« À l’origine on ne savait absolument pas si on allait le publier, d’ailleurs j’avais prévenu Hergé : on le faisait mais on ignorait ce que ça deviendrait. J’avais dans l’idée la collection “Entretiens” chez Pierre Belfond, où l’on trouvait des écrivains, des philosophes, des musiciens, des metteurs en scène et qui m’avait emballé, j’adore les interviews. Je leur ai tout de suite proposé mais ils m’ont ri au nez en me disant “Monsieur… de la bande dessinée dans cette collection… Vous nous prenez pour qui ?” Je n’ai pas osé le dire à Hergé tout de suite, je lui ai raconté longtemps après ! »
C’est ainsi que Numa Sadoul me racontait en 2010 le début de ses entretiens avec Hergé. J’en avais déjà fait quelques autres à l’époque, mais il est certain que la figure tutélaire de Numa, avec qui mes goûts diffèrent certainement, comme la manière de réaliser des entretiens, a joué. À l’époque je le rencontrai pour une étrange raison puisqu’il avait accepté de jouer dans un court-métrage que j’avais réalisé* ! Une occasion bizarre de créer une rencontre avec quelqu’un qu’on admire pour tout autre chose que sa carrière de comédien et metteur en scène. Et je rejoins vraiment le début de sa pensée : j’aime les entretiens, j’aime écouter quelqu’un raconter sa vie ou sa pensée, et encore plus les lire. Si la partie biographique n’est pas ce qui m’intéresse le plus, elle m’apparaît toujours essentielle (là aussi, comme Numa, même s’il y place sans doute plus d’importance dans l’ensemble que moi), sans tomber dans l’excès de l’œuvre par la biographie à la Sainte-Beuve, on ne peut nier que généralement cela éclaire la suite. C’est très flagrant dans un des derniers entretiens que j’ai réalisés.
Une chose qui m’importe beaucoup, ce sont les temps de formation, les influences, je suis peut-être moins curieux de la technique, de la méthode (le fameux « vous travaillez à la plume ou au pinceau ? », qui n’est pas si idiot que sa caricature)
J’aime lire des entretiens, bien sûr j’en lis beaucoup d’auteurs de bande dessinée, ou autour du monde du livre, c’est mon milieu et ma passion, mais même plus largement j’adore ça, y compris de gens qui m’intéressent moins (seule exception : les politiques en activité, j’adore la politique, mais lorsqu’ils sont en poste ce sont souvent des livres programmes sans intérêt). J’ai pu lire avec passion des entretiens avec des gens dont je n’ai finalement pas lu les ouvrages, certains m’ont donné envie de lire des livres, parfois pour une découverte, parfois qui me sont tombés des mains.
Exemple type d’un livre d’entretien que j’ai dévoré tout en n’ayant pas de passion particulière pour le sujet : Du polar, entretiens de François Guérif avec Philippe Blanchet (Payot ). Éditeur de romans noirs, polars et autres thrillers depuis des décennies, Guérif revient sur son parcours comme sur son goût du genre avec une érudition délectable, et en même temps très accessible. Je me souviens l’avoir lu en notant des tonnes de références, des livres qui avaient l’air super, souvent dans ses collections, et dont je n’ai finalement lu quasiment aucune référence.
Plus attendu, comme j’ai lu beaucoup de livres de La Fabrique, j’ai vraiment aimé me promener dans Pour aboutir à un livre, entretiens avec feu Éric Hazan. Les interviewers ne sont pas sur la couv (je suis contre, évidemment) mais il y a une raison, c’est un « faux entretien », composé de questions que La Fabrique recevait souvent d’étudiants, de stagiaires, de la presse… compilées par l’équipe et mises en forme, avec toutefois l’aide d’un stagiaire nommé en avant-propos, Ernest Moret.
