La BD québécoise au FIBD 2023 : Rencontre avec Éloïse Marseille, par Natacha Czornyj-Béhal

Couverture du premier album d’Éloïse Marseille (Pow pow, 2023)
Idem, page 24

La BD québécoise au FIBD 2023 : Rencontre avec Julie Delporte, par Natacha Czornyj-Béhal

Le FIBD 2023 a été riche pour la bande dessinée québécoise, forcément puisque sa présidente était Julie Doucet. J’ai pu, à titre personnel, animer une rencontre avec elle, Obom, Marc Tessier, Siris et Julie Delporte, c’était particulièrement fort et émouvant. Mais le festival a accueilli nombre d’autres rencontres, parfois plus intimes dans leurs espaces, avec des autrices (en l’occurrence) plus émergentes. Travaillant pour la CIBDI je n’ai pas pu y assister mais Natacha Czornyj-Béhal, petite reportrice qui commence à être repérée dans les travées des festivals où nous nous promenons, les a pris en note. Et ces comptes-rendus me sont directement utiles pour ma thèse (dont la rédaction explique une relative absence ici), j’imagine sans mal qu’ils puissent l’être pour d’autres. Voici donc le premier, qui revient sur une rencontre avec Julie Delporte, dont j’ai déjà plusieurs fois parlé ici et dont je reparlerai sans nul doute encore ! Suivra un autre compte-rendu, avec Éloïse Marseille cette fois (publiée chez le même éditeur).

Un corps à soi.e

Entre 11h et 12h le vendredi 27 janvier 2023, 2ème jour de la 50e édition du FIBD, la déjà si fiévreuse ville d’Angoulême accueillait au Forum ouvert et vibrant du Nouveau Monde l’autrice Julie Delporte, artiste française expatriée au Québec aux expressions multidisciplinaires.

Cette rencontre, animée par François Poudevigne, était en particulier tournée vers le dernier album paru de l’artiste, entre autres dessinatrice, graveuse et céramiste, en janvier 2023 pour la France, Corps vivante, et + largement, vers la texture autobiographique de ses créations. Corps vivante a dans ce sens d’emblée été inscrite dans le sillage de Moi aussi je voulais l’emporter (Montréal, 2017) et du Journal de l’autrice, d’abord édité chez L’Agrume (Paris, 2014 – Koyama Press, Toronto, 2013), éditeur de littérature graphique & jeunesse, puis aux éditions Pow Pow (Montréal, 2020), fondées par l’auteur Luc Bossé.

Mi-récit mi-essai qui retrace un moment de la sexualité de l’autrice, « la ligne de [s]on devenir lesbien », Corps vivante continue d’épaissir le trait du Journal, fil de funambule sur lequel l’intime reste résolument politique, – articulation définie à l’occasion de cette rencontre comme proprement féministe -, et ainsi, comprend toujours une part de risque. En l’occurrence, cette couleur militante trouvait pleinement sa résonnance dans cette 50e édition du festival, placée sous le patronage prodigieusement foisonnant et dynamitant de Julie Doucet, définie comme une des premières autrices à avoir dit que le milieu de la bande dessinée était un univers machiste. Cette rencontre avec Julie Delporte a ainsi permis de réfléchir aux relations entre les œuvres autobiographiques de la jeune autrice, situées entre continuité et discontinuité, mais aussi à l’incidence créatrice de ses mères et sœurs dans l’écriture. En effet, Julie Delporte s’est très tôt dans cette rencontre affirmée dans son besoin de récits des autres pour se construire et comme créatrice de livres qu’elle aimerait elle-même lire. Son statut d’autrice n’a donc jamais été très loin dans son discours, de celui, profondément humble et nourrissant, de lectrice – fonction aussi assumée dans le cas de son œuvre par Mirion Malle et l’autrice du Drap blanc, Céline Huyghebaert.

Replaçant Corps vivante dans sa pleine dimension autobiographique, François Poudevigne a d’abord envisagé l’autobiographie, non pas uniquement comme contenant du résultat d’une construction individuelle, mais comme lieu où peut justement se faire cette construction. Aussi la question a-t-elle été pour commencer de savoir si Corps vivante avait participé de cette élaboration personnelle. En l’occurrence, si Julie Delporte a d’abord pensé Corps vivante comme réponse à une volonté d’explication, – alors que les pages de Moi aussi je voulais l’emporter seraient davantage performatives -, l’autrice considère aujourd’hui que le processus d’écriture de cette œuvrea aussi joué un rôle dans sa construction personnelle. + particulièrement, si elle se dit affranchie de cette injonction à être une femme telle que les canons l’imposent, l’écriture de Corps vivante l’a aussi amenée à s’interroger sur son identité queer, comme s’il n’était décidément pas possible d’échapper au sentiment d’imposture. L’écriture autobiographique est par conséquent apparue à l’occasion de cette rencontre, aussi belle que nécessaire, dans sa vertu autant euristique que réparatrice.

C’est alors que s’est posée logiquement la question de la facture de l’œuvre, et en particulier, de son genre et de sa langue. L’autrice a alors défini Corps vivante comme relevant de l’autothéorie, et s’est par là-même située dans la lignée de l’autrice des Argonautes (2015), Maggie Nelson, qui utilise ce mot-valise pour désigner une forme de non-fiction qui mêle autobiographie et théorie critique. Aussi la question de l’accord au féminin dans le titre, qui finit par l’emporter, a-t-elle à nouveau articulé l’intime au politique et au critique. Si cette position militante par la langue n’était pas pensée à priori par l’autrice, celle-ci reconnaît le sens de sa présence, même si ce choix ne trouve pas forcément dans l’absolu le même écho selon les publics. En effet, l’écriture inclusive et épicène avance bien au Québec, à l’inverse de la France, où on sent une résistance, même si Julie Delporte ne perçoit aucune différence marquée entre les réceptions de son œuvre en Amérique du Nord et en Europe.

François Poudevigne a ensuite interrogé ce paradoxe de l’œuvre, qui écrit sur la violence tout en relevant d’après lui d’une écriture de l’équilibre et de la sérénité : a-t-il donc fallu négocier avec la colère ? Si elle affirme que l’écriture s’est développée sans colère, Julie Delporte a conscience que le discours familial a amuï sa parole, qu’il s’est alors agi avec cette œuvre de réinvestir pour pleinement la faire vibrer. Il demeure que c’est non lors de l’écriture mais lors de la relecture de son texte qu’elle s’émeut de ce qu’elle a vécu et qui fait qu’elle pense beaucoup à la réception de ses œuvres, qu’elle souhaite bénéfique et thérapeutique. Cette réflexion sur une reconquête nécessaire par la langue et la voix a été l’occasion de référer à la réflexion de Monique Wittig sur le male gaze, qui évoque le fantasme masculin du lesbianisme comme l’ultime récupération car fait d’une invasion par les hommes d’un lieu où ils ne sont précisément pas. Il s’agit donc avec cette œuvre de récupérer et un espace et un corps.

Cette réappropriation du corps et de sa vitalité propre s’est aussi nourrie au sein d’un travail graphique qui pourrait être dit d’absorption. En effet, Julie Delporte avait d’abord commencé pour Corps vivante à dessiner des tissus, à mon avis motif à même d’exprimer la porosité des matières qui s’imbibent, comme c’est le cas de la langue, nécessairement imprégnée et nourrie d’une position face au monde. Finalement, Julie Delporte a fait le choix de redessiner des photographies, en particulier beaucoup de paysages et de végétaux, et ne savait pas vraiment quelles images iraient avec quels mots. L’autrice voit ainsi dans Corps vivante un film expérimental, inattendument performatif, dans lequel les mots agiraient comme une voix off. La reconquête du corps par le végétal est passée + spécifiquement par l’emploi d’un certain type de crayon, très gras et sensuel, qui apparaît à l’autrice comme un corps dans le dessin. Aussi, si son Journal développait l’esthétique du carnet en se fondant sur la pratique du collage, Corps vivante est le fait d’une autrice + confiante dans sa capacité à dessiner et la capacité de son œil à regarder le monde et appréhender le vertige prodigieux de ses détails, et + avancée encore dans sa reconstruction individuelle.

Profondément soucieuse de la réception que l’on peut faire de son œuvre, Julie Delporte apprendra à l’audience à la suite d’une question posée par une auditrice, que c’est parce qu’une enseignante ne pouvait pas faire étudier à sa classe Corps vivante, une œuvre sans pagination, qu’elle a finalement décidé d’y introduire cette convention pour en permettre l’étude. Ainsi donc, si Corps vivante rompt quelque peu avec l’esthétique du carnet et de ses traces de doigts et de scotch caractéristiques du Journal et de Moi aussi je voulais l’emporter, l’œuvre porte malgré tout l’empreinte de ses lecteurices et reste donc, elle pourtant déjà si intensément créative, un drap blanc à toujours sculpter et graisser de couleurs, pour reprendre, chacune, et dire le corps qui nous appartient.

Toutes les images (hormis le bandeau avec les couvertures) sont extraites de Corps vivante, Pow Pow, 2022.

