Jimmy Beaulieu : un livre, quatre titres

Il arrive que les auteurs québécois prévoient de conserver des droits distincts entre les éditions au Québec et en Europe, cela a plusieurs avantages : pour l’éditeur cela évite des transferts de livres d’un océan à l’autre, pour l’auteur cela évite que des publications en français chez d’éventuels autres éditeurs (c’est principalement le cas si un éditeur québécois n’est pas distribué en Europe) soient traitées en droits étrangers.

Jimmy Beaulieu est un auteur québécois assez lu en Europe francophone, et aussi un habitué des modifications d’ouvrages entre chaque réédition mais c’est un autre sujet (même si un peu lié). En 2013 ; les éditions Mécanique générale, qu’il a fondé des années plus tôt mais où il n’a plus d’activité éditoriale, on édité un gros recueil de ses récits autobiographiques. Le titre est clair et assez illustratif : Non-Aventures, sous titré « planches à la première personne ». Si quelqu’un pense tomber ici sur de la grande course-poursuite, c’est qu’il ne sait pas lire.

En janvier 2015 l’album est édité en Europe. J’entends souvent parler d’édition française mais c’est abusif puisque la maison d’édition, Les Impressions nouvelles, est localisée à Bruxelles. L’éditeur du livre est certes français (le scénariste et théoricien Benoît Peeters) mais il faut a minima parler d’édition européenne francophone. En tous cas, outre quelques modifications de contenu et d’agencement, la couverture diffère. Il y a le dessin, bien sûr, mais c’est assez classique avec une autre édition, le changement de titre l’est moins, surtout que la langue ne change pas. Et les « Non-aventures » deviennent « Les aventures » soit l’exact inverse.

Bon normalement si vous avez lu le début c’est clair.

Pourtant, le titre fonctionne très bien. Avec ce dessin laissant entendre une promenade calme et douce, loin de toute aventure, et le sous-titre conservé, le lecteur comprend bien qu’il s’agit d’un pied de nez et qu’il n’y aura d’aventure qu’intime et personnelle. Interrogé par Laurent Lessous pour BDZoom, Beaulieu explique le choix « Benoît Peeters, l’éditeur de l’édition européenne, n’était pas friand du titre un peu négatif de l’édition québécoise : Non-aventures. Je n’y tenais pas non plus. Nous avons bien cherché une alternative. Moi qui pense toujours à des titres de livres (à en rendre fou mon entourage), je bloquais. J’ai finalement proposé cette variante toute simple et plus drôle, “Les Aventures”, qui était le titre du premier chapitre de la section “Quelques pelures” (lequel s’intitule, dans cette édition, “Non-aventures”). » On note au passage le jeu de retitrage permanent de l’ancien album qui change nom en devenant chapitre… L’enfer des bibliothécaires.

Ce transfert de titre est passionnant, les deux jouent sur une contradiction : le premier sur la simple négation « non-aventures », l’autre peut-être plus subtilement en jouant le contraste avec l’image et le sous-titre. Aucun ne manque de poésie, je préfère a priori le second, mais peut-être est-ce simplement parce que c’est le premier que j’ai connu ? Ou que c’est un ciblage géographique efficace. Quand j’ai présenté le choix à des amis, au débotté, les avis variaient mais sans que ça ne se détache vraiment, ni se distingue par origine géographique. Esthétiquement je trouve par contre la deuxième édition plus réussie, sans aucun doute, c’est mon affaire, j’imagine.

Lors de mon séjour au Québec il y a quelques semaines, Jimmy m’a confié (pour la bibliothèque patrimoniale de la Cité internationale de la BD et de l’image) différentes éditions étrangères de ses livres. Parmi elles, deux de ce qui correspond aux (Non-)Aventures, qu’il m’a présenté comme des éditions directes de ce livre mais qui sont en réalité antérieures (il faut dire que les éditions Aventures sont déjà des anthologies, je vous le dis, un enfer pour les bibliographes).