En ce moment paraît sur Du9 un long entretien avec Appollo, scénariste réunionnais dont j’aime énormément le travail (La Grippe coloniale, Commando colonial, Île Bourbon 1730, La Désolation…) et le discours. Avec Delphine Ya-Chee-Chan nous l’interrogeons sur la bande dessinée historique, les collaborations, mais aussi l’édition de fanzine. Deux volets sont déjà parus, le troisième devrait arriver en regardant le même lien la semaine prochaine. Dans cet entretien typiquement le premier volet revient en détail sur la biographie de l’auteur, qui dessine une géographie intime éclairant l’œuvre, mais on aborde aussi avec l’enfance les premiers émois BD, les découvertes lycéennes, la rencontre très tôt de futurs collaborateurs (via un T-shirt de Druillet). Dans le deuxième volet je me suis amusé à reproduire des extraits de ses conversations sur usenet, proto mailing list de la BD francophone d’où naîtront nombre d’espaces du fandom, où il est alors très actif et où toute une génération s’est mise en lien. Dans le prochain nous parlerons beaucoup du fanzine Le Cri du Margouillat, de l’espace de la BD à La Réunion, tout en évoquant tout du long sa manière de travailler, ses albums, ses collaborations.
J’aime beaucoup ces entretiens « carrière » qui permettent de travailler le temps long, et d’embrasser plein de sujets, j’ai la prétention aussi d’en aborder qui ne le sont pas toujours dans les entretiens des auteurs (qui, en période de promotion, peuvent se répéter sans cesse). Le temps long nécessite aussi du temps, de préparation, de retranscription (si quelqu’un connaît un machin qui le fait facilement…). Mais je suis vraiment heureux de relire ces entretiens finis, de les partager, même si les retours ne sont pas toujours énormes. J’en ai eu des flatteurs, l’entretien avec Siris m’a permis de créer une belle amitié et le camarade avait été surpris qu’un petit français lui parle de ses fanzines des 80’s, Gilles Rochier avant son prix au FIBD, qui me disait mettre son entretien dans ses CV… Un des plus flatteurs était un peu insultant, d’un ami qui pense et écrit beaucoup sur la bande dessinée et me disait que je n’étais vraiment pas un théoricien, trop imprécis et brouillon pour être un vrai historien, mais que j’étais à ses yeux le meilleur interviewer pour la bande dessinée francophone. Alors certes c’est un peu vexant, mais j’ai aussi été flatté, je mets beaucoup de cœur à ces entretiens à vrai dire alors…
Mine de rien, avec le temps ça fait un petit monde d’entretenu. Bien sûr avec le temps, les auteurices (et c’est tant mieux) restant en vie et continuant à produire, il y en a qui sont en partie dépassés. Je m’amuse toujours de mon premier entretien avec Fabcaro indiquant en chapeau qu’il a un « public restreint mais fidèle ». J’ai eu l’occasion de refaire trois entretiens avec lui depuis, mais sans penser à en profiter pour faire une sorte de mise à jour régulière. Là aussi, Numa me disait qu’il rappelait chaque années ceux avec qui il avait réalisé des livres d’entretiens, pour les compléter, ce qui a permis des éditions définitives le jour où les auteurs ont quitté ce monde (parfois très longtemps après, comme les entretiens avec Franquin qui ont mis quelques décennies à reparaître). J’aimerais bien faire ça, le jour où je publierai un livre d’entretiens. On a un projet sur un très long entretien réalisé, le mettre à jour, l’éditer, mais ce sera après un autre grand moment.
Dans les grands noms de l’entretien, il y a aussi les Pissavy-Yvernault, spécialisés dans les auteurs Dupuis. Ils ont notamment réalisé des entretiens avec Willy Lambil, dessinateur des Tuniques bleues, une série qui a bercé mon enfance et que j’affectionne toujours, auteur réputé particulièrement peu loquace. Ces entretiens sont à cette image : il rembarre les intervieweurs, dévie, se contredit allègrement**, tout en donnant des anecdotes de-ci de-là où, sous une amertume certaine, apparais aussi beaucoup de choses du monde de l’édition de l’époque – refusant le mythe de la « grande famille » -, d’une certaine vision du métier et du labeur, une sorte de conscience sociale, et des choses très drôles. J’ai adoré ces entretiens, et j’aurai adoré faire un livre pareil (j’en avais parlé sur Bodoï).
Je pense à tout cela car je viens donc de publier cet entretien avec Appollo et que dans quelques jours je serai à la maternité pour la naissance de mes enfants. Dans ma valise j’ai pris quelques livres, pas beaucoup, je ne manquerai pas d’occupation, mais justement les entretiens ça se lit bien. J’ouvrais avec Numa. Christelle Pissavy-Yvernault vient de sortie un ouvrage d’entretiens avec l’intervieweur, Franquin et moi (reprise du titre Tintin et moi, de Numa Sadoul), centrés sur la relation à l’auteur de Gaston Lagaffe mais semblant aussi parler de tout son regard sur la bande dessinée depuis 60 ans, des rencontres, de ses différents entretiens. C’est donc ce livre qui est dans ma valise, liant sans doute plus fortement que je ne l’aurai jamais imaginé ma vie, Numa Sadoul et le goût des entretiens.