Index de mes articles universitaires, point 3 sur ?

En novembre 2022 je fais un point sur mes publications en début de troisième année de doctorat, alors que je me réinscris pour une 4e (et théoriquement dernière) année, voici le nouveau point ! J’écrivais en conclusion : « À suivre : d’autres recensions (pour le BBF et Communication…), des articles pour le Bulletin des bibliothèques de France, La Revue française d’histoire du livre, Comicalité, Voix Plurielles, Mémoires du livre, Archives des lettres canadiennes, Images du travail, Travail des images, Hermès et quelques autres projets, ainsi que deux directions de revues ». Le temps universitaire étant ce qu’il est, certains de ces articles ne sont toujours pas parus (voire écrit), mais la majorité oui, et par ailleurs d’autres se sont invités là !

En amorce toutefois, j’avais oublié dans ma dernière synthèse, une recension pour Textimages, revue d’étude du dialogue texte-image, qui a consacré un numéro à « Espaces et formes du texte dans la bande dessinée » sous la direction de Blanche Delaborde, Benoît Glaude et Pierre-Olivier Douphis. Je n’y avais pas écrit de long article, ce n’est pas vraiment mon champ, mais j’avais avec plaisir donné ma lecture de Presse et bande dessinée. Une aventure sans fin, ouvrage collectif dirigé par Alexier Lévrier et Guillaume Pinson aux Impressions nouvelles. Textimages n° 21 est paru au printemps 2022, désolé pour l’oubli et revenons donc au post-novembre.

Paru très peu de temps après mon point de l’an dernier, « Sylvie Rancourt, après Montréal » me permet d’étendre dans le Voix plurielles Vol. 19 n° 2 (novembre 2022) une communication donnée lors d’un chouette colloque sur la bande dessinée hors champ, en profitant d’un numéro sur le thème « Hors des centres : bande dessinée et comics au Canada » , dirigé par Chris Reyns-Chikuma et Jean Sébastien. J’y étudie le travail de Sylvie Rancourt, autrice intégrée au champ comme une originalité, avec un discours souvent répété sur la naïveté et son arrêt de la bande dessinée, ce alors qu’elle n’est ni complètement ignare de la bande dessinée (elle a indiqué en avoir toujours lu) et qu’elle a continué à produire des centaines de planches, mais après avoir quitté la capitale pour la campagne québécoise, où son travail était donc complètement inaperçu. Une relative invisibilité accentuée par son choix de faire dessiner ses récits par d’autres personnes, des personnes encore moins installée qu’elle dans le milieu et souvent très amateures. Il y a honnêtement encore beaucoup à écrire sur elle et ce travail je pense, mais ce papier premier une première étude de son travail post-2000 et je suis vraiment très content d’avoir pu le mener, d’autant que j’ai envisagé tout un doctorat sur Rancourt.

Un exemple de mini-zines auto-édités par Rancourt dans les années 2010

Images du travail, travail des images est une belle revue étudiant, comme son nom l’indique, la représentation picturale du travail, avec un angle en grande majorité sociologique. Leur n° 14, paru en février 2023, voit son dossier être entièrement consacré à la bande dessinée, sous la codirection de Jean-Paul Géhin, Françoise F. Laot et Pierre Nocérino. On y trouve notamment plusieurs contributions en partie en bande dessinée, ce qui est très stimulant, mais je n’avais ni le temps ni la compétence pour répondre sur cet axe. Il s’avère que la revue a aussi une section de textes courts, d’analyses brèves d’une image, potentiellement d’une planche, qui m’a permis de participer quand même avec ce commentaire d’une planche de La Petite Russie, une bande dessinée semi-biographique de Francis Desharnais sur une communauté autogérée du Québec.

Extrait de l’extrait commenté

La Revue française d’histoire du livre est une vieille revue dont le thème est assez clair. Pour son n° 143 ( février 2023), elle s’est penché sur le neuvième art du côté de l’édition avec le thème « Éditer la bande dessinée: approches nouvelles ». Sous la direction de Nicolas Champ, on trouve plusieurs textes vraiment intéressants. Il est malheureusement publié par une revue hors de prix et en accès fermé. Heureusement, la loi française autorise tout chercheur à déposer ses articles sur hal, vous trouverez donc mon article monographique sur les stratégies éditoriales des éditions Powx Pow (« Pow Pow, itinéraire d’un éditeur quadricéphale ») dans sa sobre maquette libre office ici.

Après avoir publié quelques recensions dans le Bulletin des bibliothèques de France, j’y ai publié le point d’étape « Fanzines et bibliothèques en France : une relation contradictoire », synthèse d’observations et enquêtes auprès des quelques rares fonds de bibliothèques territoriales accueillant des fanzines, et de leur politique pour la mise en valeur de ces fonds atypiques (souvent il n’y en a pas vraiment, mais parfois du désir !).

Le gros projet universitaire de cette année, hormis la rédaction de thèse débutée en juin, est sans nul doute la codirection de mon premier numéro de revue universitaire. C’est grâce à Philippe Rioux, qui m’a invité à faire ce travail avec lui, que j’ai eu la chance de pouvoir travailler sur le vol. 14 (n° 1) de Mémoires du livre/Studies in book culture consacré à « La bande dessinée vagabonde ». Pour le premier numéro que cette revue bilingue publiée par l’Université de Sherbrooke consacre à la bande dessinée, nous avons pris le parti des circulations, des transferts culturels et jeux d’adaptation et resémantisations. Les propositions ont été nombreuses et c’était proprement passionnant, même si le sujet permet sans nul doute de publier nombre d’autres articles.
Pour ma part, je cosigne logiquement l’introduction avec Philippe, où nous détaillons un peu nos ambitions, mais ait aussi eu le plaisir de cosigner un autre texte, avec Noémie Sirat, à propos des Nombrils et de la place de leur québécité dans son parcours européen au sein du magazine Spirou. L’article se nomme « Vers les Nombrils universels » et constitue clairement un angle important de mon travail de recherche, annoncé dès le résumé de quelques paragraphes de ma thèse quand je me suis inscrit. Je suis très très heureux qu’il paraisse, tout comme tout le numéro, on trouve les articles cités en lien et tout le numéro en cliquant sur l’image ci-dessous :

Au rang des recensions je suis bien content du doublé au sein de la belle revue Communication, éditée par l’Université de Laval, mais au Québec, à laquelle j’avais forcément envie de contribuer. J’avais écrit ces textes il y a bien un an et il s’agissait de retour sur des ouvrages de Fan Studies, champ que j’ai vraiment envie d’explorer même si ce n’était pas l’urgence de la thèse. J’ai donc lu avec grand intérêt deux ouvrages sur le sujet : Les fans, Une approche sociologique, de Gabriel Segré (Presses universitaires Blaise Pascal, 2020), dans une collection que j’aimais tellement que j’ai finis par y écrire un livre entre-temps, et Les Fans. Publics actifs et engagés, de Mélanie Bourdaa (C&F Editions, 2021), qui s’impose comme la spécialiste française des études de fans et est pour sa part en sciences de l’information et de la communication.

Enfin, toujours dans les recensions, j’ai profité de cette rentrée pour publier ma première note de lecture sur le carnet biblio de La Brèche, association de chercheureuses sur la bande dessinée qui est chère à mon cœur, puisque j’ai été des cofondateur, puis membre de sa collégiale durant deux ans. Mais je n’avais encore rien publié sur le carnet, chose désormais faîte avec ce recueil d’entretien avec des éditeurs de bandes dessinées alternatives par Frédéric Hojlo.

Dans les choses à venir encore en 2023-24 donc, outre la thèse, mes premiers articles sur Comicalité (il était temps ! Mais a priori rien de moins que trois dans trois dossiers différents), et des propositions en cours chez Hermès, Belphégor, Meridian Critic, ¿ Interrogations ?… Avec plusieurs collaborations, ce qui me réjouit ! Des articles pour neuvième art, bien sûr, et pleins de projets, mais que je mets de côté pour la rédaction de thèse.

Il y aura aussi, bien sûr, le numéro d’@nalyse, revue des littératures franco-canadiennes et québécoises, que je dirige sur le thème « Vingt ans de bande dessinée québécoise au XXIe siècle, affirmation et résurgences ». Pressé de vous le présenter. Allez, prochain point une fois la thèse soutenue !

Delisle en fiction, mais bien présent, au détour du Donjon…

Guy Delisle a toujours publié de la fiction : ses premières planches publiées au Québec en étaient, comme celles publiées en France à partir de 1995 (d’abord dans le fanzine réunionnais Le Cri du Margouillat, quelques mois après dans Lapin, revue de l’Association), et ses premiers albums : Réflexions (1996), Aline et les autres (1999), etc. La prépublication de Shenzen commence dans le Lapin n° 20 en juillet 1998, le recueil paraissant en 2000 et lançant la carrière d’autobiographe de Delisle. Pyongyang, journal de Corée du Nord (2003), est un des grands succès de l’Association, et quand Delisle passe chez Delcourt avec Chroniques Birmanes (2007) puis Chroniques de Jérusalem (2011), il obtient carrément le Fauve d’or d’Angoulême. Chez le même éditeur paraissent les quatre volumes du Guide du mauvais père (2013-2018), qui se veulent plus un ensemble de gags sur la parentalité, puis dernièrement Chroniques de jeunesse (2021), récit d’un job d »été dans une iconique usine à papier de Québec durant trois ans. Il s’y représente toujours sous ce visage simple et reconnaissable :

Extrait du Guide du Mauvais Père T1, Delcourt, 2013.

