks l’argument du public-enfant pouvant découvrir Mickey ne tient pas, le pseudo-luxe de l’édition les exclus de fait. Un comparatif en bibliothèque le montre bien : le petit format massif des Barks, malgré tous leurs défauts, est régulièrement emprunté ; les Gottfredson, faisant parfois la moitié de la taille des enfants, sont désertés. La présentation leur dit bien « Ceci n’est pas pour vous », créant un problème de positionnement évident.

Pourtant, s’arrêtant au milieu du gué, l’éditeur a décidé de coller des couleurs pour… pourquoi d’ailleurs : Rendre le dessin plus lisible ? Difficile de faire plus clair que le trait disneyien de Gottfredson. Pour le rendre plus commercial ? Je doute que cela fonctionne vu le problème de positionnement évoqué plus haut… Il s’agit pourtant sans doute de cette raison, mais dans ce cas il était possible d’utiliser des aplats sobres détachant le dessin, pas ces constants dégradés photoshop franchement laids qui assombrissent régulièrement des coins des dessins où les détails disparaissent au lieu d’être mis en lumière ! Autre hypothèse : il s’agit d’une volonté délibérée afin de cacher « esthétiquement » une reproduction moyenne.

Les couleurs massacrantes sont toutefois une habitude des rééditions, seulement L’Âge d’or de Mickey Mouse ne s’arrête pas en si bon chemin. Si je suis incompétent pour juger la traduction et que l’appareil critique est plutôt intéressant5, le lettrage des bulles est catastrophique : alternance de taille de lettrage dans la même case juste pour des questions de place, aucun travail d’adaptation graphique… Comme on le voit dans les exemples joints, il n’est pas rare de voir des bulles à moitié vide ou, au contraire, un texte très serré dans son phylactère. À ce moment on commence à comprendre que l’apparence de luxe revendiqué par l’éditeur n’est qu’une fumisterie.

Des tailles de caractères changeant allégrement, des typos toutes serrées ou « flottantes »…

Et c’est là qu’il faut en venir au format, le fameux format salué par ceux qui y voient un moyen d’enfin mettre en valeur le dessin, de rendre service à l’auteur. Outre que cette vision de la crédibilité artistique par le grand format est assez pathétique, on en est ici très éloigné. Car si le livre est grand les bandes restent assez petites, très nombreuses sur une page (6 strips en général) et plutôt écrasées, très peu d’espace étant laissé entre elles. Loin de servir la bande dessinée, ce format réussi à la fois l’exploit d’être peu pratique – essayez de le lire autrement que posé sur une surface plane… – et pas adapté. Affichant tous les strips collés, il créé un effet de masse empêchant la respiration et ne permettant pas d’apprécier le rythme particulier du strip quotidien. On rajoutera que si l’on avait vraiment voulu montrer un dessin plus grand – pourquoi pas, de manière raisonnable cela peut-être agréable – c’est forcément un format à l’italienne qui aurait été choisi, afin de pouvoir respecter l’homothétie des planches.

Un format à l’italienne, plus proche des strips d’origines, un livre plus massif que volontairement impressionnant, un respect du noir et blanc, un appareil critique ordonné… Voici ce qu’une véritable édition patrimoniale aurait du respecter pour pouvoir prétendre au titre. Et c’est justement ce qu’on fait les éditions Fantagraphics, avec une superbe édition restaurée sortie il y a déjà quelques années quand, liée sans doute par un contrat absurde et visiblement peu concerné par son patrimoine, Glénat se contente de (mal) adapter une discutable édition italienne.

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1On notera que cela n’a pas empêché La Dynastie Donald Duck d’obtenir le Fauve du Patrimoine en 2012 à Angoulême…

2 Une voix médiane reprenant les format des Picsou Magazine, à la manière des Trésors de Picsou, aurait pu être une bonne option pour faire une édition correcte sans la rendre inintéressante pour un enfant.

3« Les fans de Mickey ne doivent pas rater cette collection remarquablement rééditée. » sur planètebd http://www.planetebd.com/comics/glenat/l-age-d-or-de-mickey-mouse/1-6-1-7/15003.html

4« L’édition se présente sous la forme d’un grand volume cartonné, dans lequel les planches peuvent se déployer dans toute leur hauteur. Le rendu est splendide et l’on éprouve un réel plaisir à découvrir ces aventures dans de si confortables conditions. » sur actuabd http://www.actuabd.com/L-Age-d-or-de-Mickey-Mouse-T6-Par

5Quoiqu’apparemment publié sans la moindre logique : ici on a un portrait de collaborateur, là une fiche personnage, là un article général… Le tout pouvant se trouver au début comme à la fin de l’ouvrage, voire au milieu !