L’édition canadienne anglophone (2010) et allemande (2014)

Une de ces éditions est paru en anglais chez l’éditeur canadien Conundrum Press en 2010 (avant la Québécoise donc), l’autre en allemand, chez l’éditeur allemand Schreiber & Leser en 2014 (après la Québécoise, mais avant la Belge, pour celle-ci). L’image de couverture est différente des éditions françaises, mais globalement partagée par les deux éditeurs en question, même si en bonne JimmyBeayulieuserie il y a des retouches (le choix de couleurs notamment, et le cadre plus ou moins serré). Le titre est évidemment traduit. Bien que pas très bon en langues étrangères il semble évident qu’aucun ne parle d’aventure, existantes ou non :

En anglais nous avons Suddenly Something Happened, qu’on pourrait traduire à peu près par « Soudain, quelque chose arrive » ou « Tout à coup, etc. ». Un très bon titre à vrai dire, qui résume lui aussi bien le contenu, et cette pseudo-aventure (prenant le contre-pied d’une vieille vision de la BD), peut-être plus explicite que les titres français, car sans sous-titre. En allemand, que je ne parle pas du tout, Am Ende des Tages (là aussi sans sous-titre). Google et des gens m’ont évoqué un « À la fin de la journée » voire « des jours » (ce qui n’est pas exactement la même chose), bon là en tous les cas, pour le coup, je vois moins bien le rapport. Mais cela semble confirmer un goût du jeu avec les titres, profitant de chaque édition pour proposer une variation, ce n’est pas si courant.

PS : J’admets que le titre est un peu mensonger, puisque qu’il ne s’agit jamais vraiment du même livre malgré un contenu largement commun, même entre les deux éditions francophones (même s’il me semble que les rééditions de Non-aventures reprennent le contenu exact des Aventures). Mais bon, vous avez quand même l’idée générale, et au début je croyais que c’était bien le même livre.

Bande dessinée et Printemps Érable : entretiens avec Phlppgrrd et Antoine Corriveau.

La revue d’histoire culturelle Le Temps des Médias prépare un numéro sur les luttes sociales. J’ai eu l’opportunité d’y rédiger un article sur la bande dessinée pendant et sur le « Printemps Érable », terme recouvrant les très grandes manifestations de janvier à septembre 2012, cristallisées à partir de la hausse des frais de scolarité mais englobant bien plus largement les questions de corruption, de lois liberticides, de répression, etc. Pour réaliser cet article sur une matière très contemporaine, j’ai pu interroger directement des auteurs. Comme souvent, ces entretiens préparatoires sont très utiles mais n’apparaissent que peu dans les articles, au-delà quelques citations.

Je publie donc sur ce site deux entretiens que je trouvais dommage de garder enfermés, ils pourront toujours servir à qui veut pour une recherche ultérieure ! Le premier est avec Philippe Girard, alias PHLPPGRRD, auteur bien ancré dans le paysage de la BD québécoise, qui a réalisé le webcomic puis fanzine Passionrougeman lors des manifestations. Le second, plus bref, est avec Antoine Corriveau, dessinateur et chanteur dont On est + que 50, carnet de grève est la dernière bande dessinée publiée. Les deux entretiens ont été réalisés par courriel en avril 2020.

Extrait de Passionrougeman renContre Cap’n Crimson, PHLPPGRRD, 2012.

ENTRETIEN AVEC PHLPPGRRD

Vous vous lancez dans Passionrougeman sur votre blog, qu’est ce qui vous a poussé à faire une bande dessinée durant le Printemps érable et pourquoi ce choix de la parodie de superhéros ?
Tout ça est venu assez spontanément en fait. À cette époque, je travaillais sur une BD (Lovapocalypse, Glénat Québec) dont le sujet était très lourd (L’ordre du temple solaire) et j’avais besoin d’alterner avec un sujet plus léger et surtout, plus drôle. Pour me changer les idées, je sautais parfois sur mon vélo et j’allais faire un tour au centre-ville de Québec pour trainer dans un magasin de comics (Librairie Première Issue). Je pense que c’est en achetant des comics là-bas que le goût de dessiner un superhéros a germé dans mon esprit. Ceci dit, je suis fan de BD de superhéros depuis longtemps et c’est un genre auquel je ne m’étais pas encore frotté à ce moment-là.