L’œuvre autobiographique marque la réception du travail de Delisle. Il n’a pourtant jamais abandonné les albums n’appartenant pas à ce champ : Inspecteur Moroni (Dargaud, 3 tomes, 2001-2004), Comment ne rien faire (La Pastèque, 2002, où l’on retrouve toutefois un alter ego pouvant évoque l’autofiction), Louis (Delcourt, 2 tomes, 2005-2008), adaptation de Jean Echenoz avec Ici ou ailleurs (L’Association, 2019), etc. L’annonce de sa participation au projet Donjon, série de fantasy tentaculaire scénarisée par Joann Sfar et Lewis Trondheim, a cependant surpris, pas tant pour l’aspect fictionnel que pour le récit de genre et l’aspect animalier. Pour le reste, Delisle est complètement issu du même monde éditorial que Sfar et Trondheim, par ailleurs son éditeur chez Delcourt, donc la collaboration n’est pas étonnante. J’ai lu cet album avec un réel plaisir. Globalement j’aime bien Donjon, mais dans la masse il y a quand même de l’anecdotique, ici j’ai trouvé le scénario vraiment intéressant, avec un attachant personnage d’apprenti juriste devenue porte-parole des morts de la Nécropole des pauvres, menacée de destruction par les bourgeois…

Si je voulais développer mon avis sur l’album, je pourrais toutefois le faire sous la forme d’une classique chronique pour un des divers sites auquel je contribue. Ce qui m’a intrigué dans cet album et que je voulais développer ici est ce court passage, à l’intersection des pages 23-24 (pour les folios de l’album, sur la numérotation stricte des planches il s’agit des 21-22).

Le récit sera globalement incompréhensible à qui n’a pas lu l’album, mais on ne peut que reconnaître les traits de l’auteur, légèrement transformés par l’aspect animalier, dans le malheureux signataire. Le moins que l’on puisse dire est qu’il se dessine en fâcheuse posture ! Un amusant clin d’œil, au gré d’un personnage secondaire, permettant de faire du lien inter-œuvres pour les aficionados.

Si la boutade est sans nul doute l’argument principal, on ne peut que noter un deuxième étage à cette scène. Le personnage, sans nom, est ici tué par Guillaume de la Cour. Ce poulet fort peu sympathique est, lui, un personnage récurrent du multivers de Donjon (période Zénith). Ce juriste joyeusement escroc, expert en contrats aux micro-détails douteux et porteur de l’épée du destin, est particulièrement remarquable pour son manque d’éthique, son antipathie évidente et… son patronyme évoquant de manière à peine masquée l’éditeur de la série, Guy Delcourt.

Bien sûr, le personnage existant depuis des années sans encombre, il s’agit plus d’un clin d’œil boutade de Sfar et Trondheim au cursus de leur éditeur, venu d’école de commerce (même s’il a débuté dans les fanzines) et apportant une vision très marketée à l’édition franco-belge. Le croiser ici ne déroge pas à la règle habituelle. Il reste que le fait que Delisle ait choisi de donner ses traits à ce personnage décapité par la représentation, même connivente, de son éditeur, ne peut que faire fantasmer sur l’état de leurs relations…

PS : En écrivant cet article, je découvre qu’il existe un auteur de bande dessinée, entré en activité bien après la création du personnage, qui porte le même nom (écrit légèrement différemment). Cela étant, au regard de ses planches, je doute qu’il ne dessine un jour un Donjon consacré au vil poulet, ce qui aurait été amusant.

Merci à Séverine Marque qui m’a scanné les pages de l’album, que je n’avais plus sous la main !

Natacha dans ses albums : quand le paratexte éditorial d’une BD jeunesse franco-belge migre vers son public

Natacha est une série importante de la deuxième génération d’après-guerre de Spirou. Alors que Franquin et Peyo s’affirment comme les incontestables têtes de gondoles du magazine (Will a moins d’hérédité et Morris migre chez Dargaud en 1968), les rédacteurs en chef tentent de renouveler les personnages, tout en créant régulièrement des épigones graphiques de deux stars suscités. Gos et Walthéry sont de ceux-là, les deux viennent d’ailleurs du Studio Peyo – c’est sensible chez Gos dont les Galaxiens sont clairement des sortes de Schtroumpfs verts (mais pas verts Schtroumpfs !), moins chez Walthéry qui développe un dessin plus réaliste. Il faut dire que celui qui est un des plus jeunes assistants des studios Peyo, il y entre à 17 ans, travaille principalement sur Benoît Brisefer et Jacky et Célestin. Ces deux séries de Peyo, plus mineures que les Schtroumpfs, sont par ailleurs toutes les deux contemporaines et régulièrement urbaines, loin du moyen-âge fantastique des lutins bleus. Si les humains restent proches au début du style développé par Peyo, Walthéry s’en détache largement au fil du temps.

Après avoir réalisé ensemble Tonton Placide, épisode de Benoît Brisefer que je chéris pour l’avoir lu et relu enfin dans une version poche dénaturant complètement la mise en page, Walthéry et Gos créent donc Natacha, un personnage féminin d’hôtesse de l’air sexy et prompte à se jeter dans la bagarre et l’aventure – une révolution dans Spirou où les femmes se devaient d’être mères au foyer si elles étaient belles. Si des critiques saluent Natacha pour son aspect féministe, et qu’elle a sans doute eu un rôle dans l’identification des jeunes filles (même si empiriquement on m’a plus cité Yoko Tsuno, de Leloup), cela reste une bande dessinée où les blagues grasses sont régulières et Natacha semble bien souvent être d’abord apprécié des lecteurs pour son corps. En témoignent les nombreuses dédicaces de Natacha dénudée qu’on retrouve en ligne : le site bédédicaces consacre même une section de sa page sur l’auteur à « Natacha la coquine ».

Exemple typique d’une dédicace Natacha trouvée sur le site ci-dessous

Natacha reste une série intéressante, notamment par la manière dont Walthéry s’est ouvert à de très nombreux scénaristes, après Gos il a ainsi vu son héroïne vivre des aventures sous la plume de grands noms comme Maurice Tillieux, Marc Wasterlain, Raoul Cauvin ou même Peyo, dont l’album La Mer de rochers sort en 2004, douze ans après sa mort. Walthéry est en effet connu pour ses retards homériques et accumuler de nombreux scénarios dans ses tiroirs. À ce titre je trouve intéressant qu’à côté de ces grands noms de la francobelgie, ainsi que d’autres auteurs moins réputés mais bien présents dans Spirou comme Mittéï, certains albums soient signés par des inconnus du neuvième art : son camarade de service militaire Étienne Borgers, auteur de nouvelles de SF à ses heures perdues, ou Guy d’Artet, un médecin et lecteur fan qui lui propose un jour un scénario, adapté en album des années plus tard. J’aime beaucoup ce côté très ouvert et foutraque de la série, dont le ton change tout en restant cohérent au fil des scénaristes et albums (qui vont du très chouette aux parfaitement dispensables).

Ce qui m’intéresse ici est toutefois cette question du public, le même qui veut des Natacha dénudées en dédicace. Ce public qui, comme Guy d’Artet dans ce qui est une des rares biographies à circuler (sans doute extraite du dossier de presse de l’éditeur lors de la sortie de l’album) est « secrètement épris » de l’hôtesse. Je connaissais bien cet aspect de l’intérêt du lectorat pour Natacha, il reste que c’est une série jeunesse, paraissant encore dans Spirou quand j’étais enfant et même bien plus tard (L’Épervier bleu y a été prépublié en 2014), avec quelques pauses liées à des questions d’éditeurs que je n’ai pas creusés – à partir de 1989 la série passe de Dupuis à Marsu production et ne revient dans Spirou qu’en 1996. De fait, rien dans la série ne choque spécialement en termes de violence ou de sexe, mais est-elle vraiment lue par des enfants ? On peut en douter, et c’est ce qu’a semblé affirmer l’édition de 1998 du premier tome sur laquelle je suis tombé dernièrement.