* Si ce court métrage ultra-marqué Tarantino est trop lent et n’a sans doute pas un fol intérêt, je suis tout de même assez content de son scénario. Le casting est improbable entre Numa Sadoul, le jeune étudiant en BTS édition que j’étais, un copain qui est devenu un comédien professionnel, un chanteur voix française de Travolta…
** Je ne vois pas de problème à ce que les entretiens montrent des contradictions, voire des informations erronées, le travail de l’interviewer est d’essayer de vérifier les chronologies (et éventuellement de le dire à l’interrogé pour qu’il corrige, bien souvent c’est de bonne foi, la mémoire n’est pas une chose fiable). Par ailleurs je n’attends pas des interviewés une vérité, mais une vision à un moment T, un auteur de BD brillant peut avoir un discours ou des goûts qui ne sont pas les miens, ou qui sont même décevants, ça ne rend pas l’entretien nécessairement inintéressant. Sur un très long entretien, la contradiction peut être tout à fait signifiante.
INDEX D’ENTRETIENS QUE J’AI REALISES ET DONT JE SUIS CONTENT
Je peux en oublier, l’idée est de mettre de longs entretiens « carrière » comme évoqués plus haut, pas de brefs entretiens sur un but ciblé comme ceux de la section « Entretiens préparatoires » de ce site par exemple. La date indiquée est celle de la publication.
« Entretien avec Alain Beaulet », le premier long, avec un éditeur qui m’aimait bien (pourtant nous avons des conceptions forts différentes de l’édition!), édité en petit fanzine chez L’Égouttoir en 2008, puis mis sur Du9.
« Entretien avec Gilles Rochier », Du9, juillet 2009. L’envers de l’entretien a été évoqué ici.
« Entretien avec Jean-Yves Duhoo », Du9, mai 2010.
« Entretien avec Libon », Du9, juin 2010.
« Entretien avec Numa Sadoul », Du9, octobre 2010.
« Entretien avec Nikita Mandryka », Du9, juin 2011 (en deux parties, j’en parlais ici).
« Entretien avec Olivier Josso » (assez bref, mais avec de longues réponses), Du9, juin 2012.
« Fabcaro et ses doutes », Du9, mars 2013 (par la suite j’ai animé deux rencontres avec lui, en public, et deux extension de celui-ci sur papier, dans Les Cahiers de la BD n° 4, en juillet 2018, et un long entretien coréalisé avec Matthieu Charrier et Camille de Singly en ouverture du volume Fabcaro sur la colline).
« Entretien avec José Roosevelt », en quatre parties, qui a mené à L’Art de CE et à un projet de version augmentée.
« Entretien avec Victor Hussenot », Du9, juin 2014 (entretien publié en version légèrement augmenté dans la réédition de La Casa en 2016)
« Entretien avec Nicolas Mahler », Gorgonzola n° 21, janvier 2016, republié sur Du9.
« Entretien avec Siris », Du9, mars 2018.
« Samplerman, remixeur de comics » (entretien assez court), Bodoï, février 2019.
« La bande dessinée argentine et la politique, autour d’un malentendu Entretien avec Latino Imparato », Caravelle n° 116, 2021.
« dans l’atelier de… Miroslav Sekulic-Struja », avec Irène Le Roy Ladurie, neuvième art, juillet 2022.
« « j’ai trop besoin de toucher, de manipuler la matière, de remuer » – entretien avec Julie Doucet », neuvième art, octobre 2022.
« Entretien avec Obom », avec Alexandre Fontaine-Rousseau, Gorgonzola n° 26, janvier 2023 (que sur papier pour le moment).
« David Amram, amoureux de la forme courte » (entretien assez court), Bodoï, le octobre 2023.
« Entretien avec Léa Murawiec », Du9, mars 2024.
« Appollo, l’universel depuis quelque part », avec Delphine Ya-Chee-Chan, Du9, janvier 2025.