De manière assez intéressante Passionrougeman parle assez peu de la grève étudiante, mais de son corollaire, le système de corruption endémique, la loi anti manifestation… Cela peut surprendre à première vue.
Vous êtes le premier à le remarquer. En effet, à mes yeux, le problème était que le gouvernement libéral en place était soupçonné de corruption et qu’il essayait de refiler la facture de sa mauvaise gestion aux étudiants. On savait que les élections approchaient et je me suis dit qu’il fallait souligner où était le véritable problème de cette crise. Il faut aussi savoir qu’au Québec, les gens ne sont pas poussés vers les études comme en France. Au Canada, c’est l’endroit où la population est la plus réticente à faire des études supérieures (c’est la raison pour laquelle les frais de scolarités sont plus bas qu’ailleurs en Amérique). À mon sens, il fallait lutter contre la volonté de faire grimper ces frais parce que ça aurait eu un impact direct sur l’accès aux études supérieures.

Quel accueil avez-vous constaté pour les planches au moment de leur production ? J’ai retrouvé un certain nombre d’articles semblant montrer qu’elles ne sont pas passées inaperçues.
Non, effet. Il y a eu un impact assez retentissant. Le journal Le Devoir a même publié une pleine page (que j’avais dessinée exclusivement pour eux) dans son édition du Devoir des écrivains au mois de novembre suivant. Mais surtout, c’est dans les partages que je faisais sur Facebook le soir que je pouvais mesurer l’impact de chaque publication. Je dessinais trois bandeaux chaque jour (du lundi au vendredi) que je partageais vers 19 h. Le lendemain matin, j’avais des tonnes de messages et de partages.

Vous les avez ensuite autoédité à cent exemplaires, encore dans la période de mobilisation. L’autoédition permet de garder une trace, mais y trouviez-vous aussi ce côté immédiat, permettant de publier rapidement, en phase avec la lutte en cours (un mois après, ça aurait été un peu trop tard) ? J’ai cette impression avec la production de plusieurs fanzines au sein de la lutte et aimerait savoir si cela sous-tendait le choix de l’autoédition, ou si c’était tout autre chose ?
Très dur de répondre avec exactitude à votre question. Je me souviens qu’il y avait beaucoup de fébrilité dans l’air et qu’un collectif avait été publié dans l’urgence pour garder une trace de tout ça. À un moment donné, la librairie Planète BD de la rue Saint-Denis à Montréal a annoncé qu’elle organisait une séance de dédicaces chez elle pour mousser les ventes du livre et comme j’étais invité à y participer, c’est là que je me suis dit que je devais en profiter pour lancer mon album de Passionrougeman. Le soir du lancement à Montréal, les copies se sont envolées comme des petits pains chauds. J’ai tout écoulé en une seule séance de dédicaces.

Passionrougeman est revenu en 2016, la grève est passée, mais son carré rouge porte autant d’imaginaire de lutte ?
Au Québec, oui. Ce carré rouge est un symbole très puissant. La mère de l’un de mes amis avait d’ailleurs tricoté un carré rouge en laine pour l’un des leaders étudiants et ce carré rouge là est aujourd’hui exposé au Musée de la civilisation de Québec. Depuis, chaque fois qu’une organisation veut mobiliser la population québécoise, ses porte-paroles portent un carré dont la couleur change selon la crise.