L’album en question

De prime abord, rien ne semble particulièrement notable, la couverture est quasiment identique aux 9 éditions précédentes : bédéthèque nous apprend que l’écusson est apparu en 1988 à la 8e édition de l’album, je distingue la date réelle au fait que la quatrième de couverture annonce la sortie prochaine du 18e volume. Cette information, évidente pour identifier une période de parution, n’est cependant pas la première que j’ai observée et qui m’a crié « ceci est une édition relativement récente ! ». Plus encore, ce sont les pages de garde qui m’ont étonné et surpris :

Gardes de l’édition de 1998

J’ignore si ces gardes apparaissent avec cette édition ou avant, elles viennent en tous cas après le changement d’éditeur de la série pour les nouveaux tomes, mais dans le cas présent après le retour dans Spirou, et donc dans l’affirmation d’une cible relativement jeune – ce même si le lectorat de Spirou lui-même est connu pour mixer des enfants et des nostalgiques, ce qui porte toute la complexité d’une revue historique pensée pour la jeunesse mais devant continuer de plaire à un lectorat adulte voulant lire sa revue d’antan. Quoiqu’il en soit, il semble que pour les albums l’éditeur ait tranché : le public enfant n’est plus celui qui est visé. Par ces gardes il semble dire que oui, la majorité des lecteurs sont des hommes, sans doute cinquantenaires qui, eux aussi, étaient « secrètement épris » de l’hôtesse. L’éditeur le sait, mais ne peut l’affirmer plus loin, c’est pourtant bien ces lecteurs sa cible, et ces gardes sont comme un curieux aveu, d’un secret de polichinelle sur la réalité des enfants intéressés par cette vieille série franco-belge. Un bel exemple de paratexte éditorial qui clarifie sans un mot les intentions.

EDIT (jour même) : Ainsi que me l’a signalé Laurent Boutin sur Facebook, les évolutions de la couverture vont aussi en ce sens : les lèvres deviennent plus pulpeuse, le décolleté plonge, pas vraiment subtil et, en même temps, je n’y avais pas fait attention.

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On notera qu’il existe un certain nombre d’albums jouant des charmes de Natacha, mais publiés par des petits éditeurs (voir ici, ici ou ici), mais jamais l’éditeur officiel n’a franchi ce Rubicon.

Autre curiosité étonnamment signifiante trouvée lors des recherches pour ce petit article, il existe une édition de ce tome 1 dite « au téton », un téton étant apparu sur le chemisier. J’ai du mal à comprendre ce qui était une réimpression a pu donner lieu à cela, la maquette était identique, les fichiers avaient ils été perdus ? Le téton a-t-il été rajouté par un imprimeur ou « non effacé » ? Mystère, je n’ai pas creusé, mais on trouve ici où là de cette édition vendue sur des sites parlant « d’édition dite au téton ». Je ne sais quoi conclure de tout ça mais ça me semble assez conforme à ce que j’évoquais – même si ici cela ressemble plus à une erreur de l’éditeur.

Enfin, si vous voulez connaître un peu Walthéry (qui est quand même un témoin très intéressant de cette francobelgie, au-delà de cette manie de dessiner son héroïne nue), un numéro de La Crypte tonique lui est consacré, avec un entretien dessiné par l’ami Jean Bourguignon, c’est assez chouette je trouve.

La Crypte tonique n°6, novembre 2012 (couv de Franquin)

Entretien préparatoire : Julie Delporte

Mine de rien je suis dans la dernière année de ma thèse sur La bande dessinée québécoise et ses circulations dans et avec l’espace francophone européen. Il va falloir commencer à rédiger et soutenir vers mars ou avril. Comme dans le cadre d’autres travaux, travaillant sur un sujet en partie contemporain, je récolte une part d’information dans des entretiens, que je croise et avec lesquels je bâtis quelques idées. J’ai assez vite voulu interviewer Julie Delporte, incarnation pour moi de l’autrice québécoise avant même d’avoir la nationalité canadienne, exemple de ces circulations. Cela donne à l’entretien un thème évidemment assez éloigné de tout ce qu’on peut dire sur son œuvre brillante (voir par exemple cet entretien-là), mais qui aborde la question du sentiment d’appartenance à la BD québécoise, BD nationale sans passeport.

Extrait de Journal

Tu nais en tant qu’autrice au Québec, les premiers fanzines datent de 2008, peux-tu un peu revenir sur ton parcours ? Quand arrives-tu ici ? Tu débutes d’abord par l’écriture sur la BD dans le cadre de tes études c’est ça ?
C’était en 2005, j’étudiais en journalisme, j’aimais déjà beaucoup la bande dessinée alors en parallèle j’ai animé une émission sur la bande dessinée (Dans ta bulle ! sur Choq.fm) pendant de nombreuses années, et j’ai aussi écrit un peu sur la bande dessinée. Une fois diplômée en journalisme, je n’arrivais pas à trouver de médias où exercer cette profession dans des conditions qui me plaisaient, donc je suis revenue aux études, cette fois en cinéma.
J’aimais beaucoup le cinéma, cependant l’objectif c’était d’abord d’écrire un mémoire sur la bande dessinée. À l’époque j’envisageais une carrière universitaire dans la recherche sur la bande dessinée, un peu comme toi, mais ce n’était pas un but précis non plus, je voulais surtout satisfaire ma curiosité et augmenter mes connaissances générales en art. C’est en parallèle de l’écriture de mon mémoire que je me suis mise moi-même à faire de la bande dessinée, pour essayer d’abord. Je ne m’attendais pas du tout à pouvoir en faire professionnellement !

La pratique du dessin était-elle déjà là malgré tout ?
Je viens plutôt de l’écriture, quand j’étais petite je remplissais des cahiers avec des textes, je dessinais un peu mais pas énormément. Je n’étais pas un « génie » du dessin qui le pratiquait partout et tout le temps comme souvent les auteurs de BD le racontent. En fait, tous les arts m’intéressaient. On avait une petite caméra vidéo à la maison par exemple, et très vite je l’ai prise pour faire des choses. J’ai toujours été très interdisciplinaire mais plutôt douée avec le langage, je rêvais davantage d’être écrivaine que dessinatrice.

Tu apparais au milieu d’un bouillonnement créatif à Montréal, autour de la structure Colosse, est-ce que tu as suivi les cours de l’atelier de Jimmy Beaulieu ?
À cette époque-là, il y avait toute une vague de nouveaux auteurs qui apparaissaient (Pascal Girard, Iris, etc.). J’ai suivi les cours de Jimmy Beaulieu à l’atelier du Cégep du Vieux Montréal, mais aussi ceux de David Turgeon quand il les a donnés pour remplacer Jimmy. J’ai écrit et dessiné Encore ça dans un des cours, et Jimmy a voulu en faire un Colosse, ce qui m’a rendue vraiment heureuse. J’en ai fait plusieurs autres mais là où ça a vraiment changé pour moi, c’est quand je suis allée un an à White River Junction, dans le Vermont. J’étais « fellow » au Center for Cartoon Studies, autrice invitée en résidence dans cette école de bande dessinée. La bourse ne donnait pas vraiment de quoi vivre mais j’avais accès gratuitement à l’école. Je pouvais assister aux cours mais aussi apporter un regard plus expérimental. Le but de cette résidence est vraiment de donner une chance à de jeunes auteurs je pense. J’ai eu de la chance d’en bénéficier tôt dans ma carrière, j’avais commencé mon Journal en ligne avant d’aller à l’école, puis j’y ai rencontré l’éditrice de Koyama Press (Annie Koyama) qui l’a publié en anglais par la suite. C’est là que j’ai vraiment développé ce travail au crayon de couleur.
Mon dessin est constamment en changement, si le crayon est un peu ma marque de fabrique, dans Corps vivante il est devenu plus précis et réaliste qu’il ne l’était dans Journal. J’imagine que ça bougera encore dans mes prochains projets.

C’est comme une lente affirmation du fait que tu es dessinatrice. J’imagine que c’est aujourd’hui à peu près clair dans ta tête mais tu le remettais beaucoup en cause au début.
Oui, mais je ne peux encore m’empêcher d’avoir un peu un syndrome de l’imposteur sur le côté graphique de mon travail, j’ai toujours tendance à croire que c’est mon écriture qui est vraiment intéressante. Bon, j’essaie de changer d’avis là-dessus, je prends de plus en plus confiance.

Bien que rédigé en français, Journal est donc d’abord publié au Canada anglophone.
Je n’avais trouvé personne pour le publier en français, je pense que le fait que ce soit en couleur rendait ça vraiment très compliqué à l’époque, très peu d’éditeurs francophones pouvaient imprimer de la couleur au Québec, surtout pour le premier livre d’un auteur. D’ailleurs le premier éditeur en français [le livre a depuis été republié par Pow Pow], L’Agrume, n’était pas québécois. Pour mon second livre, Je vois des antennes partout, ça a d’ailleurs été la même chose, il est d’abord paru chez Drawn & Quaterly, un éditeur québécois, mais anglophone, avant que Pow Pow ne le publie.

Ha oui, je savais pour le premier, mais je ne savais pas que ça avait été le cas aussi pour celui-ci. C’est donc ton premier à paraître chez Pow Pow, qui va alors publier tous tes autres livres en première édition. J’ai l’impression qu’en France c’est vraiment avec Moi aussi, je voulais l’emporter – pourtant publié par un éditeur québécois contrairement au Journalque tu apparais vraiment dans la presse, pour le public.
En fait c’est pas mal vrai ici aussi, c’est ce livre-là qui a vraiment eu le plus d’échos.

Pour en venir au cœur de l’entretien, en terme « national », j’ai l’impression que tu es perçue comme une autrice québécoise, est-ce que tu le ressens comme ça aussi ?
Il faudrait peut-être demander aux autres comment ils me perçoivent mais, en ce qui me concerne, mes éditeurs sont québécois, mes collègues de travail sont québécois – ou Français émigrés –, une grosse part de mon travail est autobiographique et se passe au Québec, je n’ai jamais créé en bande dessinée ailleurs qu’au Québec, sauf ponctuellement pour des résidences. Alors oui, je suis une autrice québécoise.
Après, c’est l’histoire de l’immigration : est-ce que je peux me sentir 100 % québécoise ? J’ai toujours l’accent français… L’immigration des Français au Québec est une immigration ultra-privilégiée par rapport à d’autres parcours de vie. Les Québécois ont une histoire d’amour-haine avec les immigrants français. Je ne suis pas vraiment fière d’être une Française à Montréal, j’essaie de m’intégrer sans toutefois renier mes origines. Dans tous les cas, si on me considère comme une autrice québécoise, cela me rend fière. 
Du côté de la réception en France, je ne me rends pas compte si je suis perçue davantage comme québécoise ou française, je n’ai pas eu beaucoup d’entretiens en France, quand Moi aussi, je voulais l’emporter est sorti il n’y en avait pas assez de copies arrivées en Europe, c’était le début de la distribution européenne de Pow Pow… 

Extrait de Moi aussi je voulais l’emporter

Et du côté des médias québécois, est-ce que cela t’est renvoyé (le fait que tu es d’origine française) ?
Pas trop. Je sais qu’à la radio ça peut être compliqué. J’ai des amis qui travaillent à Radio-Canada qui m’ont déjà dit qu’ils tâchent de limiter l’accent français en ondes, je ne sais pas si c’est vrai. Mais bon, ça ne me pèse pas en tous cas, dans le milieu personne ne me renvoie que je suis française, ou vraiment très rarement. Je ne suis pas la seule aussi il faut dire… Chez Pow Pow il y a Mirion Malle et moi. Qui d’autre ? En fait, je ne sais pas si on est tant.

Justement je pensais à elle, car c’est un pendant intéressant. Comme toi elle émigre, et le Québec imprègne son œuvre, dans le décor comme le vocabulaire, mais elle avait déjà une carrière en France avant.
C’est un peu différent pour elle, car elle a plus d’éditeurs français que québécois. Je ne me rends pas compte si les lecteurs la considèrent comme québécoise ou française. On nous vous probablement comme des montréalaises ! Je me dis que c’est peut-être plus sur la réception en France que le fait que l’on soit des émigrées a une incidence : il y a une sorte d’imaginaire positif (peut-être parfois exotisant !) du Québec en France.
Je sais qu’on est assez lues en Europe francophone et il y a plein de jeunes qui veulent émigrer, alors je me dis que ça joue peut-être sur notre rayonnement… Obom, qui est à moitié française mais y a peu vécu (seulement très jeune), a une carrière importante au Québec mais elle n’est quasiment pas lue en France : cela dit c’est sans doute une question de distribution de ses livres avant tout. Chez Pow Pow quelqu’un comme Sophie Bédard a un beau succès ici, mais je crois qu’elle est encore assez peu lue en France… Alors nos origines géographiques jouent peut-être pour accrocher le public français. 

Dans ta bande dessinée, je trouve qu’on perçoit le Québec mais en même temps ça me semble assez simple pour le public français.
Ça se fait assez naturellement, j’ai l’impression que je n’écris rien qu’un Québécois ou un Français ne pourrait pas comprendre, je peux mettre du vocabulaire québécois en tout cas. Il faudrait sans doute demander à Luc [Bossé, son éditeur] ce qu’il en pense. Mais on n’a jamais discuté de la manière dont j’écris… Je ne doute pas que j’ai des traces de français de France qui doivent m’échapper dans mes productions. Il y doit y avoir les deux sortes de Français qui s’y croisent : cela reflète sûrement ma façon de parler, après toutes ces années que j’ai passées à Montréal.

Là où la question de l’identité se ressent aussi, ça peut être tout bêtement administratif : le droit d’avoir un prix de la BD québécoise, de recevoir une bourse du gouvernement du Québec, etc. cela était-il conditionné à une nationalité, une durée de résidence ?
Pour les prix c’est un débat interne aux prix j’imagine, mais pour les bourses du Québec et du Canada, dès que nous avons le statut de résident permanent nous y avons droit. Avoir la nationalité canadienne ou pas – moi je l’ai depuis plusieurs années – ne change rien.
Une chose qui peut être intéressante peut-être, c’est la différence dans la manière dont on réussit à vivre de nos créations.
Je suis vraiment une autrice qui a toujours vécu dans la création au Québec, dans un petit marché où même quand on vend assez bien, c’est quasiment impossible de vivre de la BD alternative, du coup on y vit principalement de bourses de création. J’ai l’impression que quelqu’un, avec une production publiée en France et une carrière qui y a débuté, vit bien plus de publications et de droits d’auteurs que de subventions… c’est peut-être là qu’est la différence la plus marquée à vrai dire.

Enregistré à Montréal le 30 août 2022, 
repris par courriel en juillet 2023.

Quand Stan Lee envisageait de publier Pif Gadget

Le sujet est peu étudié, y compris par moi qui ne fait que l’aborder de très loin dans mon livre, mais Pif Gadget a connu quelques versions étrangères. Je ne parle pas là d’exports, nombreux (j’évoque notamment le cas du Québec ici avec Sylvain Lemay), mais de transpositions du magazine dans d’autres pays (certes il y a eu quelques Pif Gadget spécifiquement québécois, mais c’est rare… et c’est dans l’article !).

Il s’agit par exemple de Pajtás magazin Pif en Hongrie, créé en 1978 et traduisant une bonne part de matériel français à côté de créations locales. Le journal a même existé en parallèle de l’import du magazine français, jusqu’en 1982. Ce journal est très mal documenté et je n’ai aucun lien avec la Hongrie, c’est un champ qui reste à explorer. Pif collection a fait de petits textes sur ces magazines, on les trouve dans le menu de gauche sous le titre « les versions étrangères » (étrangement je ne peux y faire de lien direct), on y découvre également une édition espagnole, de 1978 aussi, qui reprend carrément le graphisme du journal français.

Le forum des fans de Pif Gadget, dans un abondant et érudit sujet, a également trouvé une version danoise dès 1973. Yps, magazine allemand, est souvent évoqué, le journal ayant eu une grande longévité et du succès. C’est cependant un magazine préexistant qui s’est mis à accueillir largement les productions Vaillant, jusqu’à faire de Pif et Hercule les mascottes du titre, et pas une transposition directe. Cela étant, tous ces exemples montrent bien, quelle que soit la stratégie commerciale employée (traductions de bandes dessinées, export ou magazine directement transposé), qu’il y avait une vraie volonté de diffusion internationale du journal.

Version espagnole (n° 6, 1978) et danoise (n°9, 1974) de Pif Gadget, trouvés sur Pimpf

Si le sujet reste à étudier, une chose est certaine : dans les différents titres connus, aucun ne semblait être en anglais. La chose n’est pas forcément surprenante, en Grande-Bretagne les magazines européens comme la bande dessinée n’étaient pas si implantés, quand les États-Unis apparaissent comme des ennemis naturels du journal proche des communistes. Mais si le récit politique peut exister, diverses études ont bien montré que le service commercial de Vaillant n’était pas spécialement idéologue, et voici que des documents nous montrent qu’il a été question de manière très sérieuse que la Maison des Idées publie le journal aux USA.

Oui, vous m’avez bien lu, je parle de Marvel, éditeur de super-héros qu’il n’a pas hésité à mettre au service de la lutte contre l’URSS durant la Guerre froide (encore en cours à l’époque de ces échanges). C’est JL Mast, un des rares Français à dessiner pour Marvel mais aussi régulier exégète du comics, qui en a trouvé trace et m’a transmis les photographies qui suivent. Il dépouillait alors les archives de Stan Lee au American Heritage Center (Wyoming), afin de nourrir sa bande dessinée Fathers of Marvel Comics (que l’on peut suivre ici). Qu’il en soit mille fois remercié, tant ce petit trésor était inattendu.

Le total de documents représente six courriers. Ils indiquent que d’autres discussions ont eu lieu, au téléphone ou peut-être lors d’un festival. Il est notamment documenté qu’en 1972 une importante délégation de Pif Gadget, comprenant Hugo Pratt, André Chéret et Claude Compeyron, cadre du PCF et directeur des éditions Vaillant (puis Vaillant-Miroir Sprint) de 1970 à 1979, s’est rendue aux États-Unis. Pratt s’amuse dans son autobiographie en imaginant ce que ce dernier a du répondre au questionnaire d’entrée demandant si l’on est communiste… Je n’ai pas de certitude sur la présence de Limansky, responsable commercial, dans cette délégation mais ce serait probable. Dans mon article sur Pif au Québec on peut notamment voir que Limansky traverse l’Atlantique pour promouvoir le journal dans les mêmes années, montrant bien que c’était une pratique possible. Et il s’avère que les premiers échanges postaux sont datés de septembre 1973 donc peuvent correspondre à cette période.