Et une dernière question plus pour m’assurer que je n’ai pas une compréhension erronée. Je n’ai pas identifié Cap’n Crimson à un personnage médiatique particulier, peut-être par méconnaissance. J’y ai donc vu une manière de souligner, chose assez rare, que la lutte pouvait (et devait, tous ayant le même gouvernement) être commune avec la population anglophone ?
Non, vous avez bien vu. Généralement, la population anglophone du Québec (qui s’identifie plutôt au reste du Canada) ne se sent pas québécoise et elle vote systématiquement pour le parti libéral – parti fédéraliste pro-Canada – (c’était le gouvernement au pouvoir lors de la crise étudiante). Ce personnage de Cap’n Crimson était là pour signifier que deux héros, l’un francophone et l’autre anglophone, pouvaient (devaient) travailler ensemble pour renverser la vapeur et changer les choses.

Page 16 d’On est + que 50, d’Antoine Corriveau, 2012.

ENTRETIEN AVEC ANTOINE CORRIVEAU

Qu’est-ce qui t’a poussé à raconter tes carnets de grèves et pourquoi avoir choisi ce moyen-là plutôt que par exemple la chanson, autre moyen de diffusion militant ?
C’est assez étrange pour moi, car à l’époque, je n’avais pas fait de bande dessinée depuis quelques années et je ne pensais plus en refaire. Je ne pense pas que j’avais le recul nécessaire pour en faire des chansons immédiatement. Le sujet a été la toile de fond d’un disque que j’ai sorti en 2014, mais j’avais besoin de laisser reposer le sujet avant de m’exprimer en chansons sans que ce soit trop premier degré. Je pense que la bande dessinée, et surtout le format journal, m’autorisait à plus de simplicité, d’instantanéité et de liberté pour raconter ce que j’observais au quotidien.

Quel accueil as-tu constaté pour tes planches au moment de leur production ?
Très chaleureux. J’avais l’impression que maintenant que la bande dessinée n’était plus au cœur de ma vie, ce projet était celui qui rejoignait le plus les gens parmi tout ce que j’ai fait en bd. Je crois aussi que les gens ont été touchés parce que je mettais en scène un quotidien partagé par plusieurs.

Une partie des pages ont été publiés dans Je me souviendrais, mais tu ne les as pas édité en fanzine par ex durant la grève ? Uniquement en ligne ?
Oui, uniquement en ligne. Je me suis arrêté à 33 pages. Je trouvais ça mince un peu pour en faire un livre. Ça a été douloureux aussi, parce que la fin de cette période trouble a été un peu abrupte et du jour au lendemain, je n’étais plus certain d’avoir envie de raconter tout ça.

Huit ans après, comment vois-tu ces pages qui sont à ma connaissance tes dernières bandes dessinées publiées ?
Je ne les avais pas revues depuis. Je viens de les relire pour répondre à ta question. C’est un peu maladroit, mais aussi un peu touchant à relire pour moi. C’est un condensé d’émotions très vives. Ces événements sont en quelque sorte le premier sentiment de rassemblement social que j’ai eu dans ma vie. J’ai touché à quelque chose de plus grand que moi, au creux de ces milliers de gens qui marchaient avec moi. C’est un déraillement de quelque chose, un bouleversement que je suis heureux d’avoir vécu.

En roulant ma boule, de Raoul Barré (1901)

Avant d’ouvrir la Librairie Z à Montréal, le critique québécois Jean-Dominic Leduc a créé les éditions Mém9ire, consacrées à l’histoire de la BD Québécoise. Avant cela il avait même eu d’autres vies, de comédien notamment. Après la publication de plusieurs ouvrages historiques et numéros d’une revue (Sentinelle), il a lancé la collection « Chronographe », dirigée par Michel Viau, auteur du premier volume d’une importante histoire de la BD québécoise et un des plus grands spécialistes du sujet.

Cette collection avait pour but de proposer des classiques de la bande dessinée québécoises en version numérique de haute qualité, accompagnés d’une petite présentation historique. Au moins deux titres de cette collection furent toutefois imprimés en un petit nombre d’exemplaires Les dossiers de l’ineffable M. Brillant de Jack Der (1952) et donc En roulant ma boule, réédition soignée d’un recueil de gags de 1901, alternant les récits en séquences (toujours via des illustrations pleines pages) et des cartoons en une image. Le titre, apprend-on, vient d’une chanson célèbre du folklore, datant du XVe siècle.