Nos traces débutent par un courrier de Linda M. Reilly, une employée de Marvel (a priori du côté licencing). En le lisant, on comprend que Limansky a proposé à Marvel d’acheter les droits de Pif Gadget et de publier le journal pour le marché anglophone. Suite à cet échange, Linda M. Reilly écrit donc le 6 septembre à Limansky pour lui demander des exemplaires du journal, montrant bien que la discussion à dépassé la courtoisie.

Courrier de Linda M. Reilly à André Limansky
American Heritage Center, Wyoming, Stan Lee Papers.

Nous sautons ensuite au 24 septembre, il est fort probable que Limansky ait répondu à Mme Reilly mais nous n’en avons pas copie. Cette lettre est directement adressée à Stan Lee et reçoit une réponse quatre jours plus tard :

Courrier d'André Limansky à Stan Lee
American Heritage Center, Wyoming, Stan Lee Papers.
Courrier de Stan Lee à André Limansky
American Heritage Center, Wyoming, Stan Lee Papers.

Limansky informe son possible partenaire qu’il prépare une version anglophone de Pif Gadget, visant les États-Unis et l’Angleterre. Sans l’évoquer, il pense sans doute au reste du Royaume et au Canada où il y a déjà une agressive politique en zone francophone. Il indique aussi d’une venue le 10 décembre à New York, et s’enquiert de sa présence et de celle de son équipe de confiance.

Stan Lee lui répond directement et rapidement, montrant que l’affaire est sérieuse. S’il réitère sa demande de matériel dans les mois qui viennent, il explique à Limansky qu’il tentera d’être au maximum disponible lors de sa venue afin de prendre le temps nécessaire pour leur projet, temps qu’il imagine important puisqu’il évoque « la semaine entière ». Lee veut aussi lui montrer les bureaux de Marvel et les méthodes de travail américaines, afin que le français comprenne bien le fonctionnement différent de l’industrie du comics. Plus anecdotiquement, il termine d’un mot chaleureux en français « With very best regards, mon cher ami…. ». L’affaire n’est pas conclue mais semble partir sur de bonnes bases. Et s’il y avait un doute un télégramme envoyé trois jours plus tard (la date est donné par JL Mast car je ne la vois pas sur le document) confirme l’intérêt de Lee :

Le scénariste, mais surtout président de Marvel comics international, écrit (je traduis rapidement) : « Cher André, ceci pour confirmer le fait que je suis extrêmement intéressé pour publier Pif et vos gadgets pour les marchés britanniques et états-uniens. Une lettre suivra avec plus de détails. » Notons que Lee a bien corrigé le marché Anglais indiqué par Limansky en Britannique, et quelques coquilles dans le nom de rue ou de ville (Sayette et Parisx, sans doute lié à la dictée).

Nous n’avons pas la réponse de Limansky, elle est de fait venue par téléphone, mais une autre copie de télégramme de Lee, peu lisible, est enregistrée dans les archives encore une fois trois jours plus tard (4 octobre) :

American Heritage Center, Wyoming, Stan Lee Papers.

Le texte est peu lisible, c’est une copie, pâle, et en photo. le voici : « Just received your call. Please grand me a three month option effective immediately for Pif Gadget for Great Britian and United States most important and urgent best » (en réalité tout est en majuscule, mais c’est tout de même plus lisible ainsi). On le voit, Lee pose une option de trois mois, il est extrêmement intéressé et la chose est urgente. Par ailleurs, le rythme d’échange est effréné, on peut imaginer que Lee a reçu quelques exemplaires pour accélérer ainsi le rythme alors qu’il parlait encore quelques jours plus tôt de recevoir des choses en octobre ou novembre, pour en discuter en décembre.

On attend donc la suite avec grande impatience mais… rien. Cela ne veut bien sûr pas dire qu’aucun échange n’a eu lieu, téléphonique, ou même écrit, Limansky est peut-être même bien venu en décembre, mais aucune trace dans ce lot d’archives. C’est l’année suivante, le 5 avril 1974, bien loin de l’empressement initial, qu’on retrouve un courrier du responsable de Pif Gadget.

American Heritage Center, Wyoming, Stan Lee Papers.

Dans ce courrier Limansky ne désespère pas et explique à Lee qu’il lui enverra bientôt des récits pouvant être « bons pour l’international », indiquant avoir suivi les conseils de Lee. Il y a assurément eu des allers-retours, sans doute certaines BDs ne paraissaient pas traduisibles pour Lee, mais nous n’en saurons, cette fois, vraiment pas plus. Si ce n’est qu’il n’y aura jamais de Pif en anglais sur les marchés imaginés.

Est-ce juste que les contenus étaient finalement trop européens pour Marvel ? Trop chers (sans doute pas) ? Peut-être le lien avec le PCF a-t-il fini par peser, mais Lee devait bien en avoir connaissance en octobre 1973 alors qu’il était emballé. Une hypothèse plus crédible se trouve également dans ces archives, qui m’a tout autant été soufflée par JL Mast (l’ai-je déjà remercié ? Il a aussi un site officiel), est celle de la crise pétrolière. Certes, elle avait déjà débuté en septembre 1973, mais son impact continue durant plusieurs années, notamment sur les matières premières et le papier (ce qui nous rappelle quelque chose…). Une lettre qui ne concerne pas Pif Gadget atteste en tous cas de cette problématique dans la période

American Heritage Center, Wyoming, Stan Lee Papers.

Holli Resnicoff, assistant de l’éditeur, indique à un autre éditeur français, Opéra Mundi, que « l’extrême crise du papier aux USA » impose de reporter toutes nouvelles publications. Le courrier date du 18 avril, quelques jours après la relance de Limansky, on peut imaginer qu’il a eu une réponse ressemblante.

Il ne faut cependant pas totalement tirer un trait sur les liens Marvel/Pif Gadget, même s’il ne furent pas exactement ce qui était attendu. Des années plus tard, en 1990, le journal français lance Pif Super Géant, dans la foulée des poches et magazines dérivés, un rien calqué sur Super Picsou Géant. Cette publication comique, qui accueille les héros du journal, publie de temps à autre des hors-séries « Aventures ». Curieusement (enfin, sans doute parce que cela avait du succès), à côté de Loup Noir, Robin des bois ou Docteur Justice, Spiderman et Hulk apparaissent. J’aime particulièrement la quatrième de couverture de ce numéro de juillet 1991 qui accueille tout ce petit monde :

quatrième de couverture mêlant des héros français et spiderman,.

La présence de Hulk est uniquement liée à sa présence dans un épisode de l’homme-araignée, le journal lui donne tout de même la couverture. Au numéro suivant c’est Spidey. Une arrivée donc pour la collaboration Marvel/Pif Gadget, mais sans doute nettement moins aboutie qu’espérée par Limansky, et plus proche du chant du cygne : le journal met la clef sous la porte en décembre 1993, les super-héros n’auront pas suffi à le sauver.

(Vous ai-je bien dit qu’il fallait remercier JL Mast ?)

Pif Géant ! Aventures, juillet et décembre 1991.

Exposition Daniel Hochard, ex-Imagex

J’ai déjà parlé longuement d’Imagex ici, en attendant l’anthologie à venir chez The Hoochie Coochie. Il s’avère qu’en parallèle l’auteur va avoir cet été sa première exposition de peinture, au sein de la galerie Vue sur cours de Narbonne, d’avril à juin 2023, et m’a demandé un petit texte de salle. Je croyais au début qu’il s’agissait d’une expo Imagex, et ait donc fait tout un texte sur les différentes vies derrière ce pseudonyme sauf que… cette exposition n’est pas sous ce pseudo, mais sous son nom réel, Daniel Hochard. Ex-Imagex dit mon titre, pas vraiment évidemment, puisqu’il était déjà Hochard (voir Chardot quand il signait des scénarios). Voici donc ci dessous le petit texte et salle et, ensuite, le premier texte, erroné dans son parti pris, mais qui a le mérite de brasser le biographie de l’auteur. Les illustrations sont toutes des photographies de peintures qui seront exposées.

Texte final, bref et tourné sur la peinture :

Daniel Hochard a eu plusieurs vies. Dessinateur de bande dessinée, concepteur de jeux vidéo, graphistes, créateur de lettres… à chacun de ces moments il s’adapte au support et a gardé un même pseudonyme, Imagex. Aujourd’hui il l’abandonne pour se présenter sur les murs, et jete sur les toiles toute cette expérience. Les peintures de Daniel Hochard sont d’un étrange abstrait : on y distingue des fumées, des crevasses, une figuration masquée évoquant des paysages qui n’existent pas, traversés par d’étranges formes surexpressives.