Le très beau dessin de Raoul Barré a évidemment pris un coup sur les questions le fond – on y voit notamment un bourgeois se grimer en « sauvage » et un juif à la caricature qui fait désormais frémir, même si ici il le gag n’est pas proprement négatif (rien à voir avec une caricature antisémite des années 30) – mais l’intéressante introduction de Michel Viau rappelle bien qu’il s’agit ici d’une réédition historique pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de la bande dessinée du pays, et non un ouvrage comme un autre. Le thème central des gags est le défilé déguisé de la Saint-Jean, et moque gentiment les notables. Le livre est un des rares de l’auteur, qui ira s’installer à New York en 1903 d’abord comme dessinateur de presse, puis comme animateur pionnier. Il créera un studio en 1914, créera plusieurs dessins animés, participera à la version animée du comics Mutt and Jeff puis, à la fin de sa carrière, travaillera avec Pat Sullivan sur Félix le Chat.

Plus que pour le livre en tant que tel, En roulant ma boule vaut pour ce qu’elle présente (notons d’ailleurs que la réédition comprend la préface originale de Louis Fréchette), dans une perspective historique portée par un éditeur et un directeur de collection fascinés par l’histoire de la BD et voulant faire connaître celle de leur pays. Si le fascicule est publié par un éditeur et a tous les attributs de la publication professionnelle (maquette soignée, ISBN, dépôts légaux…), il rejoint cependant l’esprit des premiers fanzines de bande dessinée, tels GiffWiff ou Phénix, créé par des passionnés agissant en bénévoles amateurs dans les deux sens du terme. Son petit tirage, cherchant à rendre disponible un matériel précieux et oublié, qui a un écho limité, mais apprécié par un fandom, les range aussi assurément de ce côté. Les éditeurs ne renient d’ailleurs pas cette idée puisque la publication papier de cet album numérique a été réalisée pour une occasion précise : le festival Expozine de Montréal en novembre 2015. Un rappel actif des liens entre fanzinat et patrimoine, d’autant plus utile que malheureusement le site qui permettait d’acheter les PDF semble désormais indisponible quand le rare zine papier, lui, est encore là.

En roulant ma boule, Raoul Barré, introduction de Michel Viau,
22,8 x 15 cm, 40 pages, Mém9ire, coll. « Chronographe », 2015.
Chronique publiée en parallèle sur 1fanzineparjour.

Deuxième page du récit principal du recueil.

La bande dessinée Québécoise (France Québec Mag n°180, août 2017)

Reprise de l’article publié par le magazine de l’Association France-Québec, dont je suis membre depuis plusieurs années, longtemps inactif si ce n’est par cet article publié il y a deux ans et demi (j’ai décidé de m’y investir activement cette année, en entrant au CA de Laval-Québec, structure locale de l’association dans ma ville). Depuis quelques petites choses ont changé : malheureusement La Mauvaise Tête a cessé sa production, de son côté Pow Pow s’est par contre largement développé, avec un catalogue de plus en plus riche et essentiel (Lisez Les Petits Garçons, de Sophie Bédard !). La revue Front froid semble avoir cessé ses activités en périodique pour se consacrer à l’édition d’albums, dans le même esprit que la revue, quand Planches existe toujours après une période de flottement, et affiche un beau programme pour l’année à venir après avoir coédité son premier album en lien avec le festival de Montréal. Ces réserves posées, voici l’article tel que publié à l’époque.

Couverture du numéro où l’article a été publié.

La Bande Dessinée québécoise (BDQ) est issue d’une longue tradition graphique, notamment celle de la caricature anglo-saxonne. Ainsi, quand Punch in Canada paraît en 1849, la première revue d’humour dessiné, souvent politique, du Québec s’inspire directement de son aîné. S’il ne dure que quelques numéros, de nombreux autres magazines du même type naissant, développant une approche graphique populaire. C’est le 18 août 1909 qu’un certain Morisette publie Petit chien sauvage et savant dans Le Canard, ce strip muet est la première publication connue d’un auteur québécois qui dépasse le dessin unique pour être une vraie bande dessinée [NDA : Depuis, suite à des échanges avec un historien de la BDQ, il s’avère que cette affirmation issue d’un ouvrage de Mira Falardeau n’a aucune réalité historique, rien ne prouve que l’auteur soit québécois ni même qu’il s’appelle Morisette !]. Par la suite, plusieurs auteurs se démarquent dans la presse généraliste, souvent pour des pages d’humour à la manière des journaux étasuniens. Parmi eux, Albéric Bourgeois créé Timothée pour La Patrie, série au long cours ou des bulles sont utilisés dès 1904, une première dans la BD francophone ! Mais malgré ces débuts prometteurs, la concurrence américaine – ou un système de vente de strips centralisés par journaux et états permet de faire largement baisser les coûts – balaie rapidement la création locale…

La BDQ traverse alors une longue période de disettes. Bien sûr des productions existent, principalement des séries hagiographiques catholiques… La Société Saint-Jean-Baptiste publie des contes, des revues spécialisées sont publiées par la JEC, Fides sort quelques albums… Mais le but est purement didactique et cela se poursuit jusqu’à l’après-guerre. Une exception notable, celle d’Onésime, par Albert Chartier. Ce personnage, extrêmement connu outre-Atlantique, mais quasi inconnu ici, est publié pour en 1943 dans le Bulletin des Agriculteurs du Québec. Très lue, cette revue professionnelle accueillera les aventures de ce gentil naïf jusqu’en 2002, avec plus de 600 planches à son actif ! Pour beaucoup de Québécois, il s’agit de la seule création locale d’un niveau équivalent aux magazines européens. Chartier est également des années durant un des seuls auteurs québécois à vivre de la BD.

En 1968, alors que des magazines comme Spirou ou Tintin traversent l’océan (de manière parfois aléatoire), la vague contre-culturelle mondiale touche évidemment le Québec, qui est lui-même en pleine mutation et « révolution tranquille ». Le groupe Chiendent, mené par le poète Claude Haffely et des plasticiens contemporains, tente de monter un groupement à l’américaine pour placer ses bandes dans la presse québécoise. Quelques-unes paraissent, mais le contenu radical désarçonne et les auteurs vaquent à d’autres occupations tout en marquant durablement les lecteurs. De nombreux fanzines naissent, Jacques Hurtubise et son Hydrocéphale illustré (1971) créent le comics-book Capitaine Kébec, puis il lance Croc en 1979, magazine d’humour inspiré de Pilote qui sera leur premier vrai succès. 189 numéros paraissent, jusqu’en 1995, publiant les premiers travaux d’auteurs majeurs comme Fournier & Godbout (Michel Risque) ou Jean-Paul Eid. Il ne s’agit cependant pas que de BD, mais aussi beaucoup d’humour, d’actualités… Hurtubise lance donc une revue de grande qualité nommée Titanic, exclusivement consacrée à la BD, en 1983. Mais c’est un échec, un fanzine underground nommé Iceberg naît même en opposition amusée !

Trois générations de revues québécoises consacrées ou laissant grande place à la bande dessinée.

Il reste que Croc permet une vague de professionnalisation sans précédent, et s’il cantonne à l’humour le magazine ancre l’idée qu’une BDQ est possible. De très nombreux fanzines se créent, ainsi que des petites maisons d’édition osant la BD (Kami Case, Zone convective, Mille-Îles…), et une revue d’humour dessinée concurrente, Safarir, qui vivra jusqu’au milieu des années 2000, mais là aussi sans être exclusivement centré sur la BD et en s’éloignant de la satire propre à Croc. Safarir est un des rares exemples de revue québécoise ayant tenté de percer sur le marché européen puis États-Uniens avec des publications spécifiques, mais l’échec est patent dans les deux cas.