À l’heure où l’intelligence artificielle créée des dessins plus réalistes que le réel, il nous projette dans un monde fantasmatique et résolument d’ailleurs. Sur certains tableaux, on croirait un nouvel enfer, aux formes indicibles, mais à la matière palpable. Matière et mouvement, de l’impressionnante explosion au flottement doux, habitent les créations de l’auteur dévoilé.

Beaucoup de dessinateurs passés à la toile ont simplement tenté de reproduire leurs dessins avec une autre technique, le résultat est rarement heureux. Ici, le peintre tente tout autre chose, et profite de ces formats et outils nouveaux. Si l’on peut le reconnaître dans certaines torsions et dans l’effet de frappe qui se dégage de l’ensemble, il est clair qu’il veut tout sauf se répéter et cherche, encore et encore, à découvrir de nouveaux espaces, en attendant la prochaine exploration.

Le texte obsolète, titré « D’un Imagex l’autre… »

Imagex, c’est le nom culte d’un auteur météore de la bande dessinée. Avec une activité centrée sur la première moitié des années 1980, il frappe la mémoire de ses lecteurs. Durant des décennies, il hante les esprits de gens aussi divers que Mattt Konture, les frères Guedin ou Olivier Josso, ignorant tout de son influence.

C’est qu’en 1986, après une centaine de pages déposée dans la crème des fanzines et magazines (Le Krapö Baveux, Nerf, Viper, (À suivre), Pilote, Métal hurlant – pages achetées mais jamais parues) et deux albums reprenant en large partie des pages issues de la presse, Imagex a disparu. Il laissait derrière lui des pages marquantes, aux allures de brûlot social, se faisant porte-voix de l’enfance maltraitée. Lui qui avait travaillé dans des centres aérés montrait une réalité crue, qui pouvait se laisser aller à l’humour, mais restait sévère. Le dessin, nimbé d’underground et de pulp (il consacre même quelques illustrations parodiques au roman de gare), porte haut cette vision noire, mais pas totalement exempte d’espoir. Ses dernières planches laissent d’ailleurs augurer un étonnant virage fantastique, et laissent envisager une carrière qui ne viendra pas.

Face à une relative indifférence du milieu et à un besoin de manger, Imagex s’est en effet tourné vers le jeu vidéo, où il signera quelques jeux de son pseudo. Changement de carrière, mais pas une disparition si réelle donc ! Un de ceux-là, le plus personnel, mettra en vedette un bébé rageur dans un jeu de plateforme survitaminé – l’enfance, encore.

Après le vidéoludique, voici le graphisme textile – la signature disparaît, mais il est toujours là, reconnaissables sur des dessins de t-shirt et autres sweat –, puis la création de typographies informatisées sur un site spécialisé. Ici encore, les créations sont signées Imagex, un nom semblant venu d’outre-tombe. Pourtant, Imagex est bien là, et va même plutôt bien, habitué à sauter d’un support à l’autre, sans jamais abandonner son nom, il réalise des typos à la vitesse de l’éclair. Début 2010, le voici qui réapparaît dans le fanzine de BD Gorgonzola, qui publie des pages inédites réalisées trente ans plus tôt puis, soudain, des dessins inédits.

Car au-delà des lettres, il n’a jamais arrêté de dessiner. Forcément, en plusieurs décennies, le trait a évolué. On y retrouve le dynamisme anguleux, une certaine force vivace, mais des doodles griffonnés aux tableaux grands formats, c’est désormais une abstraction explosive qui sort de ses mains. Motifs répétés, pointes acérées, couleurs vives, les images ne sont pas dénuées de narrations même si leur sens profond échappe – c’est à vrai dire la sensation qu’avait pu faire certaines de ses bandes dessinées dans les 80’s.

Il y a donc quelque chose d’assez magique à voir soudainement cette première exposition des toiles d’Imagex en 2023, alors qu’est annoncée en parallèle la première réédition – avec restaurations fines, inédits et appareil critique – de ses travaux de bande dessinée chez The Hoochie Coochie. Depuis sa naissance, le pseudonyme Imagex a traversé les pratiques : BD, jeu, graphisme textile, création de polices de caractère, peinture… à chaque fois, il épouse la nouvelle forme, mais garde son nom, touchant de nouveaux publics. Et voici qu’à 40 ans intervalle, la forme originelle ré-émerge quand la dernière s’affiche pour la première fois, une boucle heureuse qui, rassurons-nous, n’empêchera pas une nouvelle forme d’Imagex, encore à imaginer.

Imagex, une bibliographie

Imagex est un auteur météore, avec une brève carrière, que j’aime beaucoup et qui a fortement marqué la BD alternative. Depuis plus d’une décennie, je cherche à remettre en avant son travail, avec de faibles moyens. Grâce à Jean-François Biguet, nous l’avons un jour retrouvé et L’Égouttoir a pu republier de vieilles pages, ou publier des bandes inédites dans Gorgonzola. J’ai aussi réalisé une série d’articles sur Du9 pour développer l’intérêt et l’analyse sur son œuvre, autour des albums Mauvais rêves, Colonie de vacanses (septembre 2013) et de Jalousie, un album annoncé mais jamais paru (février 2014). Dans ce corpus, le dossier sur Viper du Gorgonzola n° 18 paru en octobre 2012 (désormais en ligne sur Du9) peut aussi être pris en compte. Si l’on veut un état de l’art complet, notons l’article du blog de Mitchul sur Mauvais Rêves, dès juillet 2009, avec intervention d’Imagex lui-même en commentaire. Par la suite il publiera une interview sur un sujet curieux et plutôt intrigant (les bibliothèques des interviewés), au résultat modérément intéressant dans ce cas précis (Imagex venait de déménager). Notons que je m’étais aussi prêté à l’exercice, je redécouvre même que je l’avais inauguré avec les bibliothèques de ma maison d’enfance.

Logiquement, avec ce travail de réédition comme d’écriture, une envie de réédition était là depuis le début. Mais bon, L’Égouttoir n’en avait pas les moyens. Nous avons travaillé, cherché, et finalement, après des années, The Hoochie Coochie va sortir une grande et belle anthologie, dans laquelle je signe un texte au côté de Jean-Pierre Mercier, coéditeur d’un des deux livres de l’artiste. Dans mes recherches, en bon bédéphile à l’ancienne, j’avais tenté de réaliser une bibliographie complète, sachant que la plupart de ses publications sont dans des fanzines ou magazines peu étudiés (et encore, depuis bulledair propose les sommaires complets de Viper, du Krapö et de Zoulou, en plus de bdoubliées pour d’autres magazines).

Évidemment, ce genre de liste n’a plus vraiment d’usage dans des ouvrages imprimés aujourd’hui, surtout qu’on oublie toujours des choses, mais c’est parfait pour ce site, comme ça si vous trouvez d’autres strips, dessins ou articles d’Imagex, je pourrai mettre à jour cette liste ! Donc n’hésitez pas pour des ajouts, corrections ou compléments (notamment pour les dates imprécises), d’autant qu’il y a des planches non identifiées à la fin. Par ailleurs quand l’anthologie sortira, je pourrai ajouter les republications nouvelles. Vivement !

Carte postale accompagnant Viper, 1983. Ce dessin inspirera le
personnage de Mister Vrö à Mattt Konture.

« Sommaire » (illustration), 1 page, dans le Krapö n° 8, avril 1979.

« Voilà !» (illustration), 1 page, dans le Krapö n° 9, septembre 1979.

« Je parle pas », 2 pages, publié dans Sandwich n° 55, supplément au Libération du 13 décembre 1980, republié dans le Gorgonzola n° 19 en octobre 2013.

« Le Vélo », Viper n° 3, juin 1982, 2 pages, repris dans Mauvais rêves (Artefact, coll. « Contagion », 1983).

« Bord de mer », (À suivre…) n° 58, novembre 1982, 6 pages, repris dans Colonie de vacanse (Futuropolis, coll. « X », 1986).

Viper n° 4, octobre 1982 :
« Papa Goldorak », 6 pages, repris dans Mauvais rêves (Artefact, coll. « Contagion », 1983).
« Tchaï Shop (la petite boutique de thé) », scénario de Gérard Santi, 2 pages.
« Niouzes », illustration d’une rubrique d’actualité (½ page).
« Les aventures de Viper et Ganja », illustration, une page.
Carte postale offerte avec le numéro, ½ page.

Viper n° 5, décembre 1982 :
« Sommaire », illustration, 1 page.
« Dura lex, sed lex.. », illustration d’un texte signé Flo et Andy, 1 page.
« Le V. Pire : De Lorean coulé par la neige », illus d’un article d’Anita Jolijoint, ½ page.
« Grand-père est mort », 2 pages, repris dans Mauvais rêves (Artefact, coll. « Contagion », 1983).

Mauvais rêves (Artefact, coll. « Contagion », janvier 1983) :
« La Vie Débile », 13 pages.
« Le Cri », 2 pages.
« Un mauvais rêve », 8 pages.
+ les récits prépubliés dans Viper et indiqués comme tels.

« Colonie de vacanse », (À suivre…) n° 64, mai 1983, 4 pages, repris dans Colonie de vacanse (Futuropolis, coll. « X », 1986).