La deuxième moitié des 80’s voient aussi apparaître les travaux Julie Doucet et Sylvie Rancourt. Ces deux autrice, relativement éloignées du milieu de la BDQ et dont les travaux ne se croisent pas, ont la spécificité – outre d’être des femmes, chose assez rare à l’époque –, de pratiquer l’autobiographie et l’auto-édition. Longtemps elles seront parmi les plus célèbres représentants du 9e art québécois hors des frontières. Julie Doucet s’impose rapidement comme une pionnière de la BD underground francophone et est publiée en France dès les débuts de L’Association, maison d’édition majeure du renouveau des 90’s. Elle raconte ses rêves, sa vie de femme, son quotidien… Sans pudeur et loin des conventions avec un dessin volontiers trash. De son côté Sylvie Rancourt raconte, sans savoir spécialement dessiner, son quotidien de strip-teaseuse et vend ses BD dans les boîtes où elle danse, avant qu’elles soient reprises et commercialisées, notamment au USA ! Les spécificités propres à ces autrices cultes sont une particularité inexplicable – la raison la plus logique est qu’il s’agit d’un hasard – de la BDQ.

Les années 90 voient donc une génération d’auteurs arriver après des années stimulantes, où le marché reste très contraint par les productions franco-belges et américaines, mais où une carrière d’auteur est possible. Cela permettra l’émergence de structures plus fortes et de tout un tissu alliant auteurs, éditeurs, librairies… Les éditions La Pastèque se créent en 1998, Mécanique générale est fondé par l’auteur-libraire Jimmy Beaulieu à peu près à la même époque… Des fanzines puis des livres, permettant de concrétiser des travaux aperçus depuis des années : Benoît Joly, Pascal Girard, Luc Giard… La longévité de ces structures permet de voir différentes générations réunies. En même temps qu’ils republient des auteurs underground, comme Siris, ou de jeunes auteurs lors de l’avènement des blogs BD (Iris, Zviane…), ils se lancent dans des travaux patrimoniaux : Fournier & Godbout, Jean-Paul Eid ou Albert Chartier retrouvent le chemin des librairies !

Après une longue période de gestation liée à un environnement très peu protecteur, la production de BD québécoise a su s’affirmer et se rendre incontournable. Si pour beaucoup d’auteurs le Graal reste de percer en Europe (le marché francophone québécois restant très restreint), la simplification des communications facilite largement les échanges. Ainsi Paul à Québec, autobiographie de Michel Rabagliati ancrée dans son territoire, a obtenu le prix du Public à Angoulême en 2010 quand Guy Delisle a, lui, remporté le Fauve d’Or en avec ses Chroniques de Jérusalem en 2012. Du côté des ados Les Nombrils, des Sherbrookois Delaf et Dubuc, paraît dans Spirou et est une des séries les plus populaires des ados français. Une réalité montrant bien que la BDQ peut percer de manière totalement autonome, au-delà du pittoresque.

Parallèlement à ces structures historiques et à ces auteurs au CV déjà bien long voyant leurs carrières récompensées, une effervescence est encore en cours : de nombreux festivals, prix, formations… se créent. L’éditeur Glénat a même créé une filière spéciale, « Glénat Québec », pour repérer les talents locaux, associés à la force de frappe d’une des plus grosses maisons d’édition française. Enfin, de nombreuses structures se créent, comme les maisons d’édition Pow Pow et La Mauvaise Tête, lancée par des auteurs, qui présentent les travaux de la jeune garde québécoise sous des graphismes magnifiques (Michel Hellman, Vincent Giard, Luc Bossé, Zviane…). Du côté des revues, on peut saluer deux initiatives méritant particulièrement d’être soulignées : Front Froid, consacrée à la BD de genre, axe original permettant de mettre en lumière des auteurs au style plus réaliste dans des formats courts, et Planches, lancée voici trois ans pour promouvoir des auteurs québécois de tous styles. Si aujourd’hui l’objet de Planches a un peu évolué, la revue comporte toujours de nombreux auteurs locaux et met en avant cette production dans de longs dossiers révélant par la publication comme l’analyse la richesse de la production québécoise.