Viper n° 6, février 1983 :
« Dans les tours », 6 pages, repris dans Mauvais rêves (Artefact, coll. « Contagion », 1983).
« L’Ami indien », scénario de Gérard Santi, 2 pages.

« Dans les tours », très beau récit annonçant le virage de
science-fiction fantasy, Viper n° 6, février 1983.

Viper n° 7, avril 1983 :
« Sa gueule de con dans Calcutta bondé », scénario de Gérard Santi, 2 pages.
Carte postale offerte avec le numéro, ½ page.

Viper n° 8, juillet 1983 :
« “Fabienne” et les bêtises que j’ai faites… », 3 pages.
« Les Beedies en vente libre », illustration d’un rédactionnel non-signé, ½ page
« Jalousie », (À suivre…) n° 71, décembre 1983, 5 pages.

Viper n° 9, octobre 1983 :
« 1989 », 3 pages.
« 1984 », 1 page.
« Boeing sud-coréen vol 007, Que s’est-il vraiment passé ?, 1ère partie », illustration d’un texte de Marylin Hobeau, 1 page.
« De Paris à Kathmandu : Joyeuse années 84 », illustration, 1 page.

Viper n° 10, janvier 1984 :
« Sommaire », illustration, 1 page.
« Change culturel », 2 pages.
« Les Aventuriers du subconscient », illustration, ½ page
« Point de vue », illustration, 1 page.

Point de vue, Viper n° 10, janvier 1984, p. 102.

Illustration, Tam-Tam n° 1, spécial têtes, 1 page, graphzine auto-édité par Lagautrière, 1984.

« Fendar le pétard », strip publié dans Zoulou n° 3, juin 1984.

Viper n° 10, juillet 1984 :
« Sur les chemins, carrément mou ! », scénario de Gérard Santi, 2 pages.
« Souhaits », illustration, 1 page.
« Mémoires », scénario sous le pseudonyme de Chardot, dessin de Mattt Konture, publié dans le Zoulou n° 4/5 de juillet 1984, repris dans les Archives Mattt Konture (L’Association, 2006). 4 pages.

« Classique mais efficace », strip publié dans le dossier « Évite l’armée ? Les dessinateurs donnent leurs trucs efficaces », Zoulou n° 8, novembre 1984.

« La Peau de l’ours », scénario sous le pseudonyme de Chardot, dessin d’Emmanuel Moynot, publié dans le Circus HS n° 10 de novembre 1984. 5 pages.

Illustrations, 3 pages, dans le Nerf n° 1, A.A.N.A.L., 1985.

« Le petit homme qui regardait », (À suivre…) n° 89, juin 1985, 9 pages.

« La Dernière femme », Pilote Mensuel n° 136, octobre 1985, 4 pages.

Le Carré n° 5, octobre 1985 (repris en pages de gardes du Gorgonzola n° 24, 2019)
« Le Glome », illustration d’une fausse notice de roman, 1 page.
« Détruire Paris », illustration d’une fausse notice de roman, 1 page.

Colonie de vacanse (Futuropolis, coll. « X », 1986). Reprends les deux récits indiqués précédemment.

« Pas d’papa », 3 pages, inédit réalisé en 1986, dernière BD d’Imagex. Publiée dans le Gorgonzola n° 21 en octobre 2015.

Un texte et une illustration dans Récits où l’auteur s’exprime par 3 images dans 1 carré, supplément au P.L.G.P.P.U.R. n° 22 dirigé par Emmanuel Moynot (sous le pseudo de Yatmul), janvier 1988.

Couverture et de nombreuses illustrations, Amstrad cent pour cent n° 5, juin 1988. Alors qu’Imagex à cessé la bande dessinée, une jonction avec son travail dans le jeu vidéo (tout le numéro ici).

Baby Jo in Going Home, graphisme du jeu, dessin de la pochette et du manuel, Loriciel, 1991.

« Les éditions Artefact », reprise d’un strip de Mauvais rêve en en changeant les texte pour le dossier sur l’éditeur du Gorgonzola n° 22, janvier 2017.

Illustrations, 3 dessins contemporains illustrant l’éditorial et les crédits, Gorgonzola n° 25, mars 2022.

Extrait du manuel de Baby Jo in Going Home, 1991.

Non datés (mais dans les 80’s) :

« Happening », 2 pages, publié dans un zine américain non identifié, republié dans le Gorgonzola n° 17 en octobre 2011.

« War game », BD à quatre mains avec Mattt Konture, inédite puis publié dans Manga Table, La Table, 2016.

« Les Cinq “dernières” minutes », 4 pages, inédit acheté par Métal Hurlant publié dans le Gorgonzola n° 19 en octobre 2012.

Réalisation sans doute unique d’un un micro-fanzine dédié à Étienne Robial, aperçu lors de l’expo « futuropolis 1972-1994 : un éditeur aux avant-gardes de la bande dessinée » à la CIBDI en 2019 et de l’expo « étienne + robial » aux Musée des arts décoratifs (2022-23).

Nerf p.19, 1985. Imagex y expérimente le dessin sur
ordinateur qui marquera sa carrière suivante, dans le jeu vidéo.

Quand Mickey et Dingo poétisent

En train, je lis souvent des magazines Disney, fidèle à cette phrase du futur Goncourt Didier Decoin(coin) déclarant dans Haga « Savoir lire, parfois, c’est aussi oser grimper sur le dos d’un canard qui porte un béret de marin. »

Si Picsou magazine a ma préférence je me laisse parfois aller à Mickey Parade, devenu Mickey Parade Géant, j’imagine par rapprochement avec Super Picsou Géant, le « parade » étant désormais minuscule entre les deux autres mots. Cela me rappelle un peu Vaillant devenu Vaillant le journal de Pif avant sa transformation en Pif Gadget, disons que je ne serai pas surpris qu’un jour l’épais magazine devienne Mickey Géant tout court.

Un Vaillant de mars 1965 peu avant sa transformation en Vaillant le journal de Pif (ici n° d’août 1966) puis en Pif Gadget (ici le n°1, février 1969)
Le premier Mickey Parade (1966), un de mon enfance (1998) et celui dont je vais parler (septembre 2022)

Étudier Mickey Parade, et les productions presse Disney en général, serait un sujet passionnant, encore trop peu défriché, laissant souvent l’étude du catalogue et de son patrimoine aux journaux eux-mêmes (via des hors-séries, voire des ouvrages anniversaires, etc.). On oublie souvent en étudiant la presse de bande dessinée combien ces titres restent parmi les plus vendus – d’où le « Top vente » un peu surprenant dans le coin haut gauche des Mickey Parade Géant récents. La chose est aisément vérifiable puisque les tirages et ventes du journal est certifiée par l’ACPM, qui nous montre que malgré une petite baisse le magazine reste vendu à plus de 46 500 exemplaires, ce qui en fait le 139e titre le plus vendu tous genres confondus dans le palmarès 2021-2022. Pas mal du tout et une belle position en jeunesse Picsou magazine est 81e, Super Picsou Géant 94e, Le Journal de Mickey 103e et Mickey junior (méconnu) 116e. Bayard devant un peu en presse jeunesse mais ça reste une très belle performance pour le groupe Héritage (qui possède les titres Disney).

Si je m’emballe à regarder ces chiffres, ce n’est pas du tout le sujet de ce post. Profitant d’un voyage en train j’achète et entame donc le Mickey Parade Géant n° 390 dont le récit central, annoncé en couverture, est « L’Odyssée du Dingo-Tiki » (Ivan Bigarella et Sergio Cabella). J’avance dans cette aventure et tombe soudain sur cette page :

Page 60 du numéro

Il s’agit assez évidemment d’une annotation de rédacteur indiquant un oubli dans la traduction, chose assez courante quand on gère l’édition d’un journal. Le voir imprimé l’est un peu moins. Si cette erreur, qui reste sans gravité, se repère, je m’amuse de sa curieuse place. Alors que Dingo regarde l’immensité du ciel, il discute avec Mickey qui le trouve poète. La dénégation de Dingo résonne étonnamment juste avec la réponse « Manque traduction », comme si la poésie lui était définitivement cryptique, incompréhensible, dans une langue étrangère. Il manque à Dingo la langue poétique nous dit Mickey Parade Géant, en donnant un bel exemple d’une erreur créant du sens. On imagine que le secrétaire de rédaction s’est fait tancer pour ça, j’aimerais pour ma part saluer cette personne qui, par cette bourde qui n’a au fond fait de mal à personne, a multiplié le potentiel poétique de la page.

PS : Montrant cette page à mon ami Jean-Paul Jennequin, traducteur régulier de récits Disney, et notamment dans ce numéro, il m’indique ne pas l’avoir traduit. Je le savais, le traducteur crédité est Laurent Laget, mais je retiens une chose fascinante : il a aussitôt reconnu ne pas être le traducteur, car lui ne laisse pas les « Yuk yuk » mais les transcrit autrement. S’en est suivi une discussion sur la non-harmonisation de la traduction certaines onomatopées Disneyien, autre chose à explorer, si le cœur vous en